Les vitraux de la chapelle Notre-Dame-du-Crann à Spézet: la verrière de saint Laurent (1548), baie n° 1. Le retable de saint Laurent.
Voir aussi :
Les vitraux de Notre-Dame-du-Crann à Spézet : l'Adoration des Mages et des Bergers ou Baie 3 (1546).
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Avec ses 2,70 m de haut et ses 1,50 m de large, la baie n°1 (la première des fenêtres à gauche de la baie d'axe) éclaire par l'est le bras nord du transept. Elle comporte deux lancettes cintrées et un tympan à 3 ajours. La verrière qui la ferme est consacrée au martyre de Saint Laurent, diacre de l'église de Rome au IIIe siècle. Les six panneaux des lancettes sont organisés en deux registres, le registre inférieur montrant le saint sur le grill qui est devenu ensuite son attribut, et le registre supérieur les juges et les spectateurs du martyre. La verrière n'a été que peu restaurée, en 1918, par l'atelier parisien d'Alfred Bonnot.
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REGITRE INFÉRIEUR.
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Le peintre-verrier s'est inspiré ici d'une gravure de Marc Antoine Raimondi, Le Martyre de Saint Laurent d'après un lavis de Baccio Bandinelli (1525) : voir la gravure numérisée par Gallica et datant de 1527.
http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b6953442w.r=
Mais il a peint des cuirasses sur le corps musculeux des bourreaux, et un pagne autour des reins du saint.
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Marc Antoine Raimondi, Le Martyre de Saint Laurent d'après Baccio Bandinelli, 1525, http://parismuseescollections.paris.fr/petit-palais/oeuvres/le-martyre-de-saint-laurent-d-apres-baccio-bandinelli-bartsch-104-bartsch#infos-principales
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Inscription : charles quãpion : fabrique.
Il faut comprendre : "Charles Campion, fabricien". On sait que les fabriciens étaient élus ou nommés pour un mandat d'un an pour gérer le budget de la paroisse, contrôler les recettes et les dépenses, décider et mener à bien tous les travaux, qu'ils soient liés à des réparations ou, comme ici, à des embellissements. Le poste était confié à une personne honorablement connue, aux revenus aisés : souvent, dans les paroisses bretonnes, à des agriculteurs exploitant une ferme importante.
La famille Campion est établie à Spézet et les généalogistes mentionnent ainsi un Yvon Campion né à Spézet vers 1545.
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Date : mil Vcc LXVIII : 1548.
La chapelle fut reconstruite en 1535 sur une ancienne chapelle par "Metre H. Bouet Vicaire et I. Loscoat P. Fa biefiturs".
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Registre supérieur .
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Le panneau manque de verticalité, et l'empereur Valérien, qui était dessiné par Bandinelli comme une auguste divinité jupitérienne, se transforme ici en un nain sans majesté ; de même, ses conseillers passeraient volontiers pour les pauvres et infirmes qui assistèrent au supplice de saint Laurent.
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TYMPAN
Le réseau est consacré à la Sainte Trinité : le Saint Esprit sous sa forme de colombe est adoré par un cecle de chérubins, le Christ tient la croix et un livre où sont inscrites les lettres SOSM / M.MI / OMM / MMN / MOM // SPSP / MOSP / MIOZ / OMM / …, et Dieu le Père tient l'orbe et un livre avec les lettres : TOMRN / MEMOI / RIVI OEI / OPERA SEPVL // METV / A / POR / REMT / OPERI / SVPE.
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DISCUSSION.
Ce qui différencie et même oppose, dans la religion catholique, la torture d'avec le martyre, c'est que si la torture est une tentative d'asservissement visant à briser la résistance psychique d'un individu (tentative dont l'efficacité redoutable suscite la terreur), le martyre est la miraculeuse inefficacité des tortures infligées, la négation de leur force opérante par la puissance de la Foi. Si les martyres sont représentés avec tant de complaisance dans les sanctuaires, ce n'est pas pour témoigner des souffrances endurées par les saints, mais de la puissance de Dieu. J'en veux pour preuve que dans les sculptures et peintures, ce n'est pas la douleur des victimes qui est dépeinte, mais, au contraire, l'absence de tout effet produit par les tortures. Torture inopérante, indifférence du saint et rage des bourreaux constituent les bases de l'iconographie du martyre.
C'est évident avec sainte Catherine, les lames de la roue se détachant pour blesser les bourreaux. C'est évident dans le contraste entre les traits grimaçants des bourreaux et la sérénité des saintes Agathe, Barbe et Apolline dont les statues sont si fréquentes. C'est vrai pour saint Étienne et pour saint Sébastien sur lequel nous allons revenir. Mais le martyre de saint Laurent en donne une expression magnificiée par les paroles étroitement associées à la scène et par lesquels le saint nargue l'impuissance de l'empereur : "Apprends, misérable, que tes charbons sont pour moi un rafraîchissement, mais qu’ils seront pour toi un supplice dans l’éternité", ou bien « Voici misérable, que tu as rôti un côté, retourne l’autre et mange. »
Voici des extraits de la Légende Dorée :
Laurent lui dit : « Quel est celui qu’on doit adorer? Est-ce le créateur ou la créature? » Dèce irrité le fit frapper avec des fouets garnis de plomb, appelés scorpions, et on lui mit devant les yeux tous les genres de tortures. Comme l’empereur lui commandait de sacrifier afin qu’il échappât à ces tourments, Laurent répondit : « Malheureux! ce sont des mets que j’ai toujours désirés. » Et Dèce lui dit : « Je sais que c’est par les secrets de la magie que tu te joues des tourments, mais tu ne sauras te jouer longtemps de moi. J’en atteste les dieux et les déesses; si tu ne sacrifies, tu périras dans des tourments sans nombre. » Alors il commanda qu’on le frappât très longtemps avec des fouets garnis de balles de plomb. Mais Laurent se mit’ à prier en disant : « Seigneur Jésus, recevez mon esprit. » Alors il se fit entendre une voix du ciel que Dèce ouït aussi : « Tu as encore bien des combats à soutenir. » Dèce rempli de fureur s’écria: « Romains, vous avez entendu les démons consolant ce sacrilège, qui n’adore pas nos dieux, ne craint pas les tourments et ne s’épouvante pas de la colère des princes. »
Il ordonna une seconde fois qu’on le battît avec des scorpions. Laurent se mit à sourire, remercia Dieu et pria pour les assistants. On apporta donc, des instruments de supplices de tous les genres. Alors Dèce dit à Laurent: « Ou tu vas sacrifier aux dieux, ou cette nuit finira avec tes supplices. » Laurent lui répondit : « Ma nuit n’a pas d’obscurités, mais tout pour moi est plein de lumière. » Et Dèce dit : « Qu’on apporte un lit de fer afin que l’opiniâtre Laurent s’y repose. »
Les bourreaux se mirent donc en devoir de le dépouiller et l’étendirent sur un gril de fer sous lequel on mit des charbons ardents et ils foulaient le corps du martyr avec des fourches de fer. Alors Laurent dit à Valérien: « Apprends, misérable, que tes charbons sont pour moi un rafraîchissement, mais qu’ils seront pour toi un supplice dans l’éternité, parce que le Seigneur lui-même sait que quand j’ai été accusé, je ne l’ai pas renié; quand j’ai été interrogé, j’ai confessé Jésus-Christ ; quand j’ai été rôti, j’ai rendu des actions de grâces. » Et il dit à Dèce d’un ton joyeux : « Voici misérable, que tu as rôti un côté, retourne l’autre et mange. » Puis remerciant Dieu : « Je vous rends grâce, dit-il, Seigneur, parce que j’ai mérité, d’entrer dans votre demeure. » C’est ainsi qu’il rendit l’esprit.
En statuaire, saint Laurent est représenté avec un grill semblable à une grille de barbecue, mais l'instrument est en réalité un lit de fer. Le saint y est donc allongé, ce qui permet au peintre de montrer qu'il s'y repose.
Ainsi l'image va-t-elle opposer trois topos : le bien-être paradoxal et la patience du martyr ; la vanité des efforts et gesticulations des bourreaux ; la rectitude autoritaire mais bafouée des puissants. C'est, déjà, ce qui se montre dans les trois figures de la Passion du Christ : la Comparution devant Pilate, les Outrages et la Flagellation.
Or, ce sujet donne l'occasion, avec une belle régularité et souvent de manière caricaturale, à une opposition entre trois modes corporels : souple beauté du corps saint, selon les canons les plus éprouvés de la statuaire grecque et donc valorisée dans sa statique. Force musculeuse et mouvements quasi gymniques des bourreaux. Immobilité hiératique du Pouvoir, figé dans les statuts de son rôle.
Saint Laurent devient ainsi un doublon de saint Sébastien, l'éphèbe recevant avec une belle indifférence les flêches de ses archers sur son corps nu.
Si ces représentations sont souvent outrées, c'est qu'elles relèvent de la théâtralité. Cette-ci hérite des tréteaux médiévaux, mais est passée des Mystères données sur les parvis, au Théâtre lui-même.
Dans le dessin de Baccio Bandinelli, écrit S.J. Campbell "Laurent repose plutôt sereinement sur son grill, mais il est entouré d'un tourbillon d'anatomies agitées et en équilibre précaire, comme si la sensation de tourment s'était déplacée depuis ce centre tranquille, jusque dans le registre de ces corps plutôt dans que dans le sien. [...] Pas moins de onze bourreaux nus apparaissent au premier plan de la composition [...] contrebalancés par la gravitas des observateurs lourdement drapés que Bandinelli a disposés au tiers supérieur de son dispositif architectural.
Mais près d'un siècle auparavant, Fra Angelico opposait aussi, sur les fresques de la chapelle Nicoline du Vatican (1447-1451), opposait déjà en trois registres la sereine et nargueuse horizontalité du saint avec la laborieuse chorégraphie des bourreaux et la verticalité stérile de Valérien et de Dèce.
C'est dans pendant le Concile de Trente (1545-1563), précisément en 1548 (la date de ce vitrail) que la représentation des Mystères furent interdits. De même, lors de ce Concile, qui prépare la Contre-Réforme, les peintres (et verriers) seront appelés à plus de bienséance afin de réduire la charge érotique des scènes, et de veiller à ce que les fidèles ne soient pas distraits par les corps dénudés et suggestifs.
Sur ce vitrail de Spézet, le peintre a repris des figures de la gravure de Raimondi en les découpant pour les faire entrer dans les dimensions réduites du vitrail, ce qui rompt la cohérence de la composition, mais surtout, en habillant de pièces de cuirasse étincelantes les volumes anatomiques, il s'est certes conformé aux vœux des autorités ecclésiastiques mais a affaibli la rhétorique traditionnelle de ce Martyre.
A l'inverse, le Bronzino s'inspirera de Bandinelli pour son propre Martyre de saint Laurent peint en 1565-1569, (ci-après), mais ce sera pour déshabiller d'avantage les corps, (y compris ceux de l'empereur et de ses barons) pour exagérer leurs postures en "fusionnant le ballet et le bain turc" selon une théâtralité manièriste qui "transforme son thème tragique et violent en une fusion artificielle et sublime de gymnastique et de ballet déployée sur une scène antique".
A mes yeux, cette gymnastique, ces chorégraphies, cette absence de pathos et de tragique ne sont pas propres au Bronzino, mais au Martyre de Saint Laurent ; inversement, le verrier de Spézet les a atténués.
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LE "RETABLE" DE SAINT LAURENT.
En 1931, le chanoine Pérennès écrivait : "Toujours au transept Nord, sur un socle de pierre où est sculptée une tête de femme, on voit la statue d'un personnage en habits sacerdotaux, qui doit être Saint Yves." . Il ne fait pas mention d'une statue de saint Laurent ou de ses volets sculptès.
Aujourd'hui, à gauche du vitrail de la baie n°1, une niche à volets abrite une statue de saint Laurent, en tenue de diacre (aube, dalmatique rouge bordée d'or, manipule), tenant un livre dans la main gauche, alors que la main droite a perdu l'objet qu'elle tenait, vraisemblablement un grill.
La statue est posée sur un culot de granit où deux chiens assaillent la tête d'un animal.
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Culot, niche à volets et statue de saint Laurent, chapelle Notre-Dame-du-Crann, Spézet, photographie lavieb-aile.
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Volets de gauche.
Les volets (chacun en deux parties articulées) sont consacrés à la vie de saint Laurent.
Légende Dorée :
http://www.abbaye-saint-benoit.ch/voragine/tome02/118.htm
Volets de gauche, niche à volets et statue de saint Laurent, chapelle Notre-Dame-du-Crann, Spézet, photographie lavieb-aile.
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Volets de droite.
Volets de droite, niche à volets et statue de saint Laurent, chapelle Notre-Dame-du-Crann, Spézet, photographie lavieb-aile.
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SOURCES ET LIENS.
— ABGRALL (Chanoine Jean-Marie) 1909 : La chapelle de Notre-Dame du Crann en Spézet (Bulletin de la Société archéologique du Finistère).
— ABGRALL (Chanoine Jean-Marie), 1891, Bulletin de la Société archéologique du Finistère page XXVI
https://archive.org/stream/bulletin78frangoog#page/n324/mode/2up
— ABGRALL (Chanoine Jean-Marie), Inscriptions...
http://diocese-quimper.fr/images/stories/bibliotheque/pdf/pdf_divers/abgrall_inscriptions-gravees.pdf
— Bulletin monumental 1912 page 359 :
http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k31102s/f468.item.zoom
— ARLAUX (Claire), 2006, La chapelle de Notre-Dame-du-Krann à Spézet, ed. Keltia Graphic.
—CAMPBELL (Stephen J.), 2013, , « Polémique de Contre-Réforme et Contre-Esthétique Maniériste », Images Re-vues [En ligne], 11 | 2013, mis en ligne le 15 janvier 2014, consulté le 22 juin 2016. URL : http://imagesrevues.revues.org/3144
— COUFFON (René) LE BARS (Alfred), 1988, Nouveau répertoire des églises et chapelles du diocèse de Quimper et de Léon, Quimper, Association diocésaine, 551 p.
http://diocese-quimper.fr/images/stories/bibliotheque/pdf/pdf-Couffon/SPEZET.pdf
— GATOUILLAT (Françoise), HEROLD (Michel), 2005, Les Vitraux de Bretagne, Corpus Vitrearum VII, Presses Universitaires de Rennes, page 197.
— PÉRENNÈS (chanoine Henri), 1931, La chapelle Notre-Dame-du-Crann en Spézet, Quimper, imprimerie cornouaillesse. Reprise des articles du BDHA de 1930-1931
http://www.saintgoazec.com/public/upload/file/bd129a3e102efe309069ffc860992d51.pdf
— Site infobretagne :
http://www.infobretagne.com/spezet-chapelle-notredameducrann.htm
— Bulletin de la Société archéologique du Finistère 1903 page 290:
http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k109982z/f297.image
— Légende de Saint Laurent dans la Légende Dorée de Jacques de Voragine ET fresque de Fra Angelico au Vatican :
http://www.saintlaurentorleans.com/saint-laurent-martyr-dapres-la-legende-doree-de-jacques-de-voragine/
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