Zoonymie des Odonates. La période pré-linnéenne. Le nom "Demoiselle" (1682).
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- Jacques Savary, médecin de marine à Brest de 1758 à 1768 et traducteur de l'Histoire des Insectes de Jan Swammerdam.
- Zoonymie des Odonates. Le nom de genre Lestes Leach, 1815.
- Zoonymie des odonates. Les premiers noms données aux libellules par Linné dans sa Fauna suecica de 1746 puis dans la 10eme édition du Systema Naturae de 1758 .
- Zoonymie pré-linnéenne des Odonates : origine du nom de genre Libellula, Linnaeus, 1758.
Zoonymie des odonates. Le nom de genre Aeshna Fabricius 1775.
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Notre nom de Libellule n'ayant été créé qu'après celui de Libellula par Linné créé en 1758, une question se pose : comment désignait-on ces insectes en France avant le milieu du XVIIIe siècle ?
Lorsqu' Aldrovandi, en 1602, avait utilisé en latin le nom de "Perle" en écrivant De Perlis vulgo dictis, il semble indiquer que ce nom, sans-doute inspiré des yeux proéminents, ronds et brillants des libellules, était d'utilisation courante en dehors des milieux savants, du moins en Italie autour de Bologne et de Padoue. Mais je n'ai pu en retrouver l'emploi avant lui.
Rondelet avait utilisé dès 1555 le nom de Libella fluviatilis , en français "Marteau ou Niveau d'eau douce", pour désigner les larves des Zygoptères, par comparaison avec le Requin Marteau, nommé Libella. En 1634, à Londres, Thomas Mouffet reprend ce nom de Libella pour l'appliquer à tous ses "Papillons aquatiques", selon le terme qu'il rapporte en anglais : Water Butterflies. En 1699 et 1710, les deux amis James Petiver, apothicaire de Londres, dans son Musei petiveriani et John Ray, dans son Historia insectorum posthume, consacrent ce terme quasi générique de Libella. Le nom de Dragonflies apparait en 1661, en note de bas de page pour Libellae muscae. Les Néeerlandais parlent de Rombouten et les Anglais parlent d'Adder-Bolt . Les Allemands utilisaient les termes de Wasserjungfern, Spinnejungfern, Schleifer ou de Augenstecher.
"D'autres noms viennent des croyances populaires sur le mode de vie et les «tâches» mythologiques de ces animaux. En Europe, les libellules ont souvent été associées au mal ou au diable. En Suède, on les appelle des Trollspindeln «fuseaux trolls», car on dit que les trolls les utilisent comme fuseaux pour tresser leurs vêtements, et aussi pour blesser leurs ennemis (d'où le nom de «perce-œil» Augenstecher)). L'idée fausse qu'ils pourraient piquer dangereusement les yeux, ou même tuer celui qui s'est endormi à l'air libre, conduit aux noms Satansbolzen « aiguille de Satan ou " aiguille du diable" Teufelsnadel . Au Pays de Galles, ils sont connectés avec des serpents; le nom gallois est "gwas-y-neidr", "Natterndiener"" . Au Luxembourg, ils ont eu le nom Siwestécher (Siebenstecher), car un être humain pourrait mourir avec sept piqûres de libellules. "
Mais en France ? Je ne trouve qu'un seul nom, celui de "Demoiselle". À partir de 1682.
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I. LES DICTIONNAIRES. Oudin 1655.
Je parviens à trouver le nom Demoiselle, sinon avec l'acceptation "libellule" mais du moins avec celle d'"insecte" , pour la première fois dans les Recherches italiennes d'Antoine Oudin en 1655 :
Baricola, une brouette ; et une insecte appellée demoiselle
...repris dans un dictionnaire trilingue italien-français-allemand de 1674
Baricola, une brouette ; et une insecte appellée demoiselle ; ein schuhfarn. Item, ein Ungezieffer.
Voir aussi Brendola en italien, même sens.
Je ne retiens néanmoins pas cette date puisque la précision concernant l'insecte en question est présumée, mais non explicite. Je retiendrai donc la date de 1682 pour cette acceptation du substantif "Demoiselle" :
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II. LA TRADUCTION DE L'HISTOIRE GÉNÉRALE DES INSECTES DE SWAMMERDAM EN 1682.
En 1669, Jan Swammerdam, vivant à Amsterdam, publia en néerlandais son Historia insectorum generalis, ofte algemeene verhandeling van de bloedeloose dierkens chez Meinardus Van Dreunen à Utrecht. Son propos était d'éclaircir les stades intermédiaires des Insectes avant l'age adulte, et de s'opposer à ceux qui supposaient une génération spontanée à partir de la pourriture (ou, pour les libellules, par développement sur des joncs en décomposition). Après Malphighi (1628-1694), fondateur de l'anatomie microscopique végétale et animale, il est l'autre grand anatomiste microscopique du XVIIe siècle. Il propose de classer les Insectes en quatre Ordres d'insectes selon leurs métamorphoses, dont il montre qu'elles correspondent à un changement de morphologie progressive et non pas brutale comme on le pensait alors. Par ses études au microscopes, il montre que les organes de l'adulte (ailes, trompes, pattes) sont déjà repérables dans les stades intermédiaires.
Les insectes de son premier Ordre passe directement de l'œuf à l'état adulte, ce sont ceux que nous nommons Amétaboles, comme les Araignées et les Iules. Les trois autres Ordres correspondent aux Métaboles actuels (hémimétaboles dont l'œuf donne une larve souvent aquatique puis un adulte non aquatique, comme les Libellules, holométaboles passant par un stade de nymphe immobile comme les Lépidoptères et les Diptères, etc..).
Son Second Ordre, où sont décrites les Libellules, est présenté page 86, puis énuméré page 89, en débutant par celles-ci : Il reprend les noms donnés par Mouffet (Libella) et par Aldrovandi (Perla) avant d'en donner les nos vernaculaires hollandais : Rombout, Scarbout, Naper ou Puystebijter.
"Optellinge vande dierkens, dewelke onder de tweede order van de Natuurelijcke veranderingen, Wurm-popken genoemt, behooren. a Libella of Perla.
Onder deese onse tweede Order van Veranderinge, stellen wy voor eerst; de a Rombout, Scarbout, Naper ofte Puystebijter." (page 89)
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En 1682 parait à Utrecht chez Guillaume de Walcheren la traduction de cet ouvrage sous le titre significatif de Histoire générale des insectes ou l'on expose clairement la manière lente & presqu'insensible de l'accroissement de leurs membres , & ou l'on découvre evidemment l'Erreur ou l'on tombe d'ordinaire au sujet de leur pretendue transformation.
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La page équivalente à la page 89 est la page 82 (et suiv.)
"Sous cette seconde sorte de changements naturels nous comprenons une espèce [note Libella ou parla] d'insecte que l'on trouve dépeint plusieurs fois dans la table VIII suivant les divers degrés de sa formation, et à qui le commun peuple donne ce me semble, le nom de demoiselle.
Nous en pouvons faire voir dix-sept sortes, neuf des plus grandes, cinq de moyenne taille, et trois des plus petites, dont nous trouvons une sorte décrite chez Goudart. Mais parce que cet auteur ne nous a point représenté dans ses figures ni dans sa description les boutons, qui se voient sur le dos de cet animal, et ou ses ailes sont renfermées, cela nous fait croire qu'assurément il n'a point connu la nature de cette nymphe. [En marge : b Perla. Libella. ]
Nous ne voyons pas non plus que Hoefnagel qui nous a peint dix sortes de ces animaux, nous ait représenté aucune de leurs nymphes, quoique néanmoins il doit être très certains qu'elles ont été connues entre quelques écrivains. Car premièrement Rondelet en a eu connaissance, mais c'est très mal à propos qu'il les a nommées des cigales d'eau, ou cigales aquatiques [c. Cicade aquatier.] . Il y a bien de l'apparence aussi que cet animal provient de cette sauterelle d'eau dont parle Moufet. [d. Locusta aquat.] .
Or pour ce qui est des vers en forme de nymphe d'où se forment ces animaux nous en pouvons faire voir de six sortes; à savoir une des plus grandes, trois de moyenne grandeur, & deux des plus petites. Nous pouvons montrer encore l'animal même, lorsqu'il est sur le point de changer, & dans lequel on peut remarquer la manière admirable dont les ailes sont pliées & resserrées dans les boutons qui les renferment. Nous en gardons aussi les œufs, qui ont beaucoup de conformité avec ceux des poissons , & qui sont divisés de même en deux parties, dont l'une est située du côté droit du ventre ou de la queue, & l'autre au côte gauche.
Ce qu'il y a de remarquable dans cet animal, est que la nature ayant voulu qu'il prenne & proie & son aliment dans l'air, lui a donné pour cet effet deux yeux si gros, qu'ils font presque toute la tête, &, outre cela, quatre ailes admirables, par le moyen desquelles il vole et se tourne ça & là dans l'air avec autant de vitesse que les hidronnelles : il a encore deux dents renfermées en dedans, avec lesquelles il pince très fort,lorsque l'on vient à le prendre. Mais nous ne savons pas encore si sa morsure est venimeuse & si elle fait enfler la peau.
Mais si nous trouvons admirable la manière dont cet animal attrape sa nourriture dans l'air, en le purgeant d'une infinité de petites bêtes, son accouplement l'est encore bien d'avantage. Car le mâle flottant dans l'air le fend avec vitesse en faisant plusieurs virevoltes, & sait fort adroitement joindre sa queue avec la femelle, laquelle la recevant dans cette ouverture, qui sépare ses yeux et sa tête , l'embrasse avec ses pieds, comme avec la plus grande passion du monde en fléchissant son corps vers les parties du mâle. Tellement que cette copulation s'accomplit en volant & en faisant des caprioles d'extrémité de la queue de la femelle se courbant vers le milieu du corps du mâle là ou sa verge est située, & la recevant ensuite dans l'extrémité de sa queue.
Or nous ne parlerons pas ici d'avantage de ces, animaux, nous réservant à rapporter dans nos expériences particulières ce qu'il y a de curieux dans la structure de leur corps & particulièrement dans leurs yeux. "
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Le mot "Demoiselle" se retrouve ensuite page 170, , dans l'Explication des quatre espèces de changements par des figures.
"Après avoir suffisamment décrit dans le livre précédent les quatre espèces des changements qui arrivent aux Insectes; nous donnerons un exemple de chaque espèce, que nous représenterons dans nos figures & suivant cet exemple , on pourra juger de même des Insectes, qui seront compris sous la même espèce : quoique cependant on remarque quelque peu de différence dans la manière, dont ils se changent: comme on pourra voir par les expériences particulières, que nous avons faites sur les changements de la quatrième espèce, & sur les nymphes dorées, dont se forment ses chenilles, que Goudart nous représente dans les figures.
Dans la première espèce des changements, nous en dirons seulement le poux: dans la seconde, nous prendrons cet Insecte, que les latins appellent Mordella parla, ou libella à qui le peuple donne le nom de demoiselle ; dans la troisième espèce, qui en contient encore deux autres , nous serons voir la fourmi se changeant de la première manière, & Ie papillon de nuit , qui se change de la seconde. Enfin dans la quatrième espèce, nous représenterons une mouche. Or dans la suite nous ferons comparaison de ces changements avec l'accroissement des membres dans une grenouille, & avec la manière dont les fleurs poussent. dans leurs boutons."
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Cette Explication annonce la Planche VIII dans laquelle sont détaillés six stades de développement d'une Libellule : l'œuf ovoïde (I et II), les stades larvaires III, IV et V, avec le développement croissant des ailes, puis l'imago (VI).
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I. et IA . "Dans cette première figure nous faisons voir les œufs de cet insecte de la même manière, que nous les avons tirez hors de son corps ces œufs ressemblent fort bien à ceux des poissons ; & sont composez aussi d'infinité de petits grains de semence d'une figure un peu longue, comme on les voit ici épars çà & là , & représentés au naturel. Nous faisons voir encore un de ces œufs en grand à la lettre A. de même qu'il nous a paru avec le microscope : mais nous n'y découvrons rien de considérable, si ce n'est ces petits points, qu'on voit surc l'extrémité la plus aigue, & cette ressemblance que sa peau semble avoir avec ces petites écailles, & que nous avons représentée sur le corps de la lente.
Cet animal jette ses œufs ou sa semence dans l'eau, d'où l'on voit ensuite se former un' infinité de petits vers à six pieds , qui étant parvenus à leur juste grandeur deviennent enfin des insectes de la même espéce.
II. Et poursuivre l'ordre, que nous nous sommes proposez, nous représentons ici au naturel l'œuf ou la membrane, d'où le ver de cet insecte est sorti.
III. En troisième lieu nous faisons voir le ver d'ou cet insecte se forme mais un peu plus grand, que lorsqu'il était immédiatement sorti de son œuf. Nous montrons dans sa tête deux yeux avec deux cornes assez étendues: dans la poitrine nous faisons voir six jambes , dont chacune est composée de six parties , & dont l'extrémité est encore armée de deux ongles ou de deux serres: ces jambes sont velues par tout : le ventre se divise en dix anneaux, & celui de derrière est pourvu de deux petites pointes qui s'avancent.
Nous avons remarque que ce ver ne sort pas de son œuf où de sa membrane avec tous ses membres parfaits , ce qui est commun aussi aux vers , dont nous parlerons dans les chapitres suivants : c'est pour cette raison que nous donnons à l'insecte le nom de nympha vermiculus oviformis lorsqu'il est encore renfermé dans son œuf ou revêtu de sa membrane; comme nous avons dit ici ce qui suffira pour la suite."
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http://www.biusante.parisdescartes.fr/histoire/medica/resultats/index.php?do=page&cote=07478x01&p=196
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VI "En quatrième lieu nous représentons ce même insecte, lorsqu'il est devenu un peu plus grand , du lieu où la poitrine s'unit avec le ventre , nous voyons sortir quatre boutons, qui s'enflent & s'étendent d'une manière fort plaisante , & qui couvrent ses ailes. Ces boutons renferment ces ailes de même que les boutons des plantes en contiennent les fleurs: mais si on ouvre ces boutons dans ce même temps, on n'y découvre rien qu'une humidité superflue: & c'est ce qu'on trouve aussi dans les boutons des fleurs , qui commencent à pousser, qui ne renferment qu'une humeur visqueuse. En cinquième lieu, lorsque cet animal est parvenu à sa juste grandeur, nous le dépeignons de même , & nous faisons voir sur son dos les quatre boutons tout former, aussi bien que ses ailes qui font pliées & entortillées ensemble dans ces mêmes boutons. On découvre facilement au travers de la peau de cet Insecte les couleurs & les marques de ses entrailles : Or puisque le ver, dont il se forme, a quelques uns de ses membres renfermez à la manière des nymphes, nous lui donnerons, lorsqu'il est dans cet état le nom-de nympha-vermiculas, c'est à dire un ver sous la forme de nymphe.
Nous faisons voir encore à la lettre B sa manière , dont ce ver en forme de nymphe après être sorti de l'eau , ou il avait vécu jusques alors, rampe sur la terre, & vient enfin à se dépouiller de sa dernière peau, et à déployer ses ailes hors des boutons, où elles étaient renfermées : quoique ces ailes tout proche des épaules commencent déjà à s'étendre & à paraitre plus unies, nous remarquons pourtant qu'a leur extrémité elles sont encore plièes & entortillées ensemble."
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"Enfin nous représentons au nombre VI cet Insecte selon sa juste grandeur & dans l'état auquel il est propre à la génération : si bien que d'un ver rampant, ou qui nage il devient un ver volant. Or il faut remarquer que le changement, qui se fait aux environs des yeux,de la queue & des ailes, est fort considérable; il n'y a que les jambes qui demeurent toujours de même: mais nous traînerons ailleurs cette matière plus à fond ; nôtre dessein n'étant ici que de donner une explication claire & distincte de nos Tables."
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Comparer avec Libellula fulva, photo lavieb-aile :
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La question qui vient à l'esprit de chacun est de savoir quelle espèce a été ainsi représentée par Swammerdam. Or, il est très troublant de constater que dans son Systema naturae de 1758, l'auguste Linné l'a rapproché de sa Libellula vulgatissima, notre Gomphus vuilgatissimus, avec lequel elle ne ressemble nullement. Latreille y a exercé sans succès sa sagacité.
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Néanmoins, Hermann Albarda proposait de reconnaître dans la figure VI de cette planche de Swammerdam Libellula fulva Müller 1764 , la Libellule fauve :
"Jean Swammerdam traita, en 1669 en détail la métamorphose d'une Libellulide. Les figures I — VI de la planche VIII sont celles d'une femelle de la Libellula fulva Müll. Dans sa «Bible de la Nature», publiée par le célèbre médecin Boerhave, ces mêmes figures sont reproduites sur la planche XII. Seulement l'abdomen de l'insecte parfait a été remplacé par celui d'un mâle, et ce qui est assez singulier, point de la même espèce, mais d'une Aeschna mixta Latr.
L'auteur dit encore qu'il possède six espèces de larves de Libellulides. Il en décrit quatre, p. 226 — 228, et les figure sur la même planche, fig. IV — VIL Quoiqu'il soit impossible de déterminer les espèces auxquelles ces larves appartiennent, les figures indiquent suffisamment des larves des genres Aeschna, Libellula, Calopteryx et Agrion, ce qui prouve que les différences de structure n'ont pas échappé à cet excellent observateur. "
Hermann Albarda Catalogue raisonné et synonymique des Névroptères, observés dan les Pays-Bas et dans les Pays limitrophes, Tijdschrift voor entomologie 1857
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Les oeufs de la Libellule fauve éclosent deux à sept semaines après la ponte. Les larves , qui vivent au milieu de débris végétaux accumulés au fond de l'eau ou sur les plantes aquatiques, passent deux ans dans l'eau et muent entre 11 et 16 fois. Les émergences sont synchronisées et ont lieu en quelques heures, en début de matinée au printemps.
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Au total, "Demoiselle" est cité deux fois dans cette traduction de 1682.
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III. LE DICTIONNAIRE DE FURETIÉRE 1690.
Le mmot Demoiselle n'est pas présent avec cette acceptation dans le Dictionnaire de Pierre Richelet de 1680.
Le mot Demoiselle est absent du Dictionnaire de l'Académie française de 1694 : Demoiselle, voyez Dame".
La troisième source que je peux citer est le Dictionnaire d'Antoine Furetière, dans les éditions de 1690, de 1701 et de 1727 mais non dans celle de 1684.
L'article est non seulement d'un style éblouissant, mais il est aussi d'une réelle qualité entomologique. C'est, lorsqu'on n'a pas encore réalisé qu'il s'agit d'une adaptation du texte de Swammerdam, un petit bijou digne de Francis Ponge :
DEMOISELLE. "Espèce de petit insecte. C'est un vers en forme de nymphe, qui a deux yeux si gros, qu'ils sont presque toute sa tête, et quatre ailes admirables, qui le font tourner avec une très grande vitesse, parce qu'il prend sa proie en l'air. Il a deux dents renfermées en dedans, avec lesquelles il pince très fort.
Sa copulation avec la femelle s'accomplit en l'air en volant, et en faisant des cabrioles ; l'extrémité de la queue de la femelle se courbant vers le milieu du corps du mâle, là où la verge est située, et la recevant ensuite dans l'extrémité de sa queue.
Cet insecte a aussi deux cornes, et il jette ses œufs dans l'eau, qui ressemblent à ceux des poissons, d'où l'on voit sortir une infinité de vers à six pieds. Il s'en forme ensuite un vers volant, qui était auparavant rampant et nageant. Chacune de ses six jambes est composée de six parties velues partout, dont l'extrémité est armée de deux ongles ou serres. Le ventre est divisé en dix anneaux. Du lieu, où la poitrine s'unit avec le ventre, sortent quatre boutons qui s'enflent, et renferment ses ailes, comme les boutons des plantes contiennent les fleurs.
Les Latins l'appellent libella, ou perla. Swammerdam en fait voir de dix-sept sortes, et dit que Rondelet mal à propos l'a nommé « cigale d'eau » ou ciquada aquatica ; au lieu d'une sauterelle d'eau, ou locusta aquatica, dont parle Moufet. Jonston l'appelle forsicula aquatica, qui est ce que le même Moufet appelle « puce d'eau », ou pulex marinus. C'est aussi ce que Mr Redi appelle « scorpion aquatique »"
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Comme on le constate, l'auteur cite Jan Swammerdam (1669), Thomas Moufet (1634), Jonston (1657 réed. 1675) et Francesco Rédi (1668).
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IV. RÉAUMUR 1738 et 1742.
Le meilleur vulgarisateur du terme "Demoiselle" fut René-Antoine Ferchault de Réaumur, dans ses deux tome IV (1738) et VI (1742) de ses Mémoires pour servir à l'histoire des insectes. Là encore, la lecture du texte est un véritable plaisir. Dès la première phrase, l'auteur indique que le nom de Demoiselle est très commun, et nullement savant, puisqu'il est connu dans toute la France, et même par les enfants. Il propose une explication à ce nom, en relation avec la finesse de leur taille plutôt que, plus banalement, avec leur grâce féminine. Plus loin, il souligne le contraste entre ce nom, et la férocité de l'appétit de l'insecte.
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https://archive.org/stream/memoirespourserv04ra#page/156/mode/2up/search/demoifelle
"Les Mouches appelées ordinairement en Latin Libellae, par quelques Auteurs Perlae, et par d'autres Mordellae sont connues dans presque toute la France, même par les Enfants, sous le nom de Demoiselles : ne le devroient-elles point à la longueur de leur corps, à leur taille fine, pour ainsi dire ? II n'est point au moins de mouches qui ayent le corps plus long & plus délié que celui des Demoiselles de plusieurs especes; on lui compte aisément onze anneaux. Si les épithetes de jolies & même de belles peuvent être données à des Mouches, c'est à celles-ci : leurs aîles n'offrent point à la vérité de couleurs aussi variées que celles qui ornent les aîles de divers Papillons; elles sont extrêmement transparentes & comme celles de beaucoup de differentes Mouches , elles paroissent de gaze, mais d'une gaze plus éclatante , qui semble de talc , ou n'être qu'un talc ouvragé : regardées en certains sens, on leur découvre du luisant; celui des unes est doré, & celui des autres est argenté ; quelques-unes ont pourtant des taches colorées. C'est sur le corps, la tête, le corselet des Demoiselles de beaucoup d'especes différentes , que brillent les couleurs qui les parent. On ne trouve nulle part un plus beau bleu tendre, que celui qui est couché sur tout le corps de quelques-unes; d'autres n'ont de ce beau bleu qu'à l'origine & à l'extrémité du corps & sur le corselet; le reste est brun : le corps de quelques autres est verd ; celui de plusieurs est jaune, & il y en a d'autres encore qui l'ont de couleur rouge. Ces couleurs se trouvent combinées sur le corps ; le corselet & la tête de plusieurs sont marqués par raies & par taches, avec différens bruns & du noir ; il y en a dont les couleurs modestes font rechauffées par l'éclat de l'or qui y est mêlé. Ce ne font pas feulement les bruns & les gris de quelques-unes : dorés; les verds & les bleuâtres de plusieurs autres le font aussi ; mais on en voit qui font simplement brunes ou grifes. - Ces Mouches se rendent dans nos jardins ; elles parcourent les campagnes, elles volent volontiers le long des hayes; mais où on les voit en plus grand nombre, c'est dans les prairies, & surtout le long des ruisseaux & des petites rivières, & près des bords des étangs Si des grandes mares. L'eau eft leur pays natal; après en être sorties, elles s'en rapprochent pour lui confier leurs œufs. Quoique par la gentillesse de leur figure, par un air de propreté & de netteté, & par une forte de brillant, elles soient dignes du nom de demoiselles, on le leur eût peut-être refusé si leurs inclinations meurtrières eussent été mieux connues: loin d'avoir la douceur en partage, loin de n'aimer a se nourrir que du suc des fleurs &. des fruits, elles sont des guerrières plus féroces que les Amazones ; elles ne se tiennent dans les airs que pour fondre sur les insectes ailés qu'elles y peuvent découvrir, elles croquent à belles dents ceux dont elles se saisissent. Elles ne sont pas difficiles fur le choix de l'espece: j'en ai vu se rendre maîtresses de petites mouches à deux aîles, &. d'autres qui attrapoient devant moi de grosses mouches bleues de la viande; j'en ai vu une qui tenoit entre les dents & emportoit en l'air un papillon diurne à grandes aîles blanches. "
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VI. LA TRADUCTION DE L'HISTORIA INSECTORUM DE SWAMMERDAM PAR JACQUES SAVARY : L'HISTOIRE NATURELLE DES INSECTES DE 1758.
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Sous l'influence probable de ces Mémoires de Réaumur, Jacques Savary, médecin de la Marine à Brest, va utiliser le terme de "Demoiselle" dans sa traduction de la Biblia naturae, sive Historia insectorum de Jan Swammerdam, d'abord publiée en édition bilingue hollandais/latin en 1737-1738 par Boerhaave, à Leyde. Cette traduction parut en 1758 dans le tome V des Editions étrangères des Collections académiques. On ne confondra pas l'Histoire Générale des Insectes (HGI) de 1682 avec cette Histoire Naturelle des Insectes (HNI) , qui enrichit la précédente de tous les manuscrits confiés par Swammerdam à Melchisédech Thévenot. Les libellules sont toujours au nombre de 17, et les larves ("nymphes-vers) au nombre de 6, plus une libellule récoltée en cours d'émergence hors de son exuvie "dans laquelle on voit comment les ailes sont pliées dans leur fourreaux".
Cette fois-ci, le nom "Demoiselle" est utilisé une cinquantaine de fois, aux pages 132 à 145, 177, 208, 330, 377, et dans la Planche VIII.
La planche VIII — Tab. XII de la Biblia naturae — reprend les illustrations de l'Histoire Générale des Insectes, mais la complète de 7 figures, dont un accouplement d'Anisoptères, avec une précision de trait fabuleuse. je rappelle que l'abdomen de l'imago a été modifié et échangé avec celui d'un mâle d'Aeshna mixta.
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VII. L'HISTOIRE ABRÉGÉE DES INSECTES D'ETIENNE-LOUIS GEOFFROY 1762.
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Juste après la parution de la 10ème édition du Systema naturae de Linné en 1758, le médecin-régent parisien, héritier de très belles collections d'histoire naturelle, Étienne-Louis Geoffroy publia en deux volumes son Histoire abrégée des insectes qui se trouvent aux environs de Paris.
Il y reprend, mais cette fois-ci en traduction du Genre linnéen LIBELLULA, le nom de DEMOISELLE. C'est donc un changement de statut important pour le substantif qui pouvait, jusqu'à présent, être considéré comme une désignation vulgaire et non scientifique. Pour Geoffroy son genre Demoiselle a, mutatis mutandis, la même valeur nomenclaturale que celui de Libellula.
Sans prendre conscience que Linné a imposé une unité internationale par sa dénomination binominale latine, et que chaque auteur ne peut créer sa propre nomenclature dans sa langue nationale, Geoffroy ne va pas conférer à ses propres descriptions originales une validité taxonomique. Une ré-édition par Fourcroy conforme à la dénomination binominale tentera en 1785, un peu trop tard, de réparer cette bévue ; mais c'est ainsi que sa "Demoiselle cécile" eut l'honneur de la dénomination Ophiogomphus cecilia .
Description générale :
"La demoiselle a été appellée par les Naturalistes, libella ou libellula , soit parce que plusieurs espèces de ce genre tiennent leurs ailes étendues et comme de niveau, soit à cause de la manière dont ces insectes planent en fendant l'air. Le caractère de ce genre consiste; 1°. dans la forme des antennes qui font très-courtes pour la grandeur de ces insectes ; 2°. dans les mâchoires fortes & écailleuses dont leur bouche est armée des deux côtés; 3° dans les pinces qui se trouvent à l'extrémité de la queue des mâles, & qui sont accompagnées d'espèces de lambeaux ou feuillets assez grands. De plus, les demoiselles ont les trois petits yeux lisses qui se trouvent sur la tête de beaucoup d'insectes à deux & à quatre ailes ; mais ces petits yeux ne font pas placés de même dans toutes les espèces. Les unes les portent sur le devant de la tête ; dans d'autres ils font sur le sommet entre les deux grands yeux. Je ne les ai trouvés dans aucune espèce placés sur le derrière de la tête , comme ils le sont dans la plupart des autres insectes.
La larve de la demoiselle vit dans l'eau, elle est aquatique ; aussi rencontre-t-on plus ordinairement les demoiselles au bord des eaux, où elles vont déposer leurs œufs.
Cette larve est très-sínguliere, c'est ce qui nous a engagé à donner sa figure. Elle est plus courte & plus ramassée que la demoiselle ou l'insecte parfait, & on peut aisément distinguer les trois parties qui composent son corps ; savoir, la tête , le corcelet & le ventre. Ce dernier fort long , quoique gros dans quelques espèces , est composé de dix anneaux. Au corcelet, sont attachées six grandes pattes , avec lesquelles cette larve va & vient dans l'eau. En-dessus du corcelet, on voit quatre espèces de boutons qui deviennent plus grands & plus apparens , à mesure que cette larve grossit & change de peau & qui ensuite s'étendent & couvrent presque la moitié du ventre lorsqu'elle est devenue chrysalide. C'est dans ces espèces de moignons que font renfermées les quatre grandes ailes dont sera parée la demoiselle. Mais de toutes les parties de cette larve , il n'y en a point de plus singulièrement construite que sa tête. On distingue dans cette tête les yeux , de petites antennes & la bouche : mais pour les voir , il faut lever une espèce de masque dur & épais qui couvre tout le devant de la tête de la larve & qui lui cache la face, si on peut se servir de ce terme pour un insecte. Cet étrange masque est creux en-dedans , irrégulier , & on y remarque les différentes cavités qui reçoivent les éminences de la tête de la larve, en sorte qu'il s'applique aussi bien & même mieux que les masques que mettent fur leurs visages les personnes qui vont au bal. Ce masque n'est point immobile ; l'insecte le remue à sa volonté ; il ne tient que par une espèce de pied long & coudé qui l'attache au col de l'insecte. Ce pied forme une charnière, par le moyen de laquelle le masque peut se. lever & se baisser. On ne conçoit pas d'abord par quelle raison la nature a donné à cette larve un tel masque , qui semble devoir l'incommoder au lieu de lui servir : mais si l'on nourrit dans l'eau quelques-unes de ces larves , on voit qu'elles tiennent leur masque baissé , & qu'elles le relèvent pour surprendre & saisir les insectes aquatiques dont elles se nourrissent. Ce masque arrête ces insectes qui font ensuite dévorés pat la larve.
Les nymphes ou chrysalides des demoiselles ne différent presque pas de leurs larves. Seulement les boutons du corcelet, ces appendices qui renferment les aîles sont plus grandes & couvrent une portion du ventre ; elles ressemblent à quatre aîles épaisses un peu courtes , couchées fur le dessus de cette partie. Du reste cette nymphe court dans l'eau , va & vient comme la larve , & se nourrit des insectes qu'elle rencontre & dont elle est très-friande.
Lorsque l'insecte est arrivé à sa grosseur, il subit son dernier changement. La nymphe s'approche du bord de l'eau; souvent elle en sort tout-à-fait. Sa peau commence à se fendre sur le dessus de son corcelet, peu à peu l'insecte parfait se tire de cette enveloppe , & âpres quelques instans, lorsque ses aîles sont séchées & affermies, il s'élève légèrement en l'air, où il doit dorénavant faire son habitation. On trouve quelquefois au bord de l'eau la dépouille de la larve, que la demoiselle > après s'en être tirée, a laissée attachée à quelque plante.
La demoiselle a le corps beaucoup plus long & plus étroit que sa larve. Ses aîles au nombre de quatre sont longues & étroites. Quelques espèces du nombre des plus grandes les tiennent étendues parallèlement & de niveau avec le corps fur lequel elles font posées. D'autres au contraire les tiennent dans la même direction que leur corps; mais plus relevées & adossées toutes les quatre les unes contre les autres ; ce font les plus petites espèces. Ces dernières volent moins vite, mais les grandes ont un vol très vif & très-rapide. La nourriture ordinaire de ces demoiselles leur est fournie par la chasse qu'elles font en volant aux petits moucherons , à ces petites tipules qu'on trouve en grande quantité au bord de l'eau.
Les demoiselles mâles se distinguent aisément des femelles par deux crochets accompagnés d'espèces de feuillets qu'elles ont à l'extrémité de la queue. Les femelles n'ont point de semblables crochets , mais seulement on remarque au dernier anneau de leur ventre qui est un peu renflé , une ouverture qui est celle de la partie du sexe. Pour les mâles, leur partie n'est point placée au même endroit , en vain l'y chercheroit-on. C'est au haut du ventre qu'elle est située, au premier anneau de cette partie qui tient au corcelet. Cette position différente des parties du mâle & de la femelle paroît singulière ôc ne semble pas commode pour l'accouplement. Aussi y en a-t-il peu qui soit aussi extraordinaire que celui des demoiselles. Lorsque ces insectes veulent travailler à la propagation de leur espéce , c'est le mâle qui fait les avances, c'est lui qui en volant poursuit sa femelle, qu'il saisit au col avec les pinces de fa queue. Telle est la manière dont ces insectes commencent à se faire l'amour. Lorsque le mâle tient ainsi sa femelle , il la serre & ne la laisse plus échapper. II n'est pas cependant encore fort avancé , il lui est impossible de porter fa partie près de celle de fa femelle qu'il tient par l'extrémité de son corps ; tant que la femelle ne se prête point à ses désirs, l'accouplement ne peut se faire. Aussi le mâle tient-il quelquefois fort long-tems fa femelle ; il l'emporte en Pair suspendue à sa queue , jusqu'à ce qu'enfin celle-ci ou fatiguée ou mise en action se rende à ses importunités : pour lors la femelle replie son ventre en-dessous , le fait passer entre ses jambes & par devant fa tête , & porte elle-même l'extrémité de son ventre contre la partie du mâle qui s'accouple avec elle fans lâcher la tête de fa femelle. Pendant cet accouplement ces insectes sont dans une attitude bien singulière ; ils forment une espéce d'anneau. La tête de la femelle est accrochée par la queue du mâle, tandis que l'extrémité de son ventre qui fait le cercle , est accouplée avec la partie supérieure du ventre de ce même mâle. Ces insectes volent dans cette attitude forcée , & ne se séparent qu'après quelque tems, lorsque l'accouplement est tout-à-fait fini.
Les oeufs que dépose la femelle sont oblongs ; c'est dans l'eau qu'elle va les déposer, & c'est aussi dans l'eau qu'éclosent les petites nymphes qui viennent de ces mêmes oeufs.
Les demoiselles ont en général la tête large, les yeux fort gros & le ventre gresle ; quelques-unes cependant comme l'éléonore ont le ventre plus large & moins long. Plusieurs font ornées des plus belles couleurs; dans les unes c'est un bleu ou un vert tendre, dans d'autres c'est un vert doré & comme satiné. Les ailes de quelques-unes font distinguées par différentes taches; la louise surtout a deux grandes taches bleues , qui couvrent la plus grande partie de ses aîles. Enfin, pour ce qui est de la grandeur, il y a quelques-unes de ces demoiselles qui ont jusqu'à deux pouces & plus de long."
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Geoffroy suivra si scrupuleusement la cohérence de son projet nomenclatural qu'il donnera à chacune des Demoiselles quil décrit, un prénom de jeune-fille, en reprenant d'abord les deux prénoms LOUISA et ULRICA utilisé par Linné dans sa Fauna suecica pour rendre hommage à la reine de Suède Louise-Ulrique. Voici la liste de ces demoiselles :
1. La Louise [L. virgo]
2. L'Ulrique : [L. virgo]
3. L'Amélie. [L. puella]
4. La Dorothée : [L. puella]
5. La Sophie : [L. puella]
6. La Françoise : [L. quadrimaculata]
7. L'Eléonore : [L. Depresssa femelle (et non [L. flaveola = Sympetrum flaveolum)]
8. La Philinte [L. Depresssa mâle ]
9. La Sylvie [L. depressa]
10. L'Aminthe [L. aenea ]
11. La Justine [L. vulgatissima]
12. La Julie [L. grandis]
13. La Caroline [L. forcipata]
14. La Cécile. A.F. de Fourcroy latinisa le nom en 1785 en Ceclilia et le plaça dans le genre Libellula . La demoiselle transexuelle devint monsieur le Gomphe serpentin Ophiogomphus cecilia Geoffroy in Fourcroy, 1785.
Ce choix des prénoms de demoiselles fut donc malheureux, et seule Cécile a accédé à la postérité.
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La figure 1 de la Planche XIII est la seule illustration d'une libellule adulte, accompagnée de sa larve. Geoffroy indique page 225 qu'il s'agit de son Éléonore dont il fait la Libellula Flaveola de Linné, notre Sympetrum flaveolum. Linné (S.N; 1767) reprend cette identification à son compte.
Il s'agit pourtant d'une femelle de Libellula depressa, comme l'ont vu Latreille puis Lamarck 1839 .
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VIII. LES GENRES DES INSECTES DE JAMES BARBUT 1781.
En 1781, James Barbut publie un recueil des insectes observés en Angleterre et l'accompagne des dessins des spécimens. L'ouvrage basé sur les Genres de Linné est bilingue anglais / français. Les Libellules sont décrits page 293 et suivantes et sont désignés en français par le nom de "Demoiselle". En ligne.
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Genre I. LA DEMOISELLE Planche XI.
L'auteur décrit quatre des Libellula de Linné et leur donne, dans la colonne du texte anglais, le nom latin, et dans la colonne en français, un nom vernaculaire composé de "demoiselle". Il y ajoute une cinquième espèce, de couleur rouge, qui n'a pas été décrite par Linné
La grande demoiselle Libellula grandis Linnaeus
La demoiselle à quatre taches Libellula quadrimaculata Linnaeus
La demoiselle vierge Libellula virgo Linnaeus
La demoiselle fillette Libellula puella Linnaeus
"La demoiselle qui reste n'est qu'une variété dans la couleur, le corps en étant d'un beau rouge". [Il s'agit vraisemblablement de Pyrrhosoma nymphula Sulzer 1776.]
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J'en profite pour lire la description générale :.
"Ce genre d'insectes est connu de tout le monde. L'espèce la plus grande provient d'un ver aquatique hexapode, qui jeune encore & très petit se transforme en nymphe. Cette nymphe vit dans l'eau. On croit lui avoir aperçu des ouïes comme aux poissons. Elle porte un masque aussi bien marqué que celui dont on fait usage pour le bal ; et ce masque attaché à son col & qu'elle remue à volonté, lui sert à retenir sa proie qu'elle dévore. Le temps de la métamorphose arrive, la nymphe gagne le bord de l'eau, se met en voyage, cherche un lieu convenable et se fixe sur une plante, ou s'attache à un brin de bois sec. Sa peau devenue sèche se fend sur le dessus du corselet. L'insecte ailé sort peu à peu, laisse sa dépouille, déploie ses ailes, les agite, s'envole avec grâce & légèreté. Sa taille fine & élégante, la richesse de ses couleurs, la délicatesse et le tissu brillant de ses ailes est pour les yeux un spectacle ravissant. Les parties sexuelles des demoiselles font placées différemment dans le mâle & dans la femelle: c'est fous le corps à la jonction du corselet que l'on aperçoit les parties mâles. Celles de la femelle se reconnaissent à une fente placée à l'extrémité du corps. Leurs amours se décident par un enlèvement. Le mâle en planant guette des yeux et saisit la femelle par la tête avec les deux pinces dont l'extrémité de sa queue est armée.
Ce ravisseur traverse ainsi les airs jusqu'à ce que la femelle cédant à la force, ou plutôt au penchant, fait de son corps un cercle qui va se terminer aux parties génitales du mâle, pour remplir le voeu de la nature. Ces sortes d'enlèvements font communes. L'on rencontre souvent des demoiselles qui volent, ainsi accouplées. Elles présentent la forme d'un anneau. C'est dans l'eau que la femelle dépose des œufs d'où naissent des vers aquatiques qui subissent les mêmes métamorphoses."
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https://www.biodiversitylibrary.org/item/208811#page/261/mode/1up
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IX. LES "DEMOISELLES" DU XIXe et XXe SIÈCLES.
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1°) En 1854, dans la Monographie des Caloptérygines ( Mémoires de la Societé royale des sciences Liege.9, Bruxelles, Muquardt, Paris Roret ), Édmond de Sélys-Longchamp entreprend une démarche taxonomique : Il sépare les Odonates (alors un sous-ordre des Névroptères) en deux Tribus, les ANISOPTÈRES et les ZYGOPTÈRES.
— Anisoptère associe au grec -π τ ε ρ ο ς, de π τ ε ρ ο ́ ν «plume d'aile, aile, chose en forme d'aile» le suffixe aniso-, du gr. α ́ ν ι σ ο ς « de longueur inégale») : pour grouper les espèces d'Odonates dont les ailes postérieures sont plus larges que les antérieures spécialement à la base.
— Zygoptère associe au même -ptère, "aile" le suffixe zygo-, du grec ζ υ γ ο ́ ν « joug, couple, paire ») pour grouper les Odonates dont les ailes antérieures et postérieures sont de la même largeur, leur nervation comportant un quadrilatère et non un triangle. D'ailleurs, Sélys de Longchamp donne la description suivante dans sa publication :
"Les quatre ailes semblables, relevées ou à demi-relevées dans le repos; sans membranule. La nervure sous-médiane sans rameau supérieur, de sorte que le triangle discoîdal est remplacé par un quadrilatère plus ou moins régulier. Tête transverse , les yeux pédicellés, très-éloignés l'un de l'autre. Appendices anals au nombre de quatre chez les mâles."
Il est amusant de retrouver ici le terme grec signifiant "joug, paire", puisque c'est celui sur lequel est formé le nom Zygène, mais aussi celui de Zygaena attribué au requin marteau ou Libella (pour ses deux yeux écartés), Libella marin qui fut le parrain de la larve de zygoptère nommé par Rondelet Libella fluviatilis, pour la même raison.
Parmi les Zygoptères tout fraîchement créés, De Sélys s'empressa de faire entrer les Caloptérygines et les Agrionines.
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2°) Sa tribu devint un Sous-Ordre des Odonata, les Zygoptera, espèces au corps fin et qui replient leurs ailes au dessus d'elles quand elles se posent. On y trouve les Agrions (Coenagrions) , les Lestes, les Platycnemis et les Calopteryx.
Comme il s'agit des libellules les plus menues, au corps longiligne aussi fin qu'une aiguille (à tricoter), c'est tout naturellement aux Zygoptères que fut réservé le terme de "Demoiselles", tandis que par opposition, on fut amené à réserver le terme de "Libellules" stricto sensu aux Anisoptères, ou, parmi ceux-ci, aux Libellulidés .
En contre-partie de cette entrée dans les usages établis, le nom Demoiselle dut renoncer à toute prétention à un statut scientifique. D'ailleurs, les savants ne l'utilisèrent plus qu'avec des pincettes (Latreille, ) et il vint animer de ses charmes les magazines de vulgarisation, les traités agricoles et les dictionnaires de la conversation.
3°) Damselfies et Dragonflies.
Curieusement, notre Demoiselle, déçu de la désaffectation des naturalistes français pour les appellations vernaculaires trop vulgaires au XIXe siècle, traversa la Manche pour vivre des jours meilleurs sous le déguisement de Damsel. En anglais, le terme Damselfly est assez récent puisqu'il est apparu en 1810-1815, de la fusion des deux mots Damsel "Jeune femme" ou "Femme noble célibataire" et Fly, "mouche, insecte volant" entrant dans la composition de Dragonfly, Butterfly, Firefly.
Les Damselflies recouvrent donc le sous-ordre des Zygoptères, et s'affichent désormais partout dans un cadre en forme de parenthèse après le nom latin : Zygoptera (Damselflies).
Mais les Anglais réservèrent à l'émigrée d'autres honneurs. Ils donnèrent à tous les membres de la famille des Calopterygidae vivants sur leurs terres (il y en a deux) les noms vernaculaires composés sur Demoiselles : Calopteryx virgo est The Beautiful Demoiselle et Calopteryx splendens , The Banded Demoiselle. Pour mesurer combien nous pouvons regretter le mépris de nos savants franco-belges pour les noms vernaculaires, et leur manque d'imagination poétique, il faut savoir que ces deux espèces sont nommées chez nous "Calopteryx vierge" et "Calopteryx éclatant ": la transcription du latin en français.
De même; la famille des Coenagrionidae porte des noms composés sur -damselfly : The Azure Damselfly Coenagrion puella , The Blue-tailed Damselfly Ishnura elegans et The Small Red Damselfly Ceriagrion tenellum, etc...
Les Lestidae sont toutes des Demoiselles Émeraudes ou Emerald Damselflies (cinq zoonymes).
La famille des Platycnemididae n'est pas en reste avec la Demoiselle aux jambes blanches White-legged damselfly, Platycnemis pennipes
Toutes leurs espèces de Zygoptera portant un nom comportant Demoiselle ou Damselflies, il leur est facile de savoir à qui ils ont affaire.
Au total, j'ai compté 23 noms vernaculaires anglo-saxons de Zygoptères composés sur Demoiselle et Damselfly dans la liste des espèces de Grande Bretagne, mais il faut aussi penser aux espèces des autres pays.
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X. LES "DEMOISELLES" DU XXIe SIÈCLE.
Le nom de Demoiselle est employé avec parcimonie dans les principaux guides naturalistes francophones en usage, notamment celui de K.-D.B. Dijkstra (Delachaux et Niestlé 2006) . Dans Les Libellules de France, de Belgique et Luxembourg (Biotope) de Grand et Boudot, le terme apparaît rarement dans le texte des parties générales.
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Adieu, Gentilshommes et Damoiselles !
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SOURCES ET LIENS.
— ALBARDA (Hermann) 1857, Catalogue raisonné et synonymique des Névroptères, observés dan les Pays-Bas et dans les Pays limitrophes, Tijdschrift voor entomologie 1857
https://archive.org/stream/tijdschriftvoore32188889nede#page/212/mode/2up
— BARBUT, (James) 1781, Les genres des insectes de Linné : constatés par divers échantillons d'insectes d'Angleterre, copiés d'après nature The Genera Insectorum of Linnaeus exemplied by various specimens English insects drawn from Nature by James Barbut London : Imprimé par Jacques Dixwell, dans St. Martin's Lane, et se vend au profit de l'auteur chez J. Sewell, Libraire, dans Cornhill. Dessins de Barbut gravés par James NEWTON.
https://www.biodiversitylibrary.org/item/208811#page/9/mode/1up
—DUPONT P. 2010. Plan national d'actions en faveur des Odonates 2011-2015. Office pour les insectes et leur environnement, Société française d’Odonatologie et Ministère de l'écologie, de l'énergie, du développement durable et de la mer. 170 pp.
http://www.pnaopie.fr/odonates/wp-content/uploads/2011/01/plan_national_d_actions_odonates.pdf
— OLIVIER, 1792, Libellules, in Insectes, in Encyclopédie méthodique vol. 7 page 558-572
https://books.google.fr/books?id=BrRdAAAAcAAJ&pg=PA568&dq=libellula+sophie&hl=fr&sa=X&ved=0ahUKEwjg66362ObYAhVTnRQKHTaBCVcQ6AEIKDAA#v=onepage&q=libellula%20sophie&f=false
— Tome IV : Histoire des Gallinsectes, des Progallinsectes et des Mouches à deux ailes, Imprimerie royale, Paris, 1738, 636 p., 44 pl. ;
http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k65246505.r=m%C3%A9moires%20pour%20servir%20%C3%A0%20l%27histoire%20des%20insectes?rk=21459;2
https://archive.org/details/mmoirespourser04ra
— Tome VI : Suite de l'Histoire des Mouches à quatre ailes avec un supplément des Mouches à deux ailes, Imprimerie royale, Paris, 1742, 608 p., 48 pl. ;
https://archive.org/stream/memoirespourserv16ra#page/n707/mode/2up
— —SWAMMERDAM, (JAN), 1669, Historia Insectorum Generalis ofte Algemeene Verhandeling van de Bloedeloose Dierkens, 1669
www.dbnl.org/tekst/swam001hist01_01/swam001hist01_01.pdf
http://www.dbnl.org/tekst/swam001hist01_01/swam001hist01_01_0004.php
http://www.dbnl.org/tekst/swam001hist01_01/swam001hist01_01_0007.php?q=libella#hl1
—SWAMMERDAM, (JAN), 1682, Histoire générale des insectes ou l'on expose clairement la manière lente & presqu'insensible de l'accroissement de leurs membres , & ou l'on découvre evidemment l'Erreur ou l'on tombe d'ordinaire au sujet de leur pretendue transformation, par Jean Swammerdam, docteur en médecine, avec des figures A Autrecht, chez Guillaume de Walcheren, Marchant Libraire demeurant en la place de St-Jan 1682 - 215 pages
https://books.google.fr/books?id=bu5AAAAAcAAJ&hl=fr&source=gbs_navlinks_s
http://www.biusante.parisdescartes.fr/histoire/medica/resultats/index.php?cote=07478x01&p=91&do=page
— SWAMMERDAM (Jan), 1738, Biblia naturæ : sive, Historia insectorum in classes certas redacta, trad. Hieronimus David Gaubius, préf. Herman Boerhaave, , apud Isaacum Severinum, 2 tomes.
Biblia naturae sive historia insectorum t. 1, Leyde, 1737
http://docnum.unistra.fr/cdm/compoundobject/collection/coll13/id/65389/rec/3
Planche XII :
http://docnum.unistra.fr/cdm/compoundobject/collection/coll13/id/65389/show/65384
Biblia naturae sive historia insectorum t 2, Leyde 1738.
http://docnum.unistra.fr/cdm/compoundobject/collection/coll13/id/68732/rec/4
http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k98985f
— SWAMMERDAM (Jan), 1752, Bybel der Natur, Hermann Boerhave, Leipzig
http://docnum.unistra.fr/cdm/compoundobject/collection/coll13/id/114424/rec/1
— SWAMMERDAM (Jan), 1758, Histoire générale des insectes : tome V de la collection académique de la Faculté de Dijon traduite du Biblia naturae avec 36 planches et des notes de Savary et de Guénau de Montbeillard.
https://books.google.fr/books?id=pppr3UErJ6cC&pg=PA51&dq=savary+%22+brest%22+histoire+naturelle&hl=fr&sa=X&ved=0ahUKEwivifrYmuHYAhWCYlAKHejsB8k4ChDoAQhCMAU#v=onepage&q=savary%20%22%20brest%22%20histoire%20naturelle&f=false
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