Vanitas et Vanessa . A propos de "Nature morte avec insectes" (1594) d'Oxford par Joris Hoefnagel, et du nom de genre Vanessa Fabricius, 1807.
Voir aussi les autres articles consacrés à Hoefnagel:
- Hoefnagel et les entomologistes du XVIIIe siècle
- Inventaire des papillons (Lepidoptera) figurant dans Animalia rationalia et insecta (Ignis) de Joris Hoefnagel, 1575-1582.
Traduction et origines des inscriptions dans Ignis (1775-1785) de Joris Hoefnagel (II).
Inscriptions et insectes dans l'Ignis de Hoefnagel (III) : discussion et décomptes.
Diane et Actéon de Joris et Jacob Hoefnagel au Louvre et les Epigrammata deThéodore de Bèze.
Le théâtre de la nature de Joris Hoefnagel, et le Musée de l'innocence d'Orhan Pamuk.
La planche "Ater, Insectes et dieu du vent" de Joris Hoefnagel (Metropolitan Museum, New-York).
Joris Hoefnagel offre à sa mère pour ses 70 ans l'une des premières Natures mortes connues.
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I. Description.
Titre : "Nature morte avec insectes". Miniature en rectangle vertical de 161 x 120 mm peinte à l'aquarelle sur vélin par Joris Hoefnagel en 1594 et conservée à l'Ashmolean Museum of Art and Archeology d'Oxford (Angleterre).
Inscription :
L'artiste a placée en guise de signature au centre sur le vase un monogramme IG dans lequel le "I" est en réalité un clou placé verticalement au centre de la lettre G. Il s'agit d'un rébus analogue aux "armes parlantes" utilisées en héraldique et par lesquelles le titulaire donne à entendre son nom. Le clou se disant "nagel" en néerlandais, Hoefnagel, dont le nom provient sans-doute du surnom donné à un maréchal-ferrand Huf-nagel, "sabot-clou", a fait de l'image du clou son emblème. Le monogramme se lit donc G[eorgius] [Hof]nagel. De chaque coté, les chiffres 15 et 94 indiquent la date, 1594.
Chose exceptionnelle chez Hoefnagel, la scène peinte ne s'accompagne ici d'aucun titre, d'aucune citation biblique ou poétique : en un mot, elle échappe aux règles des Emblèmes. Elle se suffit à elle-même au lieu d'être l'illustration d'un argument littéraire. Serait-ce la première Nature morte ?
Considérée rapidement, on y voit un vase, des fleurs et des insectes. Mais en regardant plus attentivement, on constate que ce "vase" est bien étrange. D'une part, il est dépourvu de pied, et se tient en équilibre sur une grosse perle. A moins qu'il ne soit fixé au faux cadre en trompe-l'œil, qui se résume ici à quatre baguettes de bois ou de cuivre ? Et puis, nous ne comprenons pas comment se dispose son col, car celui-ci est masqué par un papillon aux ailes largement étalées. Or, les anses, volutes contournées de manière extravagante et guère fonctionnelle, ne viennent pas poser leur extrémité supérieure sur une partie du vase, mais sur les ailes du papillon. D'ailleurs, la pose de cet insecte n'est pas celle qu'il adopte dans la nature, lorsqu'il capte le soleil sur une fleur ; mais elle évoque plutôt un spécimen de collection, épinglé à cet endroit insolite en dessous des tiges des fleurs.
La comparaison avec une autre œuvre assez similaire au musée de Sibiu en Roumanie permet de découvrir le vase non masqué et de comprendre que ces anses sont, d'avantage, des poignées dont l'extrémité est libre. De même, le pied est maintenu par un support servant de cartouche avec inscription. Cette autre miniature est datée de 1597.
http://www.codart.nl/images/Publications/Brukenthal/0566JorisHoefnagel.jpg
L'une des façons de résoudre les étrangetés de construction de la miniature d'Oxford est de supposer qu'elle a été découpée, puis qu'un cadre a été dessiné secondairement. J'ignore si cela a été envisagé par les experts.
Étrange aussi est cet hanneton, à l'évidence mort, sur le dos, comme une momie égyptienne.
Curieux encore est l'attrait d'une Demoiselle et d'un Lycène pour les anses du vase, alors que les fleurs les indifférent.
Alertés par le monogramme parlant de l'artiste, par ces bizarreries, par les formes calligraphiques des 3 décors de lapis lazuli du vase et des 2 anses, nous pouvons, surtout en connaissant l'artiste qui se définit comme inventor hieroglyphicus, chercher à déchiffrer quelque sens secret.
Dressons d'abord l'inventaire botanique.
Au centre, une tulipe jaune. A droite et à gauche, deux roses en bouton (Rosa gallica), de couleur rose. Au dessus d'elles, deux ancolies, blanches ou décolorées par le temps. Et puis, sur le sol supposé, dont les ombres indiquent l'existence, une fleur coupée, sèche, celle d'un œillet.
Poursuivons avec l'inventaire entomologique des cinq insectes. Bien qu'à cette époque aucun n'ait reçu de nom, nous pouvons aujourd'hui les identifier. Le papillon du centre est la Vanesse du Chardon ou Belle-Dame Vanessa cardui. Le second papillon est sans-doute un Papilionidé, le Semi-Apollon, Parnassius mnemosyne. (Ou à défaut Aporia crataegi, le Gazé). La chenille qui ressemble le plus à celle qui trace une diagonale le long d'une tige est celle de la Cucullie du Bouillon-Blanc, Shargacucullia verbasci. Le hanneton doit être du type commun, Melolontha melolontha. Enfin la libellule posée à droite est vraisemblablement un Calopteryx femelle (C. virgo ou C. splendens).
On comparera avec intérêt cette miniature avec cette aquarelle plus tardive de Jacob Hoefnagel, qui appartient actuellement à la Fondation P & N de Boer à Amsterdam, mais qui fut exposée en 2104 à Paris dans l'exposition Entre Goltzius et Van Gogh, à la Fondation Custodia.
Jacob Hoefnagel, Vase de fleurs entouré de fruits et d’insectes, 1629. Aquarelle sur vélin, 145 x 191 mm © Fondation P. et N. de Boer, Amsterdam
https://rkd.nl/nl/explore/images/record?query=hoefnagel+de+boer&start=0
https://alaintruong2014.files.wordpress.com/2014/12/2149.jpg.
On y distingue 15 insectes, dont Vanessa atalanta, le "Vulcain", une chenille épineuse, une coccinelle à deux points, une libellule — corps de Libellulidae, mais yeux et pterostigmas rouges —, une sauterelle femelle, un Grand Bombyle Bombylis major, un Térébrant Gasteruption assectator, une Mouche à damiers Sarcophaga carnaria, deux fourmis transportant le couvain.
Parmi les fleurs, la Rose Rosa gallica, la Nigelle Nigella damascena, le Crocus, le Narcisse , l'oeillet , l'Ancolie , le Romarin, la Fritillaire, la Violette , une Giroflée (rose) , une pomme coupée, une fraise des bois, deux cerises, une demi noix.
La console qui donne appui au vase ne sert pas, comme dans toutes les miniatures de Joris, de cartouche pour une inscription sentencieuse ou poétique. Comme dans la miniature précédente, cette absence d'inscription en fait une Nature morte. Morte car silencieuse.
Jacob Hoefnagel, Vase de fleurs entouré de fruits et d’insectes, 1629. Aquarelle, 145 x 191 mm © Fondation P. et N. de Boer, Amsterdam
Vanitas et Vanessa.
Ces Natures mortes sont, au même titre que celles qui les suivront, et comme aussi une grande partie des peintures emblématiques précédentes de Hoefnagel, des illustrations de la vanité foncière de l'existence, dont témoignent la fanaison rapide des fleurs, le déperissement des fruits, la taille insignifiante des insectes et la briéveté de toutes les formes de vie, contrastant vivement avec la fraîcheur et la beauté de l'expression vitale en sa plénitude.
Or, il est singulier de constater qu'au centre de l'une des premières Natures mortes se trouve, ailes étendues, comme épinglée par la mort, un papillon qui porte en France depuis 1762 le nom de "Belle-Dame" et en Angleterre depuis 1699 celui de "Painted-Lady" ("femme fardée").
En effet, ces noms traduisent un nom latin, Bella dona, "Belle dame", par allusion à la beauté presque surfaite des ailes mêlant au noir et au blanc des dégradés d'orange, de chamois et de beige. Petiver, qui le mentionne en 1699, signale qu'il est connu sous ce nom ("bella donna dicta" mais ne dit pas depuis quand. En outre, ce nom évoque la plante Atropa belladonna L. 1753, dont le nom belladona a été pour la première fois attesté, sous la forme Herba bella donna ou Herbe des belles dames, dans les publications des botanistes Matthioli (1566) et Clusius (1602). Carolus Clusius, ou Charles de l'Escluse qui avait appartenu à la cour impériale à Vienne avant de s'installer en 1587 à Leyde et y fonder le Jardin botanique, est un ami de Hoefnagel. Il est possible que Hoefnagel ait connu le nom botanique bella donna. Il est par contre peu vraisemblable (ou non attesté) que le papillon soit déjà désigné par ce nom à son époque.
Ce n'est donc qu'a posteriori, pour la jouissance intellectuelle du spectateur actuel, que ce nom vernaculaire de ce papillon vient entrer en profonde résonnance avec le sens tacite de la peinture de Joris Hoefnagel.
Mais il y a plus. Le nom scientifique de la "Belle-Dame" est Vanessa cardui, ou Vanesse des chardons. Le Vulcain qui est figuré dans le Vase de fleurs entouré d'insectes de la collection de Boer se nomme Vanessa atalanta, Ces deux papillons appartiennent donc au genre Vanesse, un genre aux ailes fortement colorées de teintes noir, orange ou rouge, et qui, pendant la période médiévale, a servi de support d'un symbolisme négatif évoquant le Mal, les puissances diaboliques et l'Enfer notamment dans le Jugement Dernier de Hans Memling et dans le jardin des délices de Jérome Bosch.
http://www.lavieb-aile.com/article-les-papillons-dans-un-tableau-de-hans-memling-125258718.html
Dans l'oeuvre de Hoefnagel, ce symbolisme péjoratif disparaît. Les ailes puissament colorées des Vanesses entrent en écho avec les pétales des fleurs, cette exubérance de la Nature incitant le spectateur à réfléchir au caractère périssable, vulnérable et éphémère de ces fastes, comme un miroir tendu à sa propre existence et à son attrait pour les richesses ou la beauté.
En un mot, ces Vanesses sont, à elles-seules, des Vanités au même titre qu'une Rose.
Or, le genre Vanessa, créé en 1807 par Fabricius, appartient à une série qui sont tous des noms féminins se rapportant Vénus, déesse de la Beauté. Le nom Vanessa est emprunté à Swift, qui, dans son poème Vanessa and Cadenus (1713) avait fusionné le début et la fin du nom de son élève (et maîtresse) Esther Vanhomright. Ce poème oppose la vanité des relations courtoises des femmes et hommes de son temps (Vénus) et la passion pour les jeux intellectuels (Pallas) qui réunissait Swift et Esther. Dans le nom Vanessa est dissimulé à la fois Venus et Vanish, selon des techniques de manipulation et distorsion du langage qui sont au cœur de la création littéraire swiftienne.
Donc, là encore, comme pour le nom Belle-Dame, le nom Vanessa est en relation étroite avec Vanitas, mais cette relation ne devient évidente qu'après-coup, dans une lecture contemporaine.
Rien n'interdit au zoonymiste de penser que ce sont précisément les miniatures emblématiques, puis les Allégories et enfin les Natures mortes de Joris Hoefnagel qui ont favorisé la dénomination de certaines espèces de lépidoptères sous l'égide de la Vanité et de la Beauté périssable.
Et rien n'interdit non plus au rêveur borgésien d'imaginer que Hoefnagel avait inscrit déjà ces noms dans son œuvre, comme dans ces images où le visage du chasseur est caché dans le feuillage d'un arbre.
J'ajouterais que Linné, créateur du nom papilio cardui et papilio atalanta, tout autant que Geoffroy, créateur du nom "Belle-Dame", connaissaient les représentations par Hoefnagel des papillons en question, et qu'il les citent en référence de leurs descriptions originales.
Le grant herbier Paris 1504
John Gerard The herball 1597
Pietro Andrea Mattioli Pietro Andrea Mattioli