Pan, pan, pan, pan : ce que contient le précieux petit pan de mur jaune de Proust.
Voir aussi :
Pan ! J'appris très tôt la signification de l'onomatopée, lorsque Maman, face à une belle balourdise que je venais de proférer, percutait sa tempe de son index droit en s'exclamant "Pan !" tout en me regardant d'un air goguenard. Comme elle réussissait parfaitement cette petite figure de pantomime, elle en tirait une jubilation gourmande qui devait compenser pour elle la constatation, trop souvent répétée, que ce n'était pas la vérité, mais de copieuses énormités qui sortaient de la bouche de son enfant. Cette semonce m'amusait aussi, et ce ne fut que bien plus tard que me fut réellement révélée l'existence en mon esprit d'un locataire discret mais terrible : ma Bêtise.
Un peu plus tard, les exhortations de Maman, "rentres le pan de ta chemise ! " m'apprirent le second usage du mot, "partie tombante d'un vêtement, pouvant flotter". Une fois de plus, ce n'était guère à mon honneur : cette acceptation du substantif "pan" découle du latin pannus, "morceau d'étoffe, pièce, bande", mais Maman, qui savait son Gaffiot, et connaissait le diminutif pannulus "haillon, guenille", veillait à ce que je n'ai pas l'allure d'un gueux. J'étais mal fringué."Tu es fagoté comme l'As de Pique ! ". Ou la honte lorsqu'elle lançait son "Vive l'Empereur ! " devant un bouton de braguette en buissonnière.
Le sens proustien du mot "pan", "partie d'une construction verticale (un mur)" n'est que second par rapport à son origine vestimentaire, mais est attesté dès 1150 dans le Roman de Thèbes.
Chacun connaît sans-doute le célèbre "petit pan de mur jaune" de Proust, dans le récit de la mort de l'écrivain Bergotte de la Recherche (A la recherche du temps perdu, tome 5 "La Prisonnière"). Je me propose d'en établir la généalogie en étudiant les occurrences du mot "pan" (en excluant Pan, le nom du dieu) dans le texte. J'ai utilisé le site dont voici le lien : http://alarecherchedutempsperdu.com/search/node/pan
Le mot est utilisé précocement, et à de nombreuses reprises (13 fois ??) dans six paragraphes. Je place en italique les éléments du texte que j'intègre dans ma réflexion. Mes commentaires précèdent la citation, placée en retrait.
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I. Le "pan de château" de Geneviève de Brabant et la lanterne magique : §002 "À Combray, tous les jours dès la fin de l'après-midi". Du coté de chez Swann.
— pan de château= lumière = lanterne magique repoussant l'obscurité vespérale. le "supplice du coucher". Les "coulisses" de la lanterne, le "changement d'éclairage" = théâtre /décor.
— pan de château = château et landes jaunes = couleur mordorée de Geneviève de Brabant (= Guermantes = Maman)
— pan de château = drame de Golo menaçant Geneviève de Brabant et son enfant.
Ce pan de château est directement lié au drame du coucher dont il précède le récit. Par la lanterne magique, il troue l'obscurité des murs. La couleur jaune lui est déjà attribuée, associée à une sorte de mère mythique, Geneviève de Brabant. Le mot "pan" est associé à la fiction, à la théâtralisation de l'univers quotidien et à son décor animé par la succession du jour et de la nuit, du soleil et de l'obscurité. Proust enchâsse à l'intérieur du mot "pan" ce drame, mais aussi celui, projeté sur le mur, de Geneviève de Brabant menacée par l'intendant Golo et accusée d'adultère (comme Joseph le fut par Putiphar la femme du pharaon). Geneviève étant enceinte, c'est sur le couple mère-enfant (mère-fils) que pèse la menace de mort :
"Geneviève, fille du duc de Brabant, était l’épouse du palatin Siffroi. Marié depuis quelque temps, mais n’ayant pas encore d’enfants, le palatin dut la quitter pour rejoindre Charles Martel et son armée. Geneviève, enceinte le jour du départ de son mari mais sans qu’elle le sût encore, fut confiée à l’intendant Golo. Celui-ci n’étant pas parvenu à la séduire, il la dénonça en affirmant qu’elle venait de donner le jour au fruit d’un adultère. Par courrier, Siffroi ordonna à Golo de faire noyer la mère et l'enfant.
L’intendant livra les deux victimes à des domestiques, qui, parvenus dans une forêt voisine, furent émus et attendris. Ils résolurent de leur laisser la vie et de les abandonner dans ce lieu sauvage. Pendant plusieurs années, Geneviève et son enfant survécurent dans la forêt grâce au lait d’une biche qui s’attacha à eux. Un jour, lors d’une chasse, Siffroi parvint jusqu’à la grotte où vivait Geneviève.
Devant le caractère miraculeux de cette rencontre, il comprit la vérité et fit exécuter son intendant Golo. À l’emplacement où elle fut retrouvée, et en remerciement pour sa protection, Geneviève de Brabant fit ériger une chapelle en l’honneur de la Vierge." (Wikipédia)
Le texte de Proust :
"À Combray, tous les jours dès la fin de l'après-midi, longtemps avant le moment où il faudrait me mettre au lit et rester, sans dormir, loin de ma mère et de ma grand'mère, ma chambre à coucher redevenait le point fixe et douloureux de mes préoccupations. On avait bien inventé, pour me distraire les soirs où on me trouvait l'air trop malheureux, de me donner une lanterne magique, dont, en attendant l'heure du dîner, on coiffait ma lampe ; et, à l'instar des premiers architectes et maîtres verriers de l'âge gothique, elle substituait à l'opacité des murs d'impalpables irisations, de surnaturelles apparitions multicolores, où des légendes étaient dépeintes comme dans un vitrail vacillant et momentané. Mais ma tristesse n'en était qu'accrue, parce que rien que le changement d'éclairage détruisait l'habitude que j'avais de ma chambre et grâce à quoi, sauf le supplice du coucher, elle m'était devenue supportable. Maintenant je ne la reconnaissais plus et j'y étais inquiet, comme dans une chambre d'hôtel ou de « chalet », où je fusse arrivé pour la première fois en descendant de chemin de fer.
Au pas saccadé de son cheval, Golo, plein d'un affreux dessein, sortait de la petite forêt triangulaire qui veloutait d'un vert sombre la pente d'une colline, et s'avançait en tressautant vers le château de la pauvre Geneviève de Brabant. Ce château était coupé selon une ligne courbe qui n'était guère que la limite d'un des ovales de verre ménagés dans le châssis qu'on glissait entre les coulisses de la lanterne. Ce n'était qu'un pan de château, et il avait devant lui une lande où rêvait Geneviève qui portait une ceinture bleue. Le château et la lande étaient jaunes, et je n'avais pas attendu de les voir pour connaître leur couleur, car, avant les verres du châssis, la sonorité mordorée du nom de Brabant me l'avait montrée avec évidence. [...]
. Et dès qu'on sonnait le dîner, j'avais hâte de courir à la salle à manger, où la grosse lampe de la suspension, ignorante de Golo et de Barbe-Bleue, et qui connaissait mes parents et le bœuf à la casserole, donnait sa lumière de tous les soirs, et de tomber dans les bras de maman que les malheurs de Geneviève de Brabant me rendaient plus chère, tandis que les crimes de Golo me faisaient examiner ma propre conscience avec plus de scrupules."
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II. Le "pan lumineux", pyramide tronquée, icone du drame du coucher à Combray. § 009 : "C'est ainsi que, pendant longtemps"
— Le pan lumineux = lumière découpé dans l'obscurité = pan tronqué = Combray = la scène du coucher = icone.
—Le théâtre : "projection électrique" ; "décor strictement nécessaire" ; "vieilles pièces pour les représentations en province ".
— "toujours vu à la même heure" : le "pan", élément spatial, a été associé dans le texte I à "la fin de l'après-midi". L'élément temporel va fusionner avec l'élément spatial et le "pan" va désormais porter définitivement une heure précise : sept heures, le temps du coucher. "comme si Combray n'avait consisté qu'en deux étages reliés par un mince escalier et comme s'il n'y avait jamais été que sept heures du soir. "
— Le coucher :
C'est le passage fondamental où le mot "pan" rentre dans le vocabulaire proustien en devenant une icone de la réminiscence du drame du coucher à Combray. Comme au théâtre, le narrateur revoit dans ses nuits d'insomnie se découper, comme par les projecteurs, le pan lumineux : c'est une pyramide irrégulière (allusion égyptienne) formée par une base large (le petit salon, la salle à manger) qui est celle des parents ou des adultes, puis par le vestibule qui fait un sas, puis l'escalier très étroit de la marche au supplice. Le pan pyramidal culmine en un pyramidon où se logent la chambre à coucher du jeune Marcel, et "le petit couloir vitré pour l'entrée de maman". Ce pan devient le hiéroglyphe de Combray, un fût en barre verticale (l'escalier) reliant deux traverses (les deux étages) tel un I en lettre romaine. Si l'escalier est comparé à une pyramide à degré, alliance de la construction funéraire et du temple solaire, c'est qu'en son sommet se consomme un drame sacrificiel. Dans le domaine biblique, c'est une échelle de Jacob inversée, où les cieux sont en bas et le dormeur en haut, mais où les anges ne montent ni ne descendent. C'est surtout la mise en scène du sacrifice d'Isaac, où le fils doit s'allonger sur le bûcher pour être sacrifié par le père, et où la délivrance rédemptrice est assurée par l'intervention de la mère faisant son entrée par le couloir vitré. Le passage rituel du jour à la nuit rejoue un rituel de la mise à mort et de la renaissance, ou celui de l'ouverture de la bouche dans le Livre des morts de l'Égypte pharaonienne lors du baiser maternel.
— Le drame du coucher est ici nommé "drame de mon déshabillage", ce qui, si on y réfléchit, n'est pas évident. Certes, l'heure du coucher est celui où l'enfant se met en chemise de nuit ou en pyjama. Mais le terme "déshabillage" évoque plutôt une mise à nu qu'un changement de tenue. Comme si l'enfant ne se déshabillait pas, mais qu'il était déshabillé. Cette mise à nu évoque alors à son tour la préparation d'un sacrifice, d'un supplice, ou d'une mise en bière. Ceci est d'autant plus intéressant que nous allons bientôt retrouver ce terme, appliqué à une momie.
— La reprise du "pan" précédent. Le "pan de château" persiste à travers le "pan lumineux" et est incorporé par lui, puisque ce dernier est aussi généré par la lumière dans la nuit ; puisqu'il est lui aussi un élément de décor, dans un drame qui n'est plus celui de Golo, mais de Swann accaparant la mère du narrateur.
"C'est ainsi que, pendant longtemps, quand, réveillé la nuit, je me ressouvenais de Combray, je n'en revis jamais que cette sorte de pan lumineux, découpé au milieu d'indistinctes ténèbres, pareil à ceux que l'embrasement d'un feu de bengale ou quelque projection électrique éclairent et sectionnent dans un édifice dont les autres parties restent plongées dans la nuit : à la base assez large, le petit salon, la salle à manger, l'amorce de l'allée obscure par où arriverait M. Swann, l'auteur inconscient de mes tristesses, le vestibule où je m'acheminais vers la première marche de l'escalier, si cruel à monter, qui constituait à lui seul le tronc fort étroit de cette pyramide irrégulière ; et, au faîte, ma chambre à coucher avec le petit couloir à porte vitrée pour l'entrée de maman ; en un mot, toujours vu à la même heure, isolé de tout ce qu'il pouvait y avoir autour, se détachant seul sur l'obscurité, le décor strictement nécessaire (comme celui qu'on voit indiqué en tête des vieilles pièces pour les représentations en province) au drame de mon déshabillage ; comme si Combray n'avait consisté qu'en deux étages reliés par un mince escalier et comme s'il n'y avait jamais été que sept heures du soir. À vrai dire, j'aurais pu répondre à qui m'eût interrogé que Combray comprenait encore autre chose et existait à d'autres heures. Mais comme ce que je m'en serais rappelé m'eût été fourni seulement par la mémoire volontaire, la mémoire de l'intelligence, et comme les renseignements qu'elle donne sur le passé ne conservent rien de lui, je n'aurais jamais eu envie de songer à ce reste de Combray. Tout cela était en réalité mort pour moi.
Mort à jamais ? C'était possible."
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III. Le "pan tronqué" de l'épisode de la petite madeleine.
— hiver ; froid : version hivernale du "pan".
— pan tronqué = réminiscence de la maison des parents à Combray = décor de théâtre pour un drame.
Proust donne une définition précise du "pan", tout en reprenant par l'adjectif "tronqué" (CNRTL: "retrancher une partie importante de l'extrémité") la comparaison avec une pyramide amputée de sa pointe. Le pan représente le " petit pavillon, donnant sur le jardin, qu'on avait construit pour mes parents sur ses derrières". Autrement dit, ses deux étages et son escalier central. On voit combien l'auteur est fidèle au contenu qu'il a attribué à ses mots, et combien le mot "pan" ne désigne pas, au grè du texte, des objets différents. Au contraire, le mot acquiert de la densité en se répétant pour signifier la même chose, le décor du drame originel de l'angoisse mortelle du coucher.
" Il y avait déjà bien des années que, de Combray, tout ce qui n'était pas le théâtre et la drame de mon coucher n'existait plus pour moi, quand un jour d'hiver, comme je rentrais à la maison, ma mère, voyant que j'avais froid, me proposa de me faire prendre, contre mon habitude, un peu de thé. [...] Et dès que j'eus reconnu le goût du morceau de madeleine trempé dans le tilleul que me donnait ma tante (quoique je ne susse pas encore et dusse remettre à bien plus tard de découvrir pourquoi ce souvenir me rendait si heureux), aussitôt la vieille maison grise sur la rue, ou était sa chambre, vint comme un décor de théâtre s'appliquer au petit pavillon, donnant sur le jardin, qu'on avait construit pour mes parents sur ses derrières (ce pan tronqué que seul j'avais revu jusque-là) ; et avec la maison, la ville, depuis le matin jusqu'au soir et par tous les temps, la place où on m'envoyait avant déjeuner, les rues où j'allais faire des courses, les chemins qu'on prenait si le temps était beau."
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IV. "tout un pan verni et cloisonné de fruits écarlates" . § 115 : Bien plus, les goûters eux-mêmes que Gilberte offrait à ses amies
Est-ce un pas de coté dans ma démonstration ? Car rien ici ne semble rappeler ou s'accorder aux autres occurrences du mot "pan". Certes le pan est encore, sinon jaune, du moins lumineux puisqu'il est verni ; les fruits écarlates sont radieux. Dans la complicité établie entre la jeune Gilberte et le narrateur, le palais oriental (rappelant celui de Geneviève de Brabant, sous la domination de Golo) est détruit, découronné.
— Darius Ier : empereur perse, roi bâtisseur qui éleva des fortifications à Suse puis créa la capitale de Persépolis sur une immense terrasse fortifiée. Lorsque Darius le Grand succède à Cyrus, il choisit la ville de Suse pour y instaurer la capitale administrative de son empire unifié. Il entreprend l'édification d'un complexe palatial sur les trois terrasses naturelles qui dominent la ville au nord. Il y construit son palais royal de tradition mésopotamienne sur lequel s'ouvre une vaste salle d'audiences appelée en perse apadana. Proust a pu voir au Louvre un chapiteau d'une des 36 colonnes de cette apadana. Darius peut être ici considéré comme une figure paternelle puissante et répressive, et la destruction de son palais par ingestion comme une forme infantile de meurtre du père. Quant au l'Apadana de Persépolis , il est accessible par deux escaliers monumentaux en doubles rampes et un palais de 72 colonnes. L'escalier Est, aux crètes ornées de merlons crénelées, porte les bas-reliefs d'une processions de nobles Mèdes et Perses, et des peuples assujetis. Tout cela procède d'un souci "de se faire un nom" (D. Charpin, 2008) et de divinisation royale, et donc de survie après la mort, deux projets qui ne sont pas étrangers au thème que développe pas à pas (pan à pan) notre mot-clef.
Darius est cité quatre fois dans la Recherche, dont trois fois à propos de son palais. La premier exemple décrit le visage de Nissim Bernard :
"un visage qui semblait rapporté du palais de Darius et reconstitué par Mme Dieulafoy, si, choisi par quelque amateur désireux de donner un couronnement oriental à cette figure de Suse, ce prénom de Nissim n'avait fait planer au-dessus d'elle les ailes de quelque taureau androcéphale de Khorsabad ".
Jane Dieulafoy était l'épouse de l'archéologue Marcel Dieulafoy ; elle était connue pour son goût pour les vêtements masculins. Archéologue elle-même, peintre et dessinatrice, elle a participé avec son mari à une exploration de la Perse en 1881-1882. Ils explorent Suse, mais aussi Persépolis dont ils ramènent pour la première fois des documents photographiques. Ils réalisent également des reconstructions et rapportent de nombreuses pièces archéologiques. Elle a raconté cette aventure dans La Perse, la Chaldée, la Susiane, Paris, Hachette, 1887. Le chapiteau de l'apadana de Suse visible au Louvre provient de la mission Dieulafoy, 1885-1886. Khorsabad est le siège du palais du roi assyrien Sargon II , et Proust a pu voir son taureau androcéphale au Louvre. A la mort de Sargon, la capitale fut délaissée au profit de Ninive. J'en conclu (comme Jacques Nathan, Citations références et allusions de Proust, 1953, p. 72 ) que Proust rapproche Darius et Sargon, associe Suse avec Khorsabad, et, par contagion, avec Ninive.
Voir une gravure de Jane Dieulafoy, Porte du palais de Suse dans Gallica :
http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k62128841/f415.item.r=darius.zoom
Le second exemple concerne Bloch, figure du Juif dans la Recherche:
toute pareille à celle des scribes assyriens peints en costume de cérémonie à la frise d'un monument de Suse qui défend les portes du palais de Darius.
J'ajoute que, quoique Proust cite Suse et non Persépolis, ce dernier site était considéré alors comme n'étant occupé que lors des cérémonies annuelles et rituelles du Nouvel an perse, à l'équinoxe de printemps :
Persépolis n’avait qu’une occupation annuelle et rituelle dédiée à la réception par le roi des tributs offerts par les nations assujetties de l’empire à l’occasion des cérémonies du nouvel an perse a longtemps prévalu. Je relie cette notion à celle des fêtes de confirmation du nouvel an pour le pharaon (cf. infra).
On sait aussi que Darius Ier affirmait tenir son pouvoir du dieu Ahura Mazda ; sur le cachet royal, le dieu apparaît en costume perse dans un globe ailé, symbolisant le ciel ou le soleil. Le même motif, qui porte le nom de Faravahar, est sculpté sur les frontons du palais à Persépolis. On retrouve ici le "pan lumineux", le globe solaire, la solarisation et divinisation du roi, qui lui confère l'éternité.
— ninitive : serait une coquille pour "ninivite", correcte dans l'édition de 1919. Cet adjectif signifie "relatif à Ninive", l'ancienne ville du nord de la Mésopotamie célèbre dans la Bible après que Jonas soit parvenu à la convertir. On ne lui connaît aucune spécialité gastronomique, aucune pâtisserie, et les termes "pâtisseries ninivite" évoquent en premier lieu les ziggourats, tour à étage, édifice religieux à degrés constitués de plusieurs terrasses supportant probablement un temple à son sommet". Ce qui nous ramène aux pyramides tronquées, aux escaliers menant à un temple, .
"Et elle nous faisait entrer dans la salle à manger, sombre comme l'intérieur d'un Temple asiatique peint par Rembrandt, et où un gâteau architectural, aussi débonnaire et familier qu'il était imposant, semblait trôner là à tout hasard comme un jour quelconque, pour le cas où il aurait pris fantaisie à Gilberte de le découronner de ses créneaux en chocolat et d'abattre ses remparts aux pentes fauves et raides, cuites au four comme les bastions du palais de Darius. Bien mieux, pour procéder à la destruction de la pâtisserie ninitive, Gilberte ne consultait pas seulement sa faim ; elle s'informait encore de la mienne, tandis qu'elle extrayait pour moi du monument écroulé tout un pan verni et cloisonné de fruits écarlates, dans le goût oriental. "
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V. "Le pan de soleil plié à l'angle du mur extérieur", §182 : Puis les concerts finirent, le mauvais temps arriva, mes amies quittèrent Balbec...
—Pan = soleil sur l'angle d'un mur. Version estivale du "pan" .
—Lutte entre soleil et obscurité, ombre et couleur (écarlate, cf. supra).
— Zénith = midi = éclatant et fixe = immuable = morne , émail inerte et factice = mort. La figure du "pan" est transformée en une constellation quasi zodiacale dans le monde supralunaire, éternel comme un astre mort.
— déshabillage d'une momie, le jour d'été.
Comme la petite phrase de Vinteuil, qui se déploie dans la Recherche de la blanche sonate au rougeoyant septuor, le "pan" se modifie et enrichit son thème : le "pan lumineux" du souvenir iconique des pièces intérieures de la maison de Combray occupe désormais l'angle d'un mur extérieur. Semblable au soleil d'été à son zénith, l'écrasant souvenir-ostensoir est un temps figé et immuable. Surtout, ce "pan de soleil plié" s'enrichit, sur le thème du déshabillage précédent le coucher, et sur celui du tombeau égyptien, de cette inoubliable phrase : "Et tandis que Françoise ôtait les épingles des impostes, détachait les étoffes, tirait les rideaux, le jour d'été qu'elle découvrait semblait aussi mort, aussi immémorial qu'une somptueuse et millénaire momie que notre vieille servante n'eût fait que précautionneusement désemmailloter de tous ses linges, avant de la faire apparaître, embaumée dans sa robe d'or". Bien que le sujet de la description soit "le jour d'été", un glissement s'opère entre la momie désemmaillotée, et l'enfant qu'on déshabillait avant de le mettre au lit / de le mettre à mort. L'enfant sacrifié, en son temple où mène l'escalier, est élevé à la dignité d'un dieu.
Cette momie solaire m'évoque (par simple réminiscence dépourvue de fondement logique) la cérémonie de confirmation annuelle du pharaon, où, la fin de l'année égyptienne étant une période de danger et de rupture, des rites de régénération doivent y remédier : Le pharaon subit un long cérémonial de renaissance où le pouvoir monarchique est confirmé par l'assimilation de la personne royale à Rê le dieu solaire d'Héliopolis et à Horus, fils d'Osiris. . Après l'incorporation de la « fonction » dans le corps du roi par ingestion, l'année passée est symboliquement enterrée sous la forme d'une galette enrobée dans du limon de l'année nouvelle.Enfin, le roi est couché sur un lit d'apparat durant un sommeil simulé qui évoque la mort. Le matin du jour de l'an, Pharaon se réveille, jeune et renouvelé. (d'après Wikipédia)
" Il avait fallu quitter Balbec en effet, le froid et l'humidité étant devenus trop pénétrants pour rester plus longtemps dans cet hôtel dépourvu de cheminées et de calorifère. J'oubliai d'ailleurs presque immédiatement ces dernières semaines. Ce que je revis presque invariablement quand je pensai à Balbec, ce furent les moments où chaque matin, pendant la belle saison, comme je devais l'après-midi sortir avec Albertine et ses amies, ma grand'mère sur l'ordre du médecin me forçait à rester couché dans l'obscurité. Le directeur donnait des ordres pour qu'on ne fît pas de bruit à mon étage et veillait lui-même à ce qu'ils fussent obéis. À cause de la trop grande lumière, je gardais fermés le plus longtemps possible les grands rideaux violets qui m'avaient témoigné tant d'hostilité le premier soir. Mais comme malgré les épingles avec lesquelles, pour que le jour ne passât pas, Françoise les attachait chaque soir, et qu'elle seule savait défaire, comme malgré les couvertures, le dessus de table en cretonne rouge, les étoffes prises ici ou là qu'elle y ajustait, elle n'arrivait pas à les faire joindre exactement, l'obscurité n'était pas complète et ils laissaient se répandre sur le tapis comme un écarlate effeuillement d'anémones, parmi lesquelles je ne pouvais m'empêcher de venir un instant poser mes pieds nus. Et sur le mur qui faisait face à la fenêtre, et qui se trouvait partiellement éclairé, un cylindre d'or que rien ne soutenait était verticalement posé et se déplaçait lentement comme la colonne lumineuse qui précédait les Hébreux dans le désert. Je me recouchais ; obligé de goûter, sans bouger, par l'imagination seulement, et tous à la fois, les plaisirs du jeu, du bain, de la marche, que la matinée conseillait, la joie faisait battre bruyamment mon cœur comme une machine en pleine action, mais immobile, et qui ne peut que décharger sa vitesse sur place en tournant sur elle-même.
Je savais que mes amies étaient sur la digue mais je ne les voyais pas, tandis qu'elles passaient devant les chaînons inégaux de la mer, tout au fond de laquelle et perchée au milieu de ses cimes bleuâtres comme une bourgade italienne se distinguait parfois dans une éclaircie la petite ville de Rivebelle, minutieusement détaillée par le soleil. Je ne voyais pas mes amies, mais (tandis qu'arrivaient jusqu'à mon belvédère l'appel des marchands de journaux, « des journalistes », comme les nommait Françoise, les appels des baigneurs et des enfants qui jouaient, ponctuant à la façon des cris des oiseaux de mer le bruit du flot qui doucement se brisait), je devinais leur présence, j'entendais leur rire enveloppé comme celui des Néréides dans le doux déferlement qui montait jusqu'à mes oreilles. « Nous avons regardé, me disait le soir Albertine, pour voir si vous descendriez. Mais vos volets sont restés fermés, même à l'heure du concert. » À dix heures, en effet, il éclatait sous mes fenêtres. Entre les intervalles des instruments, si la mer était pleine, reprenait, coulé et continu, le glissement de l'eau d'une vague qui semblait envelopper les traits du violon dans ses volutes de cristal et faire jaillir son écume au-dessus des échos intermittents d'une musique sous-marine. Je m'impatientais qu'on ne fût pas encore venu me donner mes affaires pour que je puisse m'habiller. Midi sonnait, enfin arrivait Françoise. Et pendant des mois de suite, dans ce Balbec que j'avais tant désiré parce que je ne l'imaginais que battu par la tempête et perdu dans les brumes, le beau temps avait été si éclatant et si fixe que, quand elle venait ouvrir la fenêtre, j'avais pu, toujours sans être trompé, m'attendre à trouver le même pan de soleil plié à l'angle du mur extérieur, et d'une couleur immuable qui était moins émouvante comme un signe de l'été qu'elle n'était morne comme celle d'un émail inerte et factice. Et tandis que Françoise ôtait les épingles des impostes, détachait les étoffes, tirait les rideaux, le jour d'été qu'elle découvrait semblait aussi mort, aussi immémorial qu'une somptueuse et millénaire momie que notre vieille servante n'eût fait que précautionneusement désemmailloter de tous ses linges, avant de la faire apparaître, embaumée dans sa robe d'or."
VI. "'un pan de mur violemment éclairé " § 244, : Seulement une fois en tête à tête avec les Elstir.
—" l'heure du dîner" : "sept heures", l'heure de la lanterne magique (I), celle du drame du coucher (II) —"les fragments": fragment = pan = partie morcelée d'un tout.
— "la projection" ..."comme les images lumineuses d'une lanterne magique" : le lien est explicite avec la première occurrence du mot "pan" lié à la lanterne magique, avec le théâtre, et avec son éclairage.
— Pan de mur violemment éclairé = mirage de la profondeur = illusion d'optique confondant le mur avec une longue rue claire.
— La sixième occurrence du mot "pan" rappelle les différents thèmes dont il a été chargé par l'auteur, et notamment le premier : "pan" = projection lumineuse de la lanterne magique. Mais cette lanterne va être exploitée comme une métaphore de la création artistique, dans un basculement où le roman n'est plus le récit de souvenirs, mais celui de la naissance d'une compréhension d'une vocation artistique. Or, chacun sait que c'est là le sujet majeur qui sous-tend la Recherche. Il ne s'agit plus de se souvenir, mais, pour l'auteur, et à l'instar d'Elstir, de se transformer en lanterne magique pour projeter sur la feuille blanche une façon particulière de voir.
— Le mot "pan" introduit alors une théorie esthétique basée sur la reproduction de ce que l'artiste voit, et non de ce qu'il sait voir. Ce thème majeur ne peut être exposé ici, mais il importe seulement de montrer que cette théorie est introduite par les différentes amplifications qu'a connu le mot "pan" .
"Seulement une fois en tête à tête avec les Elstir, j'oubliai tout à fait l'heure du dîner ; de nouveau comme à Balbec j'avais devant moi les fragments de ce monde aux couleurs inconnues qui n'était que la projection, la manière de voir particulière à ce grand peintre et que ne traduisaient nullement ses paroles. Les parties du mur couvertes de peintures de lui, toutes homogènes les unes aux autres, étaient comme les images lumineuses d'une lanterne magique laquelle eût été, dans le cas présent, la tête de l'artiste et dont on n'eût pu soupçonner l'étrangeté tant qu'on n'aurait fait que connaître l'homme, c'est-à-dire tant qu'on n'eût fait que voir la lanterne coiffant la lampe, avant qu'aucun verre coloré eût encore été placé. Parmi ces tableaux, quelques-uns de ceux qui semblaient le plus ridicules aux gens du monde m'intéressaient plus que les autres en ce qu'ils recréaient ces illusions d'optique qui nous prouvent que nous n'identifierions pas les objets si nous ne faisions pas intervenir le raisonnement. Que de fois en voiture ne découvrons-nous pas une longue rue claire qui commence à quelques mètres de nous, alors que nous n'avons devant nous qu'un pan de mur violemment éclairé qui nous a donné le mirage de la profondeur. Dès lors n'est-il pas logique, non par artifice de symbolisme mais par retour sincère à la racine même de l'impression, de représenter une chose par cette autre que dans l'éclair d'une illusion première nous avons prise pour elle ? Les surfaces et les volumes sont en réalité indépendants des noms d'objets que notre mémoire leur impose quand nous les avons reconnus. Elstir tâchait d'arracher à ce qu'il venait de sentir ce qu'il savait, son effort avait souvent été de dissoudre cet agrégat de raisonnements que nous appelons vision. "
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VII. Le précieux petit pan de mur jaune. § 360. La prisonnière : la mort de Bergotte.
— "Petit pan de mur" revient huit fois (en sept passages) dont sept fois avec jaune et trois fois avec "précieux". On a noté l'allitération des "p" (précieux petit pan) et des labiales (Jean Milly), complétées par la discrète allitération des "v" : "avec un auvent". On remarque le chiffre sept de ces répétitions incantatoires du paragraphe, le même chiffre que le nombre de textes convoqués ici.: De même que la sonate de Vinteuil pour piano et violon (2 instruments) se répète au fil de l'œuvre en se développant pour s'achever en un septuor (sept instruments), et de même que la "petite phrase" musicale poignante et entêtante est retrouvée, parfois inopinément par le narrateur, ce "pan" prend le statut d'un leitmotiv et achève sa dernière apparition dans la Recherche en sept coups ; pan pan pan pan pan pan pan. Un destin qui frappe à la porte. L'artiste (Bergotte, et à travers lui, le narrateur) va-t-il mourir avec le jour qui s'achève, ou bien va-t-il survivre par son œuvre ? La réponse est donnée par cette très belle image de la nuit funèbre, où, aux vitrines éclairées, ses livres, disposés trois par trois comme autant de pan lumineux, tracent le hiéroglyphe de sa résurrection.
— Ce petit pan de mur jaune avec un auvent est censé se trouver sur la Vue de Delft de Vermeer, mais personne ne s'accorde à son sujet : "La phrase "petit pan de mur jaune avec un auvent" a étonné les critiques. S'agit-il d’une partie du mur de la ville en briques (à droite dans le tableau), ou bien d'une toiture en pente avec lucarne que Proust aurait prise pour un pan de mur ? Si cette dernière hypothèse paraît la plus fiable, Proust a peut-être cependant voulu provoquer son lecteur avec un détail coloré qui, en effet, n'existe pas ou qui semble simplement fondu dans la technique raffinée du peintre hollandais." http://www.lintermede.com/dossier-couleurs-marcel-proust-analyse-recherche.php
— "Mort à jamais ? Qui peut le dire ?" reprend la remarque : "Mort à jamais ? C'était possible" de la fin du texte II, dans ces entrelacements de motifs qui caractérisent la Recherche. Le lien du mot "pan" avec la mort est présente depuis la première occurrence dans la menace de mort que Golo fait peser sur Geneviève de Brabant et l' enfant qu'elle porte, elle est présente aussi dans le texte II où le pan lumineux brille comme un cénotaphe d'or où est cristallisé l'angoisse mortelle de la séparation avec la mère, elle s'inverse dans la réssurrection du souvenir de la petite madeleine, elle persiste lors de l'évocation du palais d'immortalité de Darius et de son appropriation/destruction par dévoration, elle est évidente lorsque le pan de soleil plié est l'épiphanie d'un jour d'été mort, immémorial et exhibé comme une momie divine, elle s'esquive avec Elstir mais revient en force avec la Mort de Bergotte.
— Le texte de Proust est assez énigmatique, voire même incompréhensible, et il semble dissimuler un message à décrypter. D'abord cette histoire d'indigestion de pomme de terre est grotesque. Ensuite ce pan de mur jaune prétendu appartenir à la Vue de Delft conservé au Mauritshuis de la Haye ne s'y trouve pas, et quand bien même on croit le décèler parmi les nombreuses façades de Delft, on est alors devant un détail parfaitement insignifiant. ... qui n'est pas un mur, mais un toit mansardé, et dépourvu d'auvent.
Alors, on cherche encore, et on finit par trouver, à l'extrême droite du tableau, à coté de la Porte de Rotterdam (un pont fortifié en réalité), dans une partie souvent coupée sur les reproductions, un minuscule mur plus blanc que jaune. Sans auvent, mais au dessus d'un pont basculant, à coté de deux barques à harengs en réparation dans un chantier naval.
Les deux taches de couleur incriminés n'ont pas de quoi provoquer, chez un écrivain comme Bergotte visitant l'exposition (l'Exposition Hollandaise du Musée du Jeu de Paume (* ) à Paris en 1921) un malaise identique au Syndrome de Stendhal ! La matière picturale ne semble pas "précieuse" là plus qu'ailleurs, et l'application de couches successives n'y est pas apparente. De même que "les petits personnages en bleu" ne sont pas exclusivement bleus — mais que l'allitération en -p est ainsi rendu possible.
(* ) la Vue de Delft n°104 de Johannes Vermeer (et non Ver Meer) y est accompagnée de deux autres tableaux, n° 105 La Cuisinière, et n°106 Tête de jeune fille. )
Les experts soulignent l'influence de trois articles de Vaudoyer parus dans l'Opinion d'avril et mai 1921, mais cet auteur ne mentionne jamais ce détail du mur jaune. Force est donc de conclure que le petit pan de mur jaune est "une pure fiction littéraire" (Nicolas Valazza).
On est alors amené à chercher la signification, dans le domaine du style littéraire, de la leçon d'écriture qui est révélée à Bergotte : que signifie pour un auteur "passer plusieurs couches de couleurs" ? Comment s'inspirer d'un "petit pan de mur jaune" pour transformer un style trop sec ? Là encore, la réponse n'est pas limpide. Nicolas Valazza a fait le lien (dans une démarche analogue à la mienne) entre le "pan de mur" et les "morceaux" qui caractérisent Bergotte (§ 021). Ces "morceaux" sont les digressions qu'affectionne Proust dans sa lecture de John Ruskin, et qu'il imite dans sa préface de sa traduction de la Bible d'Amiens. Est-ce la bonne clef d'interprétation du "petit pan de mur" ?
— Pour ma part, le parcours que je viens de faire à travers les sept textes dans lesquels le mot "pan" apparaît dans la Recherche me donne la conviction que ces occurences ne sont pas venues au hasard du fil de l'écriture sous la plume de Proust, mais qu'elles ont été construites selon un "patron", au point de bâti, et qu'elles se répondent les unes au autres, avant de culminer dans le récit de la mort de Bergotte, qui préfigure celle de l'auteur lui-même. Puisque ces sept pans de mur composent, par leurs échos, par leurs rythmes, par les réminiscences générées par leur retour dans le texte, par l'enrichissement mutuel de leur thème, un habit chatoyant dont je ne peux saisir un reflet ou une couleur sans en trahir le charme, je ne résumerais pas en une formule ce que j'ai découvert. Mais le paragraphe de Bergotte succède à celui d'Elstir. La compréhension par le narrateur de l'importance, pour sa vocation artistique, de rendre compte strictement de ce qu'il voit, et de faire voir le monde à autrui tel qu'il le voit (c'est la métaphore de l'oculiste) lui permet d'espérer échapper à la mort et à l'oubli par son œuvre, comme Vermeer. S'il se voue à sa vie, il la perd, c'est la vie mondaine de Bergotte qu'il voit sur un coté de la balance ; alors que s'il se voue à son œuvre, il la sauve, c'est le petit pan de mur jaune de Vermeer sur l'autre plateau de la balance.
L'angoisse mortelle du narrateur, celle d'être séparé de maman, et celle de s'abandonner au sommeil et de ne pas se lever le lendemain comme se lève le soleil, cette angoisse a été projetée en pleine lumière dans une image hiéroglyphique de la chambre à coucher de Combray, de l'escalier qui y monte, et du baiser maternel qui sera déposé en viatique : c'est le "pan". Une scène peu glorieuse ? En la révélant à sa manière sur le théâtre littéraire, il la transforme en une pyramide reflétant le soleil fixé en son zénith. Dans les vitrines éclairées, la page blanche une fois couverte d'écriture luit comme un papillon, psyché qui est le symbole de sa résurrection.
Ma réflexion va-telle mourir à jamais ? Qui peut le dire ?.
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"On n'absorbe le produit nouveau, d'une composition toute différente, qu'avec la délicieuse attente de l'inconnu. Le cœur bat comme à un premier rendez-vous. Vers quels genres ignorés de sommeil, de rêves, le nouveau venu va-t-il nous conduire ? Il est maintenant en nous, il a la direction de notre pensée. De quelle façon allons-nous nous endormir ? Et une fois que nous le serons, par quels chemins étranges, sur quelles cimes, dans quels gouffres inexplorés le maître tout-puissant nous conduira-t-il ? Quel groupement nouveau de sensations allons-nous connaître dans ce voyage ? Nous mènera-t-il au malaise ? À la béatitude ? À la mort ? Celle de Bergotte survint la veille de ce jour-là où il s'était ainsi confié à un de ces amis (ami ? ennemi ?) trop puissant. Il mourut dans les circonstances suivantes : Une crise d'urémie assez légère était cause qu'on lui avait prescrit le repos. Mais un critique ayant écrit que dans la Vue de Delft de Ver Meer (prêté par le musée de La Haye pour une exposition hollandaise), tableau qu'il adorait et croyait connaître très bien, un petit pan de mur jaune (qu'il ne se rappelait pas) était si bien peint, qu'il était, si on le regardait seul, comme une précieuse oeuvre d'art chinoise, d'une beauté qui se suffirait à elle-même, Bergotte mangea quelques pommes de terre, sortit et entra à l'exposition. Dès les premières marches qu'il eut à gravir, il fut pris d'étourdissements. Il passa devant plusieurs tableaux et eut l'impression de la sécheresse et de l'inutilité d'un art si factice, et qui ne valait pas les courants d'air et de soleil d'un palazzo de Venise, ou d'une simple maison au bord de la mer. Enfin il fut devant le Ver Meer, qu'il se rappelait plus éclatant, plus différent de tout ce qu'il connaissait, mais où, grâce à l'article du critique, il remarqua pour la première fois des petits personnages en bleu, que le sable était rose, et enfin la précieuse matière du tout petit pan de mur jaune. Ses étourdissements augmentaient ; il attachait son regard, comme un enfant à un papillon jaune qu'il veut saisir, au précieux petit pan de mur. « C'est ainsi que j'aurais dû écrire, disait-il. Mes derniers livres sont trop secs, il aurait fallu passer plusieurs couches de couleur, rendre ma phrase en elle-même précieuse, comme ce petit pan de mur jaune. » Cependant la gravité de ses étourdissements ne lui échappait pas. Dans une céleste balance lui apparaissait, chargeant l'un des plateaux, sa propre vie, tandis que l'autre contenait le petit pan de mur si bien peint en jaune. Il sentait qu'il avait imprudemment donné le premier pour le second. « Je ne voudrais pourtant pas, se disait-il, être pour les journaux du soir le fait divers de cette exposition. »
Il se répétait : « Petit pan de mur jaune avec un auvent, petit pan de mur jaune. » Cependant il s'abattit sur un canapé circulaire ; aussi brusquement il cessa de penser que sa vie était en jeu et, revenant à l'optimisme, se dit : « C'est une simple indigestion que m'ont donnée ces pommes de terre pas assez cuites, ce n'est rien. » Un nouveau coup l'abattit, il roula du canapé par terre, où accoururent tous les visiteurs et gardiens. Il était mort. Mort à jamais ? Qui peut le dire ? Certes, les expériences spirites, pas plus que les dogmes religieux, n'apportent la preuve que l'âme subsiste. Ce qu'on peut dire, c'est que tout se passe dans notre vie comme si nous y entrions avec le faix d'obligations contractées dans une vie antérieure ; il n'y a aucune raison, dans nos conditions de vie sur cette terre, pour que nous nous croyions obligés à faire le bien, à être délicats, même à être polis, ni pour l'artiste cultivé à ce qu'il se croie obligé de recommencer vingt fois un morceau dont l'admiration qu'il excitera importera peu à son corps mangé par les vers, comme le pan de mur jaune que peignit avec tant de science et de raffinement un artiste à jamais inconnu, à peine identifié sous le nom de Ver Meer. Toutes ces obligations, qui n'ont pas leur sanction dans la vie présente, semblent appartenir à un monde différent, fondé sur la bonté, le scrupule, le sacrifice, un monde entièrement différent de celui-ci, et dont nous sortons pour naître à cette terre, avant peut-être d'y retourner revivre sous l'empire de ces lois inconnues auxquelles nous avons obéi parce que nous en portions l'enseignement en nous, sans savoir qui les y avait tracées – ces lois dont tout travail profond de l'intelligence nous rapproche et qui sont invisibles seulement – et encore ! – pour les sots. De sorte que l'idée que Bergotte n'était pas mort à jamais est sans invraisemblance. On l’enterra, mais toute la nuit funèbre, aux vitrines éclairées, ses livres,disposés trois par trois, veillaient comme des anges aux ailes éployées et semblaient, pour celui qui n’était plus, le symbole de sa résurrection. "
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FUGACE CONCLUSION .
Pas de conclusion sur ce défrichage d'un chantier archéologique qui attend son décryptage. Mais une simple notule.
Ces sept "pans" qui composent une vraie queue de paon aux reflets chatoyants autour du thème obsédant de la mort et de la survie, de la nuit à traverser comme épreuve avant l'apothéose du jour, peuvent être considérés comme un ensemble de sept hypotyposes, si j'adopte la définition suivante (Wikipédia, Hypotypose, technique stylistique) : "descriptions fragmentaires où seulement les notations sensibles et les informations descriptives marquantes sont restituées, dans une esthétique proche du kaléidoscope ou du style impressionniste appliqué à la littérature".
Cette définition reprend la notion de fragment propre au substantif "pan" ; celle d'impression visuelle propre au caractère lumineux des "pans" ; celle où le pan illustre la technique picturale d'Elstir ; celle du kaleidoscope et de l'instantanée photographique de la lanterne magique.
A vos thèses !
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SOURCE ET LIENS.
— VALAZZA (Nicolas), 2011 « Portrait de Proust en dentellière », pp 148-164 in Proust et la Hollande Ed; Sjef Houppermans, Amsterdam New-York.
https://books.google.fr/books?id=gdnZHAmtfSoC&pg=PA150&dq=pan+de+mur+jaune&hl=fr&sa=X&ved=0CFUQ6AEwCWoVChMI0cTru42QyQIVRl4aCh0TuArk#v=onepage&q=pan%20&f=false