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30 juin 2016 4 30 /06 /juin /2016 22:54

Le vitrail de l'Arbre de Jessé de la cathédrale de Sens. I. Relevé et étude des inscriptions.

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Voir d'abord :

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Voir dans ce blog lavieb-aile les articles consacrés aux Arbres de Jessé de Bretagne:

Les sculptures :

Et les vitraux :

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Et en comparaison avec les œuvres bretonnes :

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Baie n°116, transept sud de la cathédrale de Sens, photographie lavieb-aile.

Baie n°116, transept sud de la cathédrale de Sens, photographie lavieb-aile.

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La baie n°116, fenêtre haute du transept sud, mesure 12,4 m de haut sur 4,20 de large et comporte 4 doubles lancettes trilobées et un tympan à 21 ajours. Elle a été ouverte  sous l'épiscopat (1474-1519) de Tristan de Salazar qui confia le grand chantier du transept à Martin Cambiges, grand maître d'œuvre qui travailla également à Senlis et à Beauvais. Ce chantier avait été interrompu par la Guerre de Cent ans et redémarra en 1490. La voûte du transept s'éleva vite à 27 mètres, et les fenêtres furent vitrées : le pignon sud reçut l'immense Rose du Jugement Dernier, alors que, pour les murs latéraux, on décidait d'un Arbre de Jessé (n°116), d'une Vie de Saint-Nicolas (n° 118), d'une Invention des reliques de saint Étienne (n°122) et d'une Translation des mêmes reliques (n°124). 

Pour cela, le chapitre passa commande aux peintres verriers qui avaient travaillé à la cathédrale de Troyes : Lyévin Varin ou Voirin, Jehan Verrat et Balthazard Godon ou Gondon. L’engagement vis-à-vis du Chapitre date du 12 novembre 1500 et comprenait les quatre grandes verrières et les rosaces du bras sud. Les vitraux sont posés entre 1502 et 1503, pour la somme totale de 805 livres. Un verrier de Sens, Euvrard Hympe, fut seulement chargé du métré du travail de ses collègues troyens. 

Pour les finances, on sollicite les donateurs : Louis XII et Anne de Bretagne pour la Rose sud, François de Tourzel d'Alèbre — chambellan du roi et Grand-maître des Eaux-et-Forêts de France— pour les Translations, les procureurs de la confrérie de Saint-Nicolas pour la verrière de leur patron (100 livres), et le chanoine Louis La Hure pour l'Arbre de Jessé. Ce dernier versa la somme de 120 livres. "Il est a noter que vénérable et discrète personne monsr. maistre Loys Lahure archidiacre de Provins et chanoine en léglise de Sens a donné lad. victre de radix jessé. Cest assavoir il a prins payer ce quelle a cousté a messrs. par années et par chacune année dix livres tournois jusque a fin de paye."

 

 En échange, les armoiries des donateurs sont apposées sur les vitraux. Celles de La Hure sont des "armes parlantes" d'or à la hure de sable, lampassée de gueules et défendue d'argent, c'est à dire avec une tête de sanglier noire tirant une langue rouge et armé de défenses blanches. On les trouve, suspendues à une branche, au sommet de la lancette A (les lancettes sont désignées A, B, C, et D de gauche à droite), à la base de la lancette B, et au sommet de la lancette  D. 

 

Louis La Hure fut nommé chanoine de Sens en 1489, archidiacre de Provins (l'un des cinq archidiaconés du diocèse) de 1489 à sa mort en 1529. Entre 1512 et 1514, il fut proviseur des comptes de la fabrique à la suite de Miles Gibier, lequel avait reçu en 1510-1511 "400 livres données par Louis XII pour l'œuvre".

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Arbre de Jessé, cathédrale de Sens, photographie lavieb-aile.

Arbre de Jessé, cathédrale de Sens, photographie lavieb-aile.

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Cet article n'a pas été simple à écrire : je me donnais comme but, non de décrire les lancettes centrales à fond rouge de l'Arbre proprement dit (réservant ce propos à un article propre), mais  d'examiner les  inscriptions. 

Le vitrail de l'Arbre de Jessé de la cathédrale de Sens comporte en effet un corpus d'inscriptions intéressant à étudier afin d'éclairer  son interprétation.

Nous trouvons : 

1. En bas, courant au bord inférieur des quatre lancettes en lettres capitales, les vers issus d'une hymne de la Passion, le Crux fidelis.

2. au registre inférieur des lancettes A et D (extrême gauche et extrême droite), le texte de phylactères tenues par des Prophètes regroupés deux par deux, soit huit citations. Ce sont des versets d' Isaïe et de Jérémie, d'Ézéchiel et de Daniel, de Nahum et de Zacharie, d'Aggée et d'Amos.

3. au registre supérieur des mêmes lancettes, le texte de phylactères tenues par le protagoniste d'une scène biblique typologique : Moïse et le Buisson ardent, Melchisédech devant l'autel, Gédéon et sa Toison, Ézéchiel et la Porte Close.

4. Dans le registre inférieur de la lancette centrale B, les mots de l'Annonciation prononcés par l'ange Gabriel. 

Mais lorsque j'ai achevé ce travail, et que j'en dressais les conclusions, j'ai compris que celles-ci devaient irriguer l'ensemble de l'article.

L'Arbre de Jessé de Sens est exceptionnel parce qu'il comporte, au dessus de Jessé endormi, non pas d'abord les Rois de Juda échelonnés, mais, en premier lieu, Gabriel face à la Vierge, et, en second lieu, une jeune femme (au dessus de Gabriel) en face d'une licorne (au dessus de la Vierge). Cette disposition n'est pas limpide, mais pourtant,  il faut comprendre le sens de la présence de cette licorne, connaître l'iconographie à laquelle elle se rapporte, pour comprendre le rassemblement des huit cases latérales.

C'est en se rapportant aux illustrations de la Chasse mystique que cette licorne se comprend. La licorne est présenté dans les bestiaires médiévaux comme une bête invincible, mais qui ne peut se capturer que par le moyen d'une jeune fille vierge. Celle-ci dégage un parfum si attirant pour l'animal qu'il se laisse caresser par la jeune vierge, permettant à un chasseur de l'attraper, ou de le blesser de sa lance. Eudes de Châteauroux (1190-1273)  a comparé dans une de ses homélies le Christ a une licorne : "La licorne ne se saisit pas par violence, on envoie une vierge pour la capturer, et lorsque la bête la voit elle va à sa rencontre, se couche en son sein,, et se laisse emmener. C'est ainsi que le Christ n'a pas été entièrement pris par la nature humaine, mais la Vierge l'a pris dans ses entrailles." Plus tard, dans les pays germaniques s'est développé autour de l'Annonciation une pensée allégorique complexe dite de la" Chasse mystique", où l'ange Gabriel joue le rôle du chasseur ou plutôt du veneur guidant quatre chiens qui sont quatre Vertus pour capturer la licorne qui est venu se poser sur les genoux de la Vierge et dont la corne est posée sur son sein. La licorne est bien encore le Christ, mais c'est surtout une entité théologique, l'Incarnation, qui est attirée par le parfum des Vertus et de la Virginité de Marie. Le thème connaît de nombreuses illustrations  (à la cathédrale d' Erfurt dès 1420, au monastère de Dambeck en 1474) mais sa forme la plus remarquable se trouve à Colmar dans le retable des Dominicains peint par Schongauer vers 1480 (23 ans avant la verrière de Sens). La Vierge à la licorne est entourée d'une dizaine de références bibliques de sa virginité, comme le jardin clos, la verge d'Aaron, mais aussi  le Buisson Ardent, Gédéon et sa toison, et la Porte Close : trois références qui se retrouvent à Sens. 

Néanmoins, à Sens, nous n'avons pas affaire à une Chasse mystique à proprement parler : l'Annonciation répond aux formes habituelles, Gabriel n'est pas un chasseur sonnant de la trompe, la Vierge n'accueille pas la licorne, et cette scène est seulement mise en parallèle avec celle, au dessus, d'une licorne attirée par une jeune fille (non nimbée). A mon sens, il s'agit simplement d'une citation du thème de la Chasse mystique par éléments métonymiques, mais tout le développement typologique est reporté hors cadre, dans les lancettes A et D. L'étude de ces lancettes et de leurs inscriptions en témoignera. 

Néanmoins, une étude plus approfondie de la pensée théologique accompagnant  la notion de Chasse mystique montre que celle-ci n'est que la poursuite et la floraison d'une autre thématique née des Mystères médiévaux (et donc du théâtre), celle du Procès en Paradis. Dieu, après avoir condamné l'Humanité après le péché d'Adam et Ève, débat avec ses "quatre filles",  Justice et Vérité, Miséricorde et Paix, avant de décider d'envoyer un messager (l'ange chassant avec ses quatre Vertus) pour préparer l'arrivée de son Fils et de racheter les humains de la Faute. La discussion précédant cette décision ("Procès en Paradis") est indissociable de la mise en scène du chasseur et de la Vierge à la licorne ("la Chasse mystique"). 

Or, tout cela est présent sur le vitrail de Sens, mais seulement sous forme d'indices. Ouvrons l'œil !

 

 

 

 

 

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La Vierge et la licorne, Arbre de Jessé, cathédrale de Sens, photographie lavieb-aile.

La Vierge et la licorne, Arbre de Jessé, cathédrale de Sens, photographie lavieb-aile.

L'ange Gabriel et la jeune fille vierge au dessus de lui, Arbre de Jessé, cathédrale de Sens, photographie lavieb-aile.

L'ange Gabriel et la jeune fille vierge au dessus de lui, Arbre de Jessé, cathédrale de Sens, photographie lavieb-aile.

 

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I. L'INSCRIPTION INFÉRIEURE.

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INTER OMNES ARBOR VNA NOBILIS SILVA TALEM NVLLA PROFERT FRONDE FLORE GERMINE

Ce qui signifie :

"Arbre unique, noble entre tous, nulle forêt n'en produit de tel par ses feuilles, ses fleurs et ses fruits".

Les deux vers sont des tétramètres trochaïques extrait de la strophe suivante :

Crux fidelis, inter omnes arbor una nobilis,

Nulla talem silva profert flore, fronde, germine,

Dulce lignum dulce clavo dulce pondus sustinens. 

"Croix fidèle, arbre unique, noble entre tous;

 nulle forêt n'en produit de tel par ses feuilles, ses fleurs et ses fruits;

Douceur du bois, qui d'un doux clou, porte un si doux fardeau."

Crux fidelis est  la huitième strophe d'un Hymne pour le temps de la Passion due à Venance Fortunat (530-603), poète néolatin, évêque de Poitiers. Cette hymne est le  Pange lingua, gloriosi proelium certamnis, à l'origine de l'hymne liturgique du même nom composée par Thomas d'Acquin. Venance Fortunat est aussi l'auteur du très célèbre Vexilla Regis, composé pour le transfert d'une relique de la Sainte Croix de Tours à Poitiers.

La Patrologie latine de Migne l'attribue au prêtre Mamert Claudien (VIe siècle) : P.L 53, 785.

Dans la liturgie catholique, le Pange lingua est chanté lors de l'adoration de la Croix le Vendredi Saint, aux Vigiles pour les premières strophes, à Laudes pour le Crux fidelis et les strophes suivantes.

La strophe est chantée ainsi : les deux premiers vers,  Crux fidelis alternent, en refrain, avec le dernier Dulce lignum. Crux fidelis a été mis en musique en grégorien, puis  par Palestrina (1525-1594) sous forme d'un motet pour le Vendredi Saint.

https://de.wikipedia.org/wiki/Pange_lingua_(Venantius_Fortunatus)

https://en.wikipedia.org/wiki/Pange_Lingua_Gloriosi_Proelium_Certaminis

Tout cela indique d'une part que ce texte, parfaitement connu et chanté par les chanoines de la cathédrale, était mentalement associé à son contexte liturgique, et que l'inscription place cet Arbre de Jessé dans un parallèle avec la Croix de la Passion du Christ. 

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Inter omnes arbor una nobilis

https://de.wikipedia.org/wiki/Pange_lingua_(Venantius_Fortunatus)

https://en.wikipedia.org/wiki/Pange_Lingua_Gloriosi_Proelium_Certaminis

https://books.google.fr/books?id=tty4IP_1uKoC&pg=PA118&lpg=PA118&dq=%22arbor+una+nobilis%22+jess%C3%A9&source=bl&ots=nM5g1Wh0b7&sig=4Rip9cg-ePB-42CCemnUSNNPAEc&hl=fr&sa=X&ved=0ahUKEwj0-p3SisnNAhUDnRoKHV9zCKkQ6AEIRDAG#v=onepage&q=%22arbor%20una%20nobilis%22%20jess%C3%A9&f=false

Crux fidelis,
inter omnes arbor una nobilis
nulla silva talem profert
fronde, flore, germine
dulce lignum, dulces clavos,
dulce pondus sustinet.

Croix fidèle,
arbre unique, noble entre tous;
nulle forêt n'en produit de tel
par ses feuilles, ses fleurs et ses fruits;
Douceur du bois, qui d'un doux clou,
porte un si doux fardeau.

Hymnes du temps de la Passion


En complément de l'article paru p.26 du dernier numéro (n°1491), voici les trois Hymnes de ce temps, qui sont dues à Venance Fortunat, évêque de Poitiers, mort vers 600. 

On trouvera ci-après le texte antérieur à la réforme d'Urbain VIII [1631], et qui est encore en usage dans certains Ordres religieux (traductions de l'AELF et des Moines du Barroux). 


À MATINES (ou Vigiles) 
(texte latin: PL 53, 785) 

Pange, lingua, gloriosi / prœlium certaminis, 
et super Crucis trophæum / dic triumphum nobilem : 
qualiter Redemptor orbis / immolatus vícerit. 

Chante, ma langue, le combat, la glorieuse lutte;
sur le trophée de la croix, proclame le noble triomphe:
le Rédempteur du monde fut vainqueur en s'immolant. 

De parentis protoplasti / fraude factor condolens, 
quando pomi noxialis / morsu in mortem corruit: 
Ipse lignum tunc notavit, / damna ligni ut solveret. 

Attristé de l'égarement de notre premier père,
qui tomba dans la mort en mordant le fruit néfaste,
le Créateur choisit lui-même un arbre pour réparer la malédiction de l'arbre. 

Hoc opus nostræ salutis / ordo depopiscerat ; 
multiformis proditoris / ars ut artem falleret, 
et medelam ferret inde, / hostis unde læserat. 

Cette œuvre de salut, l'ordre divin l'exigeait,
pour vaincre par la ruse la ruse multiforme du Malin,
et porter le remède d'où venait la blessure. 

Quando venit ergo sacri / plenitudo temporis, 
missus est ab arce Patris / Natus, orbis Conditor ; 
atque ventre virginali / caro factus prodiit. 

Quand vint donc la plénitude du temps,
le Fils, Créateur du monde, fut envoyé d'auprès du Père.
Il s'avança, devenu chair dans un sein virginal. 

Vagit infans inter arcta / conditus præsepia : 
membra pannis involuta / Virgo Mater alligat : 
et manus pedesqu(e), et crura / stricta cingit fascia. 

L'enfant pleure et vagit, couché dans une étroite mangeoire :
la Vierge, sa Mère, l'emmaillote en de pauvres langes,
et voici les mains et les pieds d'un Dieu enserrés dans des liens! 

Gloria et honor Deo / usquequaqu(e) altissimo, 
una Patri, Filioque, / inclito Paraclito: 
cui laus est et potestas / per æterna sæcula. 
Amen. 

Gloire et honneur à jamais au Dieu très-haut,
ensemble Père, Fils, et illustre Consolateur;
louange et puissance pour les siècles éternels.
Amen. 


À LAUDES 
(texte latin: PL 53, 785) 

Lustris sex qui jam peractis, / tempus implens corporis, 
se volente natus ad hoc, / passioni deditus, 
Agnus in Crucis levatur, / immolandus stipite. 

Trente années achevées, au terme de sa vie corporelle,
Il se livre volontairement à la Passion pour laquelle Il était né.
L'Agneau est élevé en Croix pour être immolé sur le bois. 

Hic acetum, fel, arundo, / sputa, clavi, lancea 
mite corpus perforatur, / sanguis, unda profluit, 
terra, pontus, astra, mundus / quo lavantur flumine. 

Voici vinaigre, fiel, roseau, crachats, clous et lance!
Le doux corps est transpercé, le sang et l'eau ruissellent;
terre, mer, astres et monde, quel fleuve vous lave! 

Crux fidelis, inter omnes / arbor una nobilis: 
Nulla silva talem profert / fronde, flore, germine: 
Dulce lignum, dulces clavos, / dulce pondus sustinet. 

Croix fidèle, arbre unique, noble entre tous!
Nulle forêt n'en produit de tel avec ces feuilles, ces fleurs et ces fruits!
Douceur du bois, douceur du clou, qui porte un si doux fardeau! 

Flecte ramos, arbor alta, / tensa laxa viscera, 
et rigor lentescat ille, / quem dedit nativitas : 
ut superni membra Regis / miti tendas stipite. 

Fléchis tes branches, grand arbre, relâche le corps tendu;
assouplis la dureté reçue de la nature;
aux membres du Roi des cieux offre un appui plus doux. 

Sola digna tu fuisti / ferre sæcli pretium, 
atque portum præparare / nauta mundo naufrago, 
quem sacer cruor perunxit, / fusus Agni corpore. 

Toi seul as mérité de porter la rançon du monde
et de lui préparer un hâvre après son naufrage,
toi qui fus oint du sang sacré jailli du corps de l'Agneau. 

Gloria et honor Deo / usquequaqu(e) altissimo, 
una Patri, Filioque, / inclito Paraclito: 
cui laus est et potestas / per æterna sæcula. 
Amen. 

Gloire et honneur à jamais au Dieu très-haut,
ensemble Père, Fils, et illustre Consolateur;
louange et puissance pour les siècles éternels.
Amen. 


À VÊPRES 
(texte latin: PL 88, 95) 

Vexilla Regis prodeunt, 
fulget Crucis mysterium : 
quo carne carnis conditor, 
suspensus est patibulo. 

Les étendards du Roi s'avancent,
mystère éclatant de la Croix!
Au gibet fut pendue la chair
du Créateur de toute chair. 

Quo, vulneratus insuper 
mucrone diro lanceæ, 
ut nos lavaret crimine, 
manavit und(a) et sanguine. 

C'est là qu'il reçut la blessure
d'un coup de lance très cruel,
et fit sourdre le sang et l'eau
pour nous laver de nos péchés. 

Impleta sunt quæ concinit 
David fideli carmine, 
dicens: In nationibus 
regnavit a ligno Deus. 

Ils sont accomplis, les oracles
véridiques chantés par David
lorsqu'il a dit: «Sur les nations,
Dieu a régné par le bois.» 

Arbor decor(a), et fulgida, 
ornata Regis purpura, 
electa digno stipite, 
tam sancta membra tangere. 

Arbre dont la beauté rayonne,
paré de la pourpre du Roi,
d'un bois si beau qu'il fut choisi
pour toucher ses membres très saints! 

Beata, cujus brachiis 
sæcli pependit pretium, 
statera facta corporis, 
prædamque tulit tartari. 

Arbre bienheureux! À tes branches
la rançon du monde a pendu!
Tu devins balance d'un corps
et ravis leur proie aux enfers! 

O Crux, ave, spes unica, 
hoc Passionis tempore, 
auge piis justitiam, 
reisque dona veniam. 

Ô Croix, salut, espoir unique!
En ces heures de la Passion,
augmente la justice des saints,
remets les fautes des pécheurs. 

Te, summa, Deus Trinitas, 
collaudet omnis spiritus: 
quos per Crucis mysterium 
salvas, rege per sæcula. 
Amen. 

Dieu, Trinité suprême,
que tout esprit vous célèbre;
gouvernez sans fin ceux que vous sauvez
par le mystère de la Croix.
Amen.

 

IN HONORE SANCTAE CRUCIS.

Pange, lingua, gloriosi prœlium certaminis,

Et super crucis tropaeo dic triumphum nobilem,

Qualiter redemptor orbis immolatus vicerit.

 

De parentis protoplasti fraude factor condolens, ·

Quando pomi noxialis morte morsu conruit,

Ipse lignum tunc notavit, damna ligni ut solveret.

 

Hoc opus nostrae salutis ordo depoposcerat,

Multiformis proditoris arte ut artem falleret,

Et medelam ferret inde, hostis unde laeserat.

 

Quando venit ergo sacri plenitudo temporis,

Missus est ab arce patris natus, orbis, conditor,

Atque ventre virginali carne factus prodiit.

 

Vagit infans inter arcta conditus praesepia:

Membra pannis involuta virgo mater adligat:

Et pedes manusque et crura stricta pingit fascia.

 

Lustra sex qui jam peracta tempus inplens corporis,

Se volente, natus ad hoc, passioni deditus,

Agnus in crucis levatur immolandus stipite

 

Hic acetum, fel, arundo, sputa, clavi, lancea:

Mite corpus perforatur, sanguis, unda profluit

Terra, pontus, astra, mundus, quo lavantur flumine!

 

Crux fidelis, inter omnes arbor una nobilis;

(Nulla talem silva profert, flore, fronde, germine).

Dulce lignum, dulci clavo, dulce pondus sustinens!

 

Flecte ramos, arbor alta, tensa laxa viscera,

Et rigor lentescat ille, quem dedit nativitas,

Ut superni membra regis mite tendas stipite.

 

Sola digna tu fuisti ferre pretium saeculi,

Atque portum praeparare nauta mundo naufrago,

Quem sacer cruor perunxit, fusus agni corpore

 

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II. LES PROPHÈTES ET LEURS INSCRIPTIONS. 

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A. LA LANCETTE DE GAUCHE.

Registre inférieur de la lancette A, Arbre de Jessé, cathédrale de Sens, photographie lavieb-aile.

Registre inférieur de la lancette A, Arbre de Jessé, cathédrale de Sens, photographie lavieb-aile.

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1. ISAÏE ET JÉRÉMIE ??

. Dans les Arbres de Jessé, depuis les premiers exemples sur les vitres de Saint-Denis et de Chartres, on trouve dans la partie latérale de l'Arbre  une succession de prophètes, dont Isaïe. En effet les prophéties d' Isaïe 7:14 (Ecce, virgo concipiet et pariet filium, "Voici, la jeune fille est enceinte, elle va accoucher d'un fils") et  11:1 ( et egredietur virga de radice Iesse et flos de radice eius ascendet "Puis un rameau sortira du tronc de Jessé, et un rejeton naîtra de ses racines"")  sont au fondement même non seulement de l'image métaphorique de l'Arbre de Jessé, mais aussi de la Généalogie de Jésus selon l'évangile de Matthieu qui cite Is. 7:14 dès son début (Mt1:22-23) :

 Comme il y pensait, voici, un ange du Seigneur lui apparut en songe, et dit: Joseph, fils de David, ne crains pas de prendre avec toi Marie, ta femme, car l'enfant qu'elle a conçu vient du Saint Esprit; 21 elle enfantera un fils, et tu lui donneras le nom de Jésus; c'est lui qui sauvera son peuple de ses péchés. 22 Tout cela arriva afin que s'accomplît ce que le Seigneur avait annoncé par le prophète: 23 Voici, la vierge sera enceinte, elle enfantera un fils, et on lui donnera le nom d'Emmanuel, ce qui signifie Dieu avec nous. 

Quand à Jérémie, deuxième des grands prophètes, il est absent à Chartres, mais sa présence se justifierait selon B. Brousse  en raison de sa prophétie Jérémie 23:5 : "Voici venir des jours –oracle de Yahvé– où je susciterai à David un germe juste : un roi régnera".

L'hypothèse que je vais développer ici est que l'une des sources principales de ce vitrail est la Bible des Pauvres, ou Biblia Pauperum, qui s'ouvre sur la double page qui nous concerne ici, celle de l'Annonciation et de la nativité. Or, dans celle-ci, Jérémie est cité pour le verset suivant (31:22):

usquequo deliciis dissolveris filia vaga quia creavit Dominus novum super terram femina circumdabit virum

"L'Eternel va créer du nouveau sur la terre: maintenant, c'est la femme qui entourera le Héros" 

Sortie de son contexte, cette prophétie a été lue par les chrétiens comme préfigurant la Vierge mettant au monde l'Enfant. 

Pourtant, on recherche en vain, dans les phylactères tenues par les deux prophètes de ce panneau, les versets cités. Je déchiffre :

A droite : Fecit exultan -piriti ~/  veniet ad su- morte

A gauche : Deus Israel d- adiva - / fecit in teneb-- lum.

Peut-être :  Deus Israel dominus --- / qui fecit tenebis lumen

Je n'ai pas trouvé d'autre tentative de lecture. 

Il est donc prudent de conclure que nous ne pouvons, en l'état, nommer ces personnages que par présomption (liée à la Biblia Pauperum et à la tradition), et que les inscriptions ne peuvent être déchiffrées.

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Deux prophètes, Registre inférieur de la lancette A, Arbre de Jessé, cathédrale de Sens, photographie lavieb-aile.

Deux prophètes, Registre inférieur de la lancette A, Arbre de Jessé, cathédrale de Sens, photographie lavieb-aile.

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2. NAHUM ET ZACHARIE.

Ces prophètes peuvent être identifiés car leur nom est inscrit sur leur vêtement.

a) Nahum porte le nom NAVM sur son manteau. Il tient une banderole où est inscrit :

ecce super montes pedes evangelizantis et adnuntiantis p[acem] .

On reconnaît le verset Nahum 1:15 de l'oracle sur Ninive  "Voici sur les montagnes Les pieds du messager qui annonce la paix! ".

 Nahum est présent sur l'Arbre de Jessé de Chartres, à gauche de Jessé lui-même.

http://www.vitraux-chartres.fr/vitraux/49_vitrail_arbre_jesse/scene_07.php

Voir bréviaires :

https://books.google.fr/books?id=6VeKANdABNgC&pg=PA190&lpg=PA190&dq=%22ecce+super+montes%22+jess%C3%A9&source=bl&ots=0tn6ZudVuD&sig=5xSDU-Vx7YlFimGG9dx4AxzO1QE&hl=fr&sa=X&ved=0ahUKEwjKhru_otjNAhVkAcAKHYbQDmsQ6AEINDAE#v=onepage&q=%22ecce%20super%20montes%22%20jess%C3%A9&f=false

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b) Zacharie porte le nom ZACHARIAS sur son scapulaire.

On lit sur la banderole le texte suivant Quia ecce ego venio et hab- in medio tui,

qui correspond au verset Zacharie 2:10 :

 [lauda et laetare filia Sion ] quia ecce ego venio et habitabo in medio tui ait Dominus 

"Car voici, je viens, et j'habiterai au milieu de toi", dit l'Éternel.

Zacharie est également présent sur l'Arbre de Jessé de Chartres, mais sans citation de verset.

http://www.vitraux-chartres.fr/vitraux/49_vitrail_arbre_jesse/scene_17.php

https://books.google.fr/books?id=teMzVWIh7GUC&pg=PA243&lpg=PA243&dq=habitabo+in+medio+tui+Annonciation&source=bl&ots=yXmyI9lh3d&sig=rlxYJKjTiByAOj2kUXmQBC7jbyE&hl=fr&sa=X&ved=0ahUKEwijkvbV19nNAhWLWxQKHVzaDa0Q6AEIHDAA#v=onepage&q=habitabo%20in%20medio%20tui%20Annonciation&f=false

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Les prophètes Nahum et Zacharie, Registre inférieur de la lancette A, Arbre de Jessé, cathédrale de Sens, photographie lavieb-aile.

Les prophètes Nahum et Zacharie, Registre inférieur de la lancette A, Arbre de Jessé, cathédrale de Sens, photographie lavieb-aile.

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B. LA LANCETTE DE DROITE.

Comme dans la lancette A, la demi-lancette D comprend deux couples de prophètes, dont seuls ceux du haut sont nommés par une inscription. 

Hémi-lancette D,  Arbre de Jessé, cathédrale de Sens, photographie lavieb-aile.

Hémi-lancette D, Arbre de Jessé, cathédrale de Sens, photographie lavieb-aile.

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1. LE DONATEUR LOUIS LA HURE ENTRE ÉZÉCHIEL ET DANIEL.

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Louis La Hure est représenté en costume de chœur associant au surplis une chaude aumusse dont la fourrure entoure ses manches. Au dessous, il porte un vêtement rouge ourlé d'or. 

Les deux prophètes ne sont pas nommés et ne seraient identifiés que par le texte des phylactères. Hélas !

Le prophète de droite présente le texte, difficilement lisible, suivant :

m creavi honiem cham.

Je propose d'y voir une citation de Jérémie 31:22

quia creavit Dominus novum super terram [femina circumdabit virum ] "L'Eternel va créer du nouveau sur la terre: maintenant, c'est la femme qui entourera le Héros".

 Le phylactère du prophète de gauche est encore plus difficile :

pleatus per-- ea nigrat ltnt 

 

. La Biblia Pauperum de Pfister 1471 et  celle de Bnf Res. Xylo-5  placent, sur la page de la Nativité,  le verset lapis angularis sine manibus abscisus est a monte , "la pierre d'angle s'est détachée de la montagne sans l'intervention d'aucune main" comme étant une citation de Daniel 2.  Le texte exact de Daniel 2:34 est : videbas ita donec abscisus est lapis sine manibus, "Pendant que tu étais plongé dans ta contemplation, une pierre se détacha sans l'intervention d'aucune main".

Mais ces versets ne correspondent pas à ce qui est lu ici.

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Daniel et Ézéchiel, base de l'hémi-lancette D,  Arbre de Jessé, cathédrale de Sens, photographie lavieb-aile.

Daniel et Ézéchiel, base de l'hémi-lancette D, Arbre de Jessé, cathédrale de Sens, photographie lavieb-aile.

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2. AGGÉE ET AMOS.

 

a) Aggée : 

Je déchiffre ici le texte du verset d'Aggée 2:5 :

Quoniam ego vobiscum suum dicit  dominus exercituum

"car je suis moi-même avec vous, déclare l'Eternel, le maître de l’univers."

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b) Amos.

Il tient le verset Amos 4:12 .  praeparare in occursum Dei tui  " Prépare-toi à la rencontre de ton Dieu "

 

http://www.vitraux-chartres.fr/vitraux/49_vitrail_arbre_jesse/scene_16.php

 

 

 

 

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Aggée et Amos, sommet de l'hémi-lancette D,  Arbre de Jessé, cathédrale de Sens, photographie lavieb-aile.

Aggée et Amos, sommet de l'hémi-lancette D, Arbre de Jessé, cathédrale de Sens, photographie lavieb-aile.

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III. LES QUATRE SCÉNES TYPOLOGIQUES.

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Comme l'écrit Bernard Brousse, "ces scènes établissent un lien entre l'Ancien Testament et les Evangiles ; elles annoncent symboliquement l'Incarnation, car dans la tradition chrétienne, l'Ancien Testament voile ce que le Nouveau Testament dévoile. "

Les quatre scènes typologiques ne sont pas propres à cet Arbre de Jessé, puisqu' elles sont tirées de la page de l'Annonciation et de celle de la Nativité des Bibles des Pauvres (Biblia Pauperum) et exposent comment la naissance du Christ à travers le corps virginal de Marie est préfigurée par la Porte Close de la prophétie d'Ézéchiel, (le ventre de la Vierge est resté clos), par la tunique restée sèche de Gédéon (le ventre de Marie est resté sec, ou pur), et par le Buisson ardent (Marie est passée intacte à travers le feu de la gestation). enfin son Fils est devenu le "Prêtre pour toujours" de l'Humanité,  préfiguré par Melchisédech, roi de Salem.

Mais il y a plus, car trois de ces quatre images des Biblia Pauperum sont celles qui figurent sur les gravures et tableaux de retable des Annonciations à la Licorne, dont la plus importante, celle peinte à Colmar pour le couvent des Dominicains vers 1480 par Schongauer. 

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A. LA LANCETTE DE GAUCHE. MOÏSE ET GÉDÉON.

 

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Moïse et Gédéon, hémi-lancette supérieure A,  Arbre de Jessé, cathédrale de Sens, photographie lavieb-aile.

Moïse et Gédéon, hémi-lancette supérieure A, Arbre de Jessé, cathédrale de Sens, photographie lavieb-aile.

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1. MOÏSE.

INSCRIPTION :  MOYSES OBSECRO MITTI QUEM MISSI 

 

 Le déchiffrage de cette inscription m'a occupé un bon moment, avant d'identifier le verset Exode 4:13 auquel elle appartient :  at ille obsecro inquit Domine mitte quem missurus es , "Mais Moïse rétorqua : Non, Seigneur !  Je t'en prie ! Envoie qui tu voudras pour cela !" (Trad. Bible du Semeur) 

Obsecro signifie "je te supplie", et la réponse de Moïse à Dieu qui veut l'envoyer convertir le peuple Hébreu peut se traduire aussi par "Et il dit : Je t'en supplie, Seigneur, envoie quelqu'un d'autre pour cette mission". Dieu répond alors avec colère : "N'y a-t-il pas ton frère Aaron le lévite?".

C'est un drôle de choix pour illustrer le Buisson Ardent, mais, sortie de son contexte, elle peut être comprise comme une préfiguration du fait que Dieu enverra son Fils pour sauver le Monde. Un passage de l'Art religieux vol.3 d'Émile Mâle en témoigne. Il décrit page 43 le thème iconographique d'une scène jouée dans les Mystères juste avant celle de l'Annonciation. Il s'agit du "Procès du Paradis", c'est à dire le plaidoyer de quatre Vertus (Justice et Miséricorde, Paix et Vérité), au pied du trône de Dieu, afin de le convaincre d'envoyer sur terre un Sauveur. Or, écrit-il "plusieurs manuscrits, notamment le fameux Bréviaire de René II de Lorraine (2éme moitié XVe) , conservé à l'Arsenal, nous montrent, à côté des quatre Vertus, le chœur des prophètes et des patriarches suppliant Dieu d'envoyer celui qui doit venir : Domine, dit l'un d'eux, obsecro, mitte quem missurus es !

 

 

 

 

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Bréviaire de René de Lorraine II, folio 58v, Arsenal Ms 601 Res, http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b71006162/f156.vertical.r=

Bréviaire de René de Lorraine II, folio 58v, Arsenal Ms 601 Res, http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b71006162/f156.vertical.r=

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Le Buisson ardent est considéré par le moine Honorius d'Autun comme "une figure de la sainte Vierge car elle porta  en elle la flamme du Saint-Esprit sans brûler au feu de la concupiscence".

Le rapprochement entre l'Annonciation et le Buisson Ardent figure dans le Speculum humanae salvationis, et, dans le manuscrit Bnf 511, les deux images sont peintes côte à côte. Dans la Biblia Pauperum, l'image figure à gauche de celle de la Nativité et en vis-à-vis de Melchisédech. Elle est commentée par la phrase latine Judes et ignescit : sed non rubus igne calescit. De même que le buisson brûle sans être consumé, avec Dieu sous sa forme visible en son sein, Dieu a pris forme humaine dans le ventre de Marie sans que celle-ci ne perde sa virginité. De plus, Dieu s'est montré à Moïse dans le buisson pour libérer le peuple Juif d'Égypte, et a pris chair dans le ventre de Marie pour libérer l'Humanité du Péché. 

L'image du Buisson Ardent figure sur la plupart des Chasses mystiques, dont celle de Schongauer, avec une simple inscription-titre mais sans citation biblique.

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Speculum humanae salvationis Bnf Latin 511 folio 7v., source Speculum humanae salvationis Bnf Latin 511 http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b6000434v/f18.image

Speculum humanae salvationis Bnf Latin 511 folio 7v., source Speculum humanae salvationis Bnf Latin 511 http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b6000434v/f18.image

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Biblia Pauperum, Bnf Res. livres rares XYLO-4 http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k1040372s/f11.item.r=.zoom

Biblia Pauperum, Bnf Res. livres rares XYLO-4 http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k1040372s/f11.item.r=.zoom

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Moïse et le Buisson ardent, hémi-lancette supérieure A,  Arbre de Jessé, cathédrale de Sens, photographie lavieb-aile.

Moïse et le Buisson ardent, hémi-lancette supérieure A, Arbre de Jessé, cathédrale de Sens, photographie lavieb-aile.

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2. GÉDÉON.

L'ange tient une banderole où est inscrit le verset 12 du Livre des Juges chap. 36 :

Dominus tecum virorum fortissime  

Gédéon tient une autre banderole où est inscrit une partie du verset 37 du même chapitre : si ros in solo vellere fuerit et in omni terra siccitas .

Voici la traduction du passage (en gras) : 

12 L'ange de l'Éternel lui apparut, et lui dit: L'Éternel est avec toi, vaillant héros!

[...]

36 Gédéon dit à Dieu: Si tu veux délivrer Israël par ma main, comme tu l'as dit,

37 voici, je vais mettre une toison de laine dans l'aire; si la toison seule se couvre de rosée et que tout le terrain reste sec, je connaîtrai que tu délivreras Israël par ma main, comme tu l'as dit.

38 Et il arriva ainsi. Le jour suivant, il se leva de bon matin, pressa la toison, et en fit sortir la rosée, qui donna de l'eau plein une coupe.

39 Gédéon dit à Dieu: Que ta colère ne s'enflamme point contre moi, et je ne parlerai plus que cette fois: Je voudrais seulement faire encore une épreuve avec la toison: que la toison seule reste sèche, et que tout le terrain se couvre de rosée.

40 Et Dieu fit ainsi cette nuit-là. La toison seule resta sèche, et tout le terrain se couvrit de rosée.

 

Il s'agit encore d'une image de la virginité de Marie car on considérait que la toison sur laquelle descend la rosée représente la Sainte Vierge qui devient féconde et que le sol, resté sec, est sa virginité qui ne subit aucune atteinte. 

Comme la précédente, cette relation typologique est présente dans la Bible des pauvres (Biblia pauperum), à la page de l'Annonciation avec l'inscription Rore madet vellus pluviam sitit arrida tellus . Elle est aussi présente dans le Speculum humanae temporis.

Le passage du Livre des Juges était lu lors de l'Office de la Nativité de la Vierge le 8 septembre. 

Gédéon et sa toison sont représentés sur la Chasse mystique de Schongauer avec l'inscription Vellus gedionus.

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Speculum humanae salvationis https://archive.org/stream/SpeculumHumanaeSalvationisBerjeau/Speculum_Humanae_Salvationis_Berjeau#page/n147/mode/2up

Speculum humanae salvationis https://archive.org/stream/SpeculumHumanaeSalvationisBerjeau/Speculum_Humanae_Salvationis_Berjeau#page/n147/mode/2up

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Gédéon, hémi-lancette supérieure A,  Arbre de Jessé, cathédrale de Sens, photographie lavieb-aile.

Gédéon, hémi-lancette supérieure A, Arbre de Jessé, cathédrale de Sens, photographie lavieb-aile.

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B. LANCETTE DE DROITE. MELCHISÉDECH ET ÉZÉCHIEL.

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Ézéchiel et la Porte Close, Melchisédech en grand prêtre, hémi-lancette supérieure D,  Arbre de Jessé, cathédrale de Sens, photographie lavieb-aile.

Ézéchiel et la Porte Close, Melchisédech en grand prêtre, hémi-lancette supérieure D, Arbre de Jessé, cathédrale de Sens, photographie lavieb-aile.

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MELCHISÉDECH.

Inscription : Rex Salem Panem et Vinum dotus Melchisedech.

Il s'agit d'une variante du texte de la Vulgate en Genese 14:18-20

at vero Melchisedech rex Salem proferens panem et vinum erat enim sacerdos Dei altissimi

 benedixit ei et ait benedictus Abram Deo excelso qui creavit caelum et terram

 et benedictus Deus excelsus quo protegente hostes in manibus tuis sunt et dedit ei decimas ex omnibus

"Melchisédek, roi de Salem, fit apporter du pain et du vin: il était sacrificateur du Dieu Très Haut. Il bénit Abram, et dit: Béni soit Abram par le Dieu Très Haut, maître du ciel et de la terre!  Béni soit le Dieu Très Haut, qui a livré tes ennemis entre tes mains! Et Abram lui donna la dîme de tout."

Melchisédech est représenté face à un autel, maniant l'encensoir d'une main et tenant la navette de l'autre. Il encense un retable représentant trois personnages : un prêtre au centre, encadré d'un homme barbu tenant une patère et d'une femme. Au dessus du retable, un homme, barbu, au manteau fermé par un fermail rubis. Je l'interprète comme Dieu le Père, au dessus de son Fils vêtu en prêtre, lui-même encadré par la Vierge et par saint Jean (barbu?). Le personnage central pourrait être Abraham.

 

Le roi David a chanté dans le Psaume royal 110  Dixit Dominus, et en se parlant à lui-même pour décrire son intronisation  : "L'Éternel l'a juré, et il ne s'en repentira point :  Tu es prêtre à jamais selon l'ordre de Melchisedech.". La figure de Melchisédech comme roi et prêtre réunit deux des trois fonctions  du Christ selon la tradition chrétienne : les charges royale, sacerdotale et prophétique. Dans le peuple juif, la fonction de roi est distincte des deux autres, mais Melchisédech (et David dans ce psaume) est l'exception qui cumule les mandats. Affirmer que le Christ est un nouveau, et définitif Melchisédech, c'est clamer qu'il reprend à son compte cet exception. 

Souligner la nature et la fonction royale du Christ, qui s'étendra à Marie par son couronnement, c'est tout le propos de l'Arbre de Jessé. Le Buisson ardent, la tunique de Gédéon, et la Porte d'Ézéchiel sont des métaphores de la virginité de Marie, l'Arbre de Jessé argumente aussi pour son Immaculée Conception, mais   la figure de Melchisédech ne semble caractériser que le Fils. Certains commentateurs des Écritures (cf Pierre Crespet)  ont pourtant souligné que Melchisédech était vierge, avait vécu dans le célibat, et même qu'il était sans généalogie, n'ayant ni père ni mère. Ils s'appuient sur  saint Paul, qui, dans l'épître aux  Hébreux 7,1-4,  a parlé du "Fils de Dieu, ce Melchisédech demeure prêtre pour toujours", mais dans la phrase suivante :

"qui est d'abord roi de justice, d'après la signification de son nom, ensuite roi de Salem, c'est-à-dire roi de paix, - qui est sans père, sans mère, sans généalogie, qui n'a ni commencement de jours ni fin de vie, -mais qui est rendu semblable au Fils de Dieu, -ce Melchisédek demeure sacrificateur à perpétuité." 

Melchisédech ne figure pas sur l'Annonciation de Schongauer. "A la place", se trouve la figure d'Aaron et de sa verge fleurie. Aaron le lévite fut désigné comme prêtre sacrificateur.  Dans l'épitre aux Hébreux, saint Paul cite trois personnages bibliques qui préfigurent la vraie sacrificature du Christ : Melchisédech, Phines, et Aaron :

En effet, tout souverain sacrificateur pris du milieu des hommes est établi pour les hommes dans le service de Dieu, afin de présenter des offrandes et des sacrifices pour les péchés.[...] Nul ne s’attribue cette dignité, s’il n’est appelé de Dieu, comme le fut Aaron. Et Christ ne s’est pas non plus attribué la gloire de devenir souverain sacrificateur, mais il la tient de celui qui lui a dit : (etc) Saint Paul,  Hébreux 5 :1-5

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Melchisédech officiant, hémi-lancette supérieure D,  Arbre de Jessé, cathédrale de Sens, photographie lavieb-aile.

Melchisédech officiant, hémi-lancette supérieure D, Arbre de Jessé, cathédrale de Sens, photographie lavieb-aile.

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ÉZÉCHIEL.

 

Le prophète Ézéchiel est figuré devant la porte à herse d'une tour crénelée, fermée par plus de précaution par une chaîne. Il la désigne du doigt en présentant sa banderole qui proclame plus ou moins :

 Et meam gla dom Israhe 

 Mais cela ne veut rien dire !

Ce que l'on attend ici, c'est le fameux  Porta hec clausa erit et non aperietur, forme raccourcie des versets Ez. 44:2 : "Et l'Éternel me dit: Cette porte sera fermée, elle ne s'ouvrira point, et personne n'y passera; car l'Éternel, le Dieu d'Israël est entré par là. Elle restera fermée."

C'est cette phrase qu'on trouve dans la Biblia pauperum avec sa référence Ezechiel XLIIII. 

Peu importe. L'image est suffisamment éloquente, illustrant la virginité de Marie alors que "Dieu est entré par là".

La Porta Clausa est également représenté dans l'Annonciation à la licorne de Schongauer. 

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Ézéchiel et la Porta Clausa,  hémi-lancette supérieure D,  Arbre de Jessé, cathédrale de Sens, photographie lavieb-aile.

Ézéchiel et la Porta Clausa, hémi-lancette supérieure D, Arbre de Jessé, cathédrale de Sens, photographie lavieb-aile.

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LES LANCETTES CENTRALES.

Alors qu'elles font la réputation de ce vitrail, et qu'elles constituent un Arbre de Jessé passionnant à étudier et superbe, dans son bel habit rouge, à admirer, je ne le détaillerai pas aujourd'hui. Je me limite aux inscriptions. 

 Au dessus de Jessé allongé, au lieu de trouver comme dans tous ses arbres généalogiques son fils David, puis son petit-fils Salomon et ainsi de suite jusqu'à la Vierge, nous trouvons, par un raccourci expéditif, l'Annonciation. Et, bien-sûr, l'ange Gabriel tient son inévitable phylactère avec les mots Ave gratia plena dominus tecum. La seule pointe d'originalité est que le mot dominus est positionné à l'envers.

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Hémi-lancette B,  Arbre de Jessé, cathédrale de Sens, photographie lavieb-aile.

Hémi-lancette B, Arbre de Jessé, cathédrale de Sens, photographie lavieb-aile.

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SYNTHÉSE ET DISCUSSION.

1. Arbre et Croix, Annonciation et Incarnation : deux mouvements complémentaires.

La verrière de l'Arbre de Jessé est, selon les termes de Bernard Brousse,  l'emblème de la cathédrale Saint-Étienne de Sens et même, aux yeux de Paul Deschamps, conservateur du musée des Monuments Français qui en fit faire pendant la Seconde Guerre Mondiale  une copie grandeur nature, un emblème de l'art français.

La copie de la Cité de l'architecture et du patrimoine.

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Pourtant, la beauté de l'Arbre lui-même, se détachant sur le fond rouge qui fait son unité, risque de cacher la forêt des huit cases latérales et de leur matériel graphique.

Nous aurions bien tort de considérer les vitraux comme des éléments décoratifs, ou, pire, des tableaux pédagogiques à l'usage des nuls, du peuple des fidèles sans culture. 

Car ce sont, et chaque exemple de chaque cathédrale, chaque église ou chaque chapelle le prouve, la fusion d'un acte de foi avec un manifeste théologique ou mystique extrêmement élaboré. Le travail de réflexion et d'étude qu'il suppose nous échappe souvent, mais il serait vain d'imaginer des verriers recopiant des patrons venus d'ailleurs après avoir reçu un aval rapide du fabricien. Dans les cathédrales, le commanditaire, c'est le chapitre des chanoines tout entier, l'élite du clergé. 

Dans la cathédrale de Sens, l'Arbre de Jessé est dressé à la gloire de la Virginité de Marie, Mère de Dieu. L'argumentation théologique est construite sur un extrait du Crux fidelis, huit références prophétiques et quatre typologies bibliques.

Les hexamètres Inter omnes arbor ... placent l'Arbre de Jessé sous le signe de la Passion du Christ et de sa Croix : le fond rouge est choisi à bon escient, soulignant que le sang versé pour la Rédemption de l'Humanité est l'arrière-plan fondamental  de cette pensée théologique : arbre tragique, mais fécond en feuilles, en fleurs et en fruits. 

Parmi les huit prophètes, quatre appartiennent aux Grands Prophètes et sont placés en partie basse (les racines, les fondements de l'arbre). Leur identification est incertaine et leurs phylactères se sont pas décryptés. Bernard Brousse les donne comme Isaïe et Jérémie, à gauche et Ézéchiel et Daniel à droite. La seule citation que je déchiffre est celle de Jérémie 31:22 :

 "L'Eternel va créer du nouveau sur la terre: maintenant, c'est la femme qui entourera le Héros".

 Quatre appartiennent au Petits Prophètes et sont placés dans la partie haute, la frondaison : Nahum, Zacharie, Aggée et Amos. Leur présentation, debout, de profil, soulignant par des gestes éloquents la vigueur de leurs prophéties et tenant des phylactères, et conforme à la tradition qui les placent en encadrement latéral des rois de Juda depuis les premiers Arbres de Jessé des vitraux de Saint-Denis et de Chartres. Par contre, leur identification est incertaine pour le groupe inférieur, et les phylactères de ces Grands Prophètes ne sont pas déchiffrés mais ne correspondent pas aux versets attendus. 

Les versets des Petits Prophètes sont les suivants

 "Voici sur les montagnes les pieds du messager qui annonce la paix! ". Nahum 1:15

"Car voici, je viens, et j'habiterai au milieu de toi, dit l'Éternel." Zacharie 2:10

"car je suis moi-même avec vous, déclare l'Eternel, le maître de l’univers."Aggée 2:5 

" Prépare-toi à la rencontre de ton Dieu "Amos 4:12 

On remarque qu'ils ne sont pas les plus habituels, mais qu'ils ont été choisis pour qualifier l'Incarnation, la venue de Dieu  sur terre (Nativité), préparée par l'annonce d'un messager (Annonciation).

Les scènes typologiques de Moïse, Melchisédech, Gédéon et Ézéchiel  ne sont pas originales, puisqu'elles sont la reprise des quatre scènes de la Biblia Pauperum et du Speculum humanae salvatoris, (les deux compilations de typologie du XIV et XVe siècle), liées, là encore,  à l'Annonciation et à la Nativité.  Mais l' inscription n'est celle de ces recueils que dans le cas de Gédéon :

L'Éternel est avec toi, vaillant héros! Si la toison seule se couvre de rosée et que tout le terrain reste sec "

La banderole reste  indéchiffrée dans le cas d'Ézéchiel. Pour Melchisédech, la citation de Genèse 14:18 se réfère à la Passion, le Christ donnant son corps et son sang en rémission des péchés,  étant préfiguré comme prêtre et roi  par  Melchisédech offrant du pain et du vin à Abraham. Enfin, dans le cas de Moïse, on trouve la citation d' Exode 4:13 . 

at ille obsecro inquit Domine mitte quem missurus es , "Mais Moïse rétorqua : Non, Seigneur !  Je t'en prie ! Envoie qui tu voudras pour cela !".

Synthèse :

Si les dessins eux-mêmes sont dépourvus d'originalité, et reprennent ceux de la tradition des Arbres de Jessé d'une part, des ouvrages de vulgarisation de la typologie biblique pour l'Annonciation et la Nativité d'autre part, et enfin des Annonciations à la licorne, il en va autrement du corpus des inscriptions, pour celles qui se laissent déchiffrer. Le choix des citations bibliques est original et centré sur la notion d'Incarnation en un sens physique, celui de la descente de la divinité sur terre, avec le double sens que nous donnons à l'expression "au sein de" : "venir habiter parmi", mais aussi "être dans le ventre d'une femme".  Il se mêle la notion de mouvement (pieds, annonce, je viens, rencontre ; envoie ...) et celle, statique, de résidence ( j'habiterai au milieu ; je suis avec vous ; femme qui entourera le héros ; l'Eternel est avec toi).  De même, tous ces panneaux latéraux privilégient à travers l'Incarnation la notion verticale descendante  des Cieux vers la Terre, dans une opposition avec le mouvement linéaire ascendant de l'arbre, de la montée de sève et de l'accomplissement dans l'Histoire du plan du Salut.

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2. Obsecro mitte : sur la piste du Procès en Paradis, préalable à la Chasse mystique. 

La présence inattendue du verset Obsecro mitte sur la vignette du Buisson Ardent m'a permis de découvrir le thème du Procès en Paradis. Or, l'approfondissement de la connaissance de ce sujet rend sensible une évidence : à la fin du XVe siècle, une réflexion théologique, ou plutôt mystique et de l'imaginaire populaire, cherche à combler un vide dans l'Histoire du Salut entre la Chute (Adam et Éve) et l'Incarnation. Pourquoi, après avoir condamné l'Humanité, Dieu s'est-il décidé à son Rachat ? La réponse proposée est d'imaginer un débat ("Procès") entre les "Filles de Dieu", les quatre Vertus confrontées deux à deux : Justice et Vérité font valoir que le Péché originel a condamné l'humanité, tandis que Paix et Miséricorde plaident pour une réconciliation décidée par Dieu. Le thème est initié dans le Cur Deus Homo d'Anselme de Cantorbéry au XIe siècle et s'est développé  dans le prologue du Mystère d'Arras d'Eustache Mercadé, joué à Arras en 1420, ou dans celui du Mystère de la Passion d'Arnoul Gréban, joué à Abbeville en 1455 et publié en 1458.

La présence de la citation Obsecro mitte sur le vitrail de Sens est un indice assez mince de ma thèse : la scène de la Chasse à la licorne placée au dessus de celle de l'Annonciation sur l'Arbre de Jessé doit se comprendre comme la suite du Procès en Paradis où Dieu, convaincu par Miséricorde, lance un chasseur à la recherche d'un cœur assez pur pour être le réceptacle de l'Incarnation.  

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ANNEXES.

A. Saint Bonaventure, (v.1217-1274), Méditations sur la vie de Jésus-Christ. 

CHAPITRE PREMIER. De l'Intercession pleine de sollicitude des Anges pour nous.

 Un long espace de temps, plus de cinq mille ans, s'était écoulé depuis que le genre humain était gisant dans sa misère, et ne pouvait, à cause du péché du premier homme, s'élever à la patrie céleste. Les esprits bienheureux , compatissant à une ruine si profonde , désireux de leur propre restauration, avaient déjà bien souvent supplié en notre faveur ; mais, quand la plénitude du temps fut accomplie, ils renouvelèrent leurs supplications avec une ardeur et des instances sans égales. Réunis tous ensemble, et prosternés profondément au pied du trône du Seigneur, ils lui dirent : « Seigneur, il a plu à votre majesté de tirer du néant la créature raisonnable, l'homme, pour qu'il régnât ici avec nous, et afin que nous trouvassions en lui la réparation de nos ruines ; mais tous périssent, et il n'en est aucun qui parvienne au salut. Depuis une infinité d'années, nous voyons que nos ennemis triomphent de tous , et que ce ne sont pas nos ruines qui se réparent, mais les abîmes de l'enfer qui se remplissent, de vos créatures. Pourquoi donc, Seigneur, leur donnez-vous la vie? pourquoi les âmes qui louent votre nom deviennent-elles la proie de vils animaux? Si votre justice a demandé qu'il en fût ainsi, au moins le temps de la miséricorde est venu. Si les premiers hommes ont transgressé imprudemment votre commandement, que votre miséricorde au moins maintenant leur vienne en aide. Souvenez-vous que vous les avez créés à votre ressemblance. Ouvrez , Seigneur, votre main miséricordieuse, et laissez en découler la miséricorde avec plénitude. Les yeux de tous sont fixés vers vous, comme les yeux des serviteurs sur la main de leurs maîtres (Ps. 122.), jusqu'à ce que vous ayez pitié du genre humain et que vous lui veniez en aide par un remède salutaire. »

 

CHAPITRE II. Dispute entre la Miséricorde et la Justice, la Vérité et la Paix.

 A ces mots, la Miséricorde, ayant avec soi la Paix, ébranlait les entrailles du Père et le portait à nous secourir; mais la Justice accompagnée de la Vérité, s'y opposait; et il y eut une ardente contestation entre elles, selon que le raconte saint Bernard dans un long et magnifique discours. Je vais l'abréger le plus succinctement que je pourrai, et comme je me propose de citer souvent les paroles si pleines de douceur de ce Saint, ce sera pour l'ordinaire en y retranchant, pour éviter la trop grande longueur. Voici donc en peu de mots ce qu'il dit sur ce sujet : « La Miséricorde criait au Seigneur : « Eh quoi ! Seigneur, détournerez-vous éternellement vos regards et oublierez-vous de faire miséricorde (Ps. 73.)? » Et il y avait longtemps qu'elle murmurait ce langage à ses oreilles. Le Seigneur répondit : « Que vos soeurs soient appelées, vous savez qu'elles vous sont opposées ; écoutons-les à leur tour ». « Après qu'on les eut appelées, la Miséricorde commença en ces termes : « La créature raisonnable a besoin de la pitié de Dieu, car elle est devenue malheureuse; elle est tombée dans l'excès de la misère; et le temps d'avoir pitié est arrivé, il est déjà passé. » La Vérité de son côté s'écriait : « Il faut, Seigneur, que la parole que vous avez prononcée, s'accomplisse; il faut qu'Adam meure tout entier, qu'il meure avec tous ceux qui étaient en lui, quand en prévariquant il mangea le fruit défendu. » — « Et pourquoi donc, Seigneur, m'avez-vous créée? reprit  la Miséricorde. La Vérité sait bien que c'en est fait de moi , si vous êtes toujours sans pitié. » — « Si le prévaricateur, dit la Vérité, échappe à votre sentence, votre vérité s'anéantit également et ne demeure plus éternellement. » « Cette affaire fut donc déférée au Fils, et la Vérité et la Miséricorde apportèrent les mêmes raisons en sa présence. La Vérité ajoutait : « J'avoue, Seigneur , que la Miséricorde est poussée par un zèle qui est bon ; mais il n'est pas selon la Justice, car elle veut que l'on épargne le pécheur de préférence à sa soeur. » — « Et toi, s'écriait la Miséricorde, tu ne pardonnes ni à l'un ni à l'autre, et tu sévis avec tant d'indignation contre les prévaricateurs, que tu enveloppes ta soeur dans le même châtiment. » — Néanmoins la Vérité reprenait avec force : « Seigneur , c'est contre vous que cette dispute est dirigée, et il est à redouter que la parole de votre père n'y trouve sa ruine. » — La Paix dit alors : « Mettez fin à de semblables disputes : toute contemplation est messéante aux vertus. » « Vous voyez que c'était une question grave, et que, de part et d'autre, on alléguait des raisons fortes et concluantes. Il ne semblait pas que l'on pût conserver et la Miséricorde et la Vérité dans ce qui concernait l'homme. Or, le Roi écrivit une sentence qu'il donna à lire à la Paix, qui se tenait plus proche de lui; et cette sentence était ainsi conçue : L'une dit : « Je péris si Adam ne meurt pas. » L'autre ajoute : « C'en est fait de moi s'il n'obtient miséricorde. Que la mort devienne donc un bien, et qu'il soit fait ainsi selon la demande de l'une et de l'autre. » Toutes restèrent dans l'étonnement à cette parole de la sagesse, et consentirent à la mort d'Adam, pourvu qu'il obtint miséricorde. « Mais comment, demanda-t-on , la mort peut-elle devenir un bien, lorsque son nom seul fait frémir à entendre?». Le roi répondit : « La mort du pécheur, il est vrai, est un mal effroyable (Ps. 33.) ; mais la mort des saints est précieuse (Ps. 115.) : elle est la porte de la vie. Que l'on trouve quelqu'un qui consente à mourir par charité, sans être soumis naturellement  à la mort : elle ne pourra retenir un innocent sous son empire; mais il y fera une brèche par où s'échapperont ceux qui auront été délivrés. » Ce discours acquit l'assentiment de tous. « Mais où trouver un tel homme? » répondit-on. La Vérité revint donc sur la terre, et la Miséricorde demeura au ciel. Car selon le prophète : « Votre miséricorde, Seigneur, est dans les cieux, et votre vérité s'élève jusqu'aux nues (Ps. 35. — 4.)» Celle-ci parcourut l'univers entier ; mais elle ne vit aucun homme exempt de tache, pas même l'enfant qui ne compte qu'un jour sur la terre (Job., 25). La Miséricorde, de son côté, parcourut le ciel ; mais elle ne trouva personne dont la charité pût aller jusque-là. Car nous sommes tous serviteurs, et lors même que nous avons fait tout bien, nous devons dire ces paroles de l'Evangile de saint Luc : « Nous sommes des serviteurs inutiles (Luc., 18. — 2 ). » « Il ne se rencontra donc personne qui eût assez de charité pour livrer sa vie en faveur de serviteurs inutiles. Or, les deux vertus reviennent au jour marqué pleines d'une anxiété profonde. La Paix, voyant qu'elles n'avaient pas trouvé ce qu'elles désiraient, leur dit : « Vous êtes sans intelligence et sans pensée aucune (Joan., 15. — 3 ). Il n'est personne qui fasse le bien, il n'en est pas un seul (Ps. 13. — 4 ); mais que celui qui a donné le conseil nous vienne lui-même en aide. » Le Roi comprit ce que cela signifiait, et il répondit : « Je me repens d'avoir fait l'homme (Gén., 7. — 5 ); c'est pourquoi il me faut faire pénitence pour l'ouvrage de mes mains. » Et, ayant appelé Gabriel, il lui dit : « Allez et dites à la fille de Sion : Voici votre Roi qui vient (Zach., 9.). » Ainsi parle saint Bernard. Vous voyez dans quel grand péril nous a jetés et nous jette encore le péché; quelles difficultés se présentent pour lui trouver un remède. Les Vertus consentirent donc à cette proposition, principalement dans la personne du Fils ; car la personne du Père ne semble en quelque sorte que terrible et puissante, et ainsi la Miséricorde et la Paix auraient pu encourir quelque soupçon. La personne du Saint-Esprit étant toute pleine de bénignité, la Justice et la Vérité auraient pu également être soupçonnées d'avoir sacrifié quelques-uns de leurs droits. C'est pourquoi la personne du Fils fut acceptée, comme tenant le milieu, pour apporter ce remède. Mais il faut comprendre tout cela, non dans un sens propre, mais seulement figurée. Ce fut donc alors que s'accomplirent ces paroles du Prophète : « La Miséricorde et la Vérité sont venues à la rencontre l'une de l'autre ; la Justice et la Paix se sont donné le baiser de réconciliation ( Ps. 84.). » Voilà ce que nous pouvons méditer sur ce qui est arrivé dans les cieux.

 

B. Émile Mâle,  L'art religieux de la fin du Moyen-Âge en France, 1908, pages 36 à 46 (extraits).

"Jusqu'à la fin du XIVe siècle, les auteurs dramatiques, quand ils mettaient en scène la vie de Jésus-Christ, ne demandaient leurs inspirations qu'aux Evangiles, canoniques ou apocryphes, et à la Légende dorée.  Mais ils eurent alors l'idée de recourir à ce livre merveilleux, qui était demeuré, jusque-là, sinon inconnu, au moins sans effet, bien qu'il datât déjà de plus de cent ans, les Méditations sur la vie de Jésus-Christ attribué à saint Bonaventure. Un tel livre était bien fait pour séduire les poètes dramatiques. L'auteur des Méditations, en effet, a l'instinct du drame, et il se révèle disciple accompli de saint François qui mimait ses sermons et jouait la scène de Noël. Comme son maître, il faut qu'il nous montre ses personnages en action et qu'il les fasse parler. Il a imaginé une foule de dialogues entre Joseph et Marie, entre Jésus et ses disciples, entre Jésus et sa mère. Tout parle dans son livre : Dieu, les anges, les vertus, les âmes.

Les Méditations sont à la fois pittoresques et dramatiques, et c'est pour ces deux raisons qu'elles ont tant séduit les auteurs de Mystères. Ils y trouvaient, en même temps, la mise en scène et le dialogue. Ils y trouvaient surtout de l'imagination, de la poésie, de l'émotion, tout ce qui donne l'élan au drame. C'est dans les dernières années du xiv" siècle que nos auteurs de Mystères connurent lesMéditations. Je ne vois pas pourtant que les poètes anonymes qui écrivirent aux environs de 1400 les Mystères de la Bibliothèque Sainte-Geneviève s'en soient inspirés. Mais, vers 1415, Mercadé, l'auteur du Mystère d'Arras, leur fait déjà de fréquents emprunts. II est probable que les premiers drames où se marquait l'influence des Méditations ont disparu. A partir de Mercadé, tous nos écrivains dramatiques relèvent plus ou moins des Méditations : Gréban, Jean Michel et l'auteur du Mystère de la Nativité joué à Rouen les connaissent parfaitement .  A l'étranger, il en est de même : les Italiens, les Anglais, les Espagnols leur doivent quelque chose.

Les Méditations s'ouvrent par une scène pleine de grandeur. Il y a déjà plus de cinq mille ans que l'humanité s'est séparée de Dieu par le péché. Le monde est sombre : les fils d'Adam vivent et meurent sans espoir. Dieu, enfermé dans son éternité, semble indifférent au sort de sa créature. Mais le Ciel s'émeut. Deux créatures célestes, la Miséricorde et la Paix, qui sont des pensées de Dieu, des « filles de Dieu », paraissent en suppliantes devant le trône du Père. « N'aura-t-il pas enfin pitié des hommes ? Ne les arrachera-t-il pas à la mort? Devait-il les tirer du néant pour les laisser retomber au néant ?» — Mais voici que se lèvent deux figures sévères : la Justice et la Vérité. Elles aussi sont filles de Dieu, mais elles sont inexorables comme la Loi. « Dieu ne saurait se contredire, disent-elles; il a condamné Adam et sa race à la mort, sa parole doit s'accomplir. » — « S'il ne pardonne pas, c'en est fait de moi », s'écrie la Miséricorde. — « C en est fait de moi, s'il pardonne », dit la Vérité. Longue est la lutte entre les nobles avocats. Mais, à la fin, Dieu prononce la sentence : « Je donnerai raison aux deux partis, dit-il, les fils d'Adam mourront, mais la mort cessera d'être un mal. » — A cette parole de la Sagesse, le Ciel s'étonne. — « Pour vaincre la mort, reprend le Père, il faut qu'.un juste consente à mourir pour les hommes. Ainsi, il ouvrira une brèche dans la mort, et, par cette brèche, l'humanité passera. » Sans tarder, la Justice et la Miséricorde descendent en ce monde à la recherche d'un homme juste, mais elles reviennent sans en avoir trouvé. Alors Dieu s'adressant à Gabriel : « Va, et dis à la fille de Sion : « Voici ton roi qui vient. » Et il envoya son Fils dans le sein d'une vierge. C'est alors que s'accomplit la parole du Psalmiste : « La Miséricorde et la Vérité se sont rencontrées, la Justice et la Paix se sont embrassées. »

Cette façon hardie d'accuser tour à tour et de justifier Dieu, cette mise en scène dramatique du dogme fondamental du christianisme, n'appartient pas en propre à l'auteur des Méditations. Il nous avertit lui-même qu'il se contente de copier saint Bernard en l'abrégeant. C'est donc à l'imagination lyrique de saint Bernard, et non, comme on l'a dit, à Guillaume Herman , qu'il faut faire honneur du fameux « Procès de Paradis ». C'est à lui que le pseudo-Bonaventure, que Ludolphe, que tant d'autres l'empruntèrent.

On sait quelle place la dispute des quatre Vertus tient dans la première journée de nos grands Mystères; elle forme la conclusion du Prologue; entre la Chute et l'Incarnation elle fait transition naturelle. Mercadé, Arnoul Gréban, l'auteur du Mystère de la Nativité ne manquent pas d'introduire devant le trône de Dieu Justice et Miséricorde, Paix et Vérité. Ces grandes figures planent au-dessus de la tragédie et lui donnent son sens. C'est la justice en lutte avec l'amour. Il est impossible de mieux faire comprendre que la Rédemption est un drame dans le sein de Dieu. Nos poètes avaient bien senti ce qu'une pareille scène communiquait au drame de grandeur surnaturelle. Rien de plus beau que de voir, dans la Passion d'Arras, quand Jésus, vainqueur de la mort, vient enfin s'asseoir à la droite de son Père, Justice embrasser Miséricorde : lâme divine se réconcilie avec l'homme et avec elle-même, puis rentre dans son repos. Mais, hélas, comme ils ont pauvrement exprimé ce qu'ils sentaient si bien ! Quelle prolixité et quel pédantisme ! Comme on oublie que Ton est devant le trône de Dieu, et comme on se croirait plutôt dans quelque salle d'argumentation de la vieille Sorbonne !

On peut se demander si c'est réellement au pseudo-Bonaventure, et non à saint Bernard lui-même, que les auteurs de Mystères doivent l'idée du « Procès de Paradis ». Les emprunts que nous allons bientôt signaler pourraient suffire à démontrer que nos poètes dramatiques avaient sous les yeux les Méditations. Mais il existe une preuve formelle. L'auteur anonyme du Mystère de la Nativité a eu l'heureuse idée d'indiquer ses sources dans les marges de son livre: il n'y a pas d'autre exemple d'une pareille modestie. Or, lorsque commence le dialogue entre Justice et Miséricorde, une note nous avertit que tout le passage est imité du premier chapitre des Méditations.

On n'en saurait donc douter : c'est par le pseudo-Bonaventure que cette scène capitale entra dans les Mystères. Telle fut la vogue des Méditations que le « Procès de Paradis » se trouve dans les Mystères anglais, espagnols, italiens." 

Nous allons retrouver, dans les miniatures, les vitraux et les bas-reliefs, les épisodes des Méditations que nous venons de passer en revue.

Le plaidoyer des quatre Vertus au pied du trône de Dieu, — cette grande lutte entre Justice et Miséricorde, Paix et Vérité, qui prépare et explique l'Annonciation, — n'a pas tardé à entrer dans l'art du XVe siècle. Les miniaturistes furent parmi les premiers à représenter cette scène nouvelle  Il est difficile d'établir une chronologie. Tout ce qu'on peut dire, c'est que la scène n'apparaît guère avant la première partie du XVe siècle. J'en vois comme une ébauche vers i43o, dans le Bréviaire du duc de Bedford (ms. lat. 17 294, f'° 440). On voit Gabriel s'inclinant devant Dieu le Père, avant l'Annonciation. Dans le ms. latin 18026, f° 113, on voit Paix et Justice, Vérité et Miséricorde s'embrassant près de la croix de Jésus-Christ. Le manuscrit semble être des environs de 1400, mais, chose curieuse, la miniature en question semble postérieure aux autres ; elle pourrait être de 1420 ou 1480. Un manuscrit de la Bibliothèque Nationale (Bnf fr. 992), qui fut enluminé dans la seconde moitié du XVe siècle, nous introduit tout d'abord dans le Paradis. Dieu est assis entre la Justice, qui porte une épée, et la Miséricorde, qui porte un lis. Devant le trône, les anges se présentent en suppliants et semblent intercéder pour le salut de l'humanité. A la page suivante. Dieu a décidé l'Incarnation : on le voit au second plan; il semble lointain et comme reculé dans les profondeurs du ciel. A ses côtés, on aperçoit toujours la Justice et la Miséricorde, mais les deux sœurs sont réconciliées, car déjà l'ange Gabriel s'incline pour recevoir le message. Au premier plan, l'ange reparaît : il est maintenant sur la terre, dans la chambre de la Vierge, et il s'agenouille devant elle pour lui annoncer qu'elle enfantera un Dieu. On rencontre des pages analogues dans plusieurs manuscrits de la même époque ( Notamment B. N., ms. franc. 5o, f° 197 [Miroir historial de Vincent de Beauvais), et ms. latin 13294, f" 2 (Livre d'Heures). La scène se présente parfois avec plus de détails encore. Dans un beau manuscrit de la Légende dorée, (Bnf Fr 244), on voit non seulement Gabriel et les quatre Vertus devant la Trinité, mais on voit encore, au moment où a lieu l'Annonciation, la Justice embrasser la Paix (fig. 25 :  Légende Dorée, Bnf Ms fr. 244 folio 107r http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b8442920n/f235.item).

 

Une particularité prouve que nos artistes s'inspiraient non du texte des Méditations mais des Mystères. Plusieurs manuscrits, notamment le fameux Bréviaire de René de Lorraine, conservé à l'Arsenal nous montrent, à côté des quatre Vertus, le chœur des prophètes et des patriarches suppliant Dieu d'envoyer celui qui doit venir :

Domine dit l'un d'eux, obsecro, mitte quem missurus es ! Or, précisément, dans les Mystères, avant d'entendre les Vertus plaider leur cause, on voit les patriarches et les prophètes tendre les bras vers Dieu du fond des limbes et lui demander le Sauveur qu'il a promis. . Voir la Passion de Gréban, et le Mystère de la Nativité de Rouen. La scène se rencontre, il est vrai, dans les Méditations [Médit., ch. iv), mais elle est à peine indiquée. Dans les Mystères, au contraire, elle est longuement développée. On entend tour à tour les patriarches et les prophètes, ceux-là mêmes que reproduisent les miniaturistes.  Dans un manuscrit de la Bibliothèque Nationale, la scène atteint à une véritable grandeur, car ce ne sont pas seulement les patriarches et les prophètes, c'est l'humanité tout entière qui fait monter sa plainte vers Dieu. (Bnf fr. 244 f.4 : http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b8442920n/f9.item.zoom . On voit la même chose sur un manuscrit de la Mazarine n°412 f°1.)

Des manuscrits le thème du « Procès de Paradis » passa dans les livres imprimés. On le rencontre non seulement dans les éditions illustrées des Mystères (Voir l'édition illustrée du Mystère de la Passion de Jean Michel.)  mais encore dans les livres d'Heures, où il accompagne l'Annonciation ( Bois de Vérard et d'Etienne Johannot dans Claudin, Histoire de l'imprimerie en France, t. II, p. 243).

Les arts décoratifs s'en emparèrent. Justice et Miséricorde figurent souvent dans les tapisseries de haute lisse du XVe et du XVIe siècle. Dans une tapisserie flamande conservée à Rome, Justice et Miséricorde apparaissent aux origines mêmes des choses ; elles assistent à la création et se tiennent auprès du trône où siègent les trois personnes de la Trinité'. Dans une tapisserie de Madrid, elles sont debout au pied de la croix, Miséricorde recueille le sang du Sauveur, et Justice, enfin satisfaite, remet son épée au fourreau ^ Au Musée de Cluny, dans la série consacrée à David, elles planent au-dessus du roi repentant. Enfin, au Louvre, dans la belle tapisserie du Jugement dernier, Miséricorde avec son lis accueille les élus, et Justice, l'épée à la main, repousse les réprouvés. Elles apparaissent donc toujours aux moments décisifs de l'histoire du monde.

Les verriers connurent aussi le thème des quatre Vertus. Un vitrail de Saint-Patrice, à Rouen, nous montre la Justice embrassant la Paix, sous les yeux de la Miséricorde et de la Vérité ; au-dessus, Jésus en croix vient d'accomplir son sacrifice. C'est une des rares verrières de ce genre qui subsistent encore aujourd'hui*, mais les vitraux sont fragiles, et plusieurs œuvres analogues ont pu être détruites.

Les sculpteurs eux-mêmes, toujours un peu plus rebelles aux nouveautés, finirent par accepter un motif désormais consacré. L'église de Fontaine-sur-Somme (Somme) et celle de Rumilly-les-Vaudes (Aube)  nous présente l'allégorie avec tout son développement. Elle est sculptée aux pendentifs qui ornent la chapelle de la Vierge; des inscriptions ne laissent aucun doute sur le sens des sujets . C'est d'abord Dieu reprochant leur faute à Adam et à Eve. Puis les quatre Vertus apparaissent, Miséricorde et Vérité, Paix et Justice. Pendant qu'elles plaident leur cause devant Dieu, les anges et les prophètes unissent leurs supplications : Excita potentiam et veni «Fais voir ta puissance et viens », disent les anges, et trois patriarches, coiffés du turban oriental, s'écrient : Inclina coelos et descende « Incline tes cieux et descends.» .Plus loin, des prophètes montrent sur des banderoles des paroles d'espérance. Tant de foi trouve enfin sa récompense : sur l'un des derniers pendentifs, Gabriel annonce à la Vierge que d'elle naîtra ce Messie qu'appellent les anges et les hommes. Le drame est complet ; c'est, traduit par le ciseau, le prologue d'un de nos Mystères. "

 

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SOURCES ET LIENS.

BÉGULE (Lucien), 1929, La cathédrale de Sens: son architecture, son décor Société anonyme de l'imprimerie A. Rey, - 102 pages

— BERJEAU (J. PH.), 1861, Speculum humanae salvationis : le plus ancien monument de la xylographie et de la typographie réunies. Reproduit en fac-simile, avec introduction historique et bibliographique par J. Ph. Berjeau.

https://archive.org/details/SpeculumHumanaeSalvationisBerjeau

— BONAVENTURE Méditations sur la vie de Jésus-Christ,

http://www.abbaye-saint-benoit.ch/saints/bonaventure/vol01/001.htm

 BROUSSE (Bernard), PERROT (Françoise), PERNUIT (Claire)  Les vitraux de la cathédrale de Sens, Antoine Philippe (photographe), Éditions À Propos, Garches, 2013 (ISBN 978-2-915398120) ;  223 pages

— CAILLEAUX (Denis), 1999, La Cathédrale en chantier: la construction du transept de Saint-Etienne de Sens d'après les comptes de la fabrique, 1490-1517  Comité des travaux historiques et scientifiques - CTHS, 667 pages

— GOMPERTZ. Stéphane (2014). "LA JUSTICE ET L'ÉCRITURE - Transcendance et soumission dans le « Mystère de la Passion » d'Arnoul Gréban.".  Revue La Licorne , Numéro 1 .

 

 http://licorne.edel.univ-poitiers.fr/document5914.php

— MEGNIEN, (chanoine P. ) 1974, - L'Arbre de Jessé de la Cathedrale de Sens·  In: Bulletin de liaison. Société Archéologique de Sens fasc. 18  p. 30

— QUANTIN (Maximilien) , 1842, Notice historique sur la construction de la cathédrale de Sens, rédigée sur les documents originaux existant à la Préfecture,  imprimerie de Gallot-Fournier, Auxerre, 56 p.

https://books.google.fr/books?id=39hlGUe_AW4C&dq=%22Louis+La+Hure%22&hl=fr&source=gbs_navlinks_s

— Bulletin de la Société archéologique de Sens  1861, http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k298590d page 185-186

— Wikipédia : https://fr.wikipedia.org/wiki/Cath%C3%A9drale_Saint-%C3%89tienne_de_Sens

— Biblia Pauperum Albrecht  Pfister, imprimeur de Bamberg : https://www.wdl.org/fr/item/8972/

https://dl.wdl.org/8972/service/8972.pdf

— Biblia Pauperum Bnf Réserve rare XYLO-4 et XYLO-5

http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k850504w

http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k1040372s/f10.item.r=.zoom

— Biblia Pauperum Han Sporer 1471 de Nuremberg :

http://pudl.princeton.edu/viewer.php?obj=ht24wj49c#page/6/mode/2up

— The Internet Biblia Pauperum (transcription des textes) :

http://amasis.com/biblia/ibp/index.html

— LOBRICHON (Guy), La Bible des pauvres du Vatican, Pal. lat. 871. Essai sur l'émergence d'une spiritualité laïque dans l'Allemagne de la fin du Moyen Âge. In: Mélanges de l'Ecole française de Rome. Moyen-Age, Temps modernes, tome 98, n°1. 1986. pp. 295-327; doi : 10.3406/mefr.1986.2859 http://www.persee.fr/doc/mefr_0223-5110_1986_num_98_1_2859

— MÂLE (Émile), 1908,  L'art religieux de la fin du Moyen-Âge en France, Paris, Armand Colin, 540 p.

https://archive.org/stream/lartreligieuxde00ml#page/44/mode/2up/search/paradis

— Chants pour l'Annonciation :

http://cantusindex.org/feast/14032500

 — Photos du vitrail:

http://www.panoramio.com/photo/44599156

http://www.mesvitrauxfavoris.fr/sens%20cathedrale.htm

 

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  • "Il faudrait voir sur chaque objet que tout détail est aventure" ( Guillevic, Terrraqué).  "Les vraies richesses, plus elles sont  grandes, plus on a de joie à les donner." (Giono ) "Délaisse les grandes routes, prends les sentiers !" (Pythagore)
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