22 mars à Kerloc'h, Crozon : j'aperçois mon premier Tircis :
Le Tircis est un Nymphalidé : Pararge aegeria (Linnaeus, 1758): Speckled wood des anglais.
Les mâles de ce papillon sont connus pour leur stratégie dite "bourgeoise" d'entrer en compétition pour des territoires de reproduction qui sont des taches ensoleillées : leur lutte consiste en vols brefs vers le haut au cours desquels chacun des adversaires tournent en spirale autour de l'autre. Le perdant est celui qui quitte le rayon de soleil le premier. Mais c'est toujours le premier occupant, le "résident", qui gagne ( Davies, 1978).
En effet, dés le début d'une matinée ensoleillée, chaque mâle prend position d'un perchoir sur une feuille ensoleillée et y guette le passage d'une femelle. La course du soleil fait que, régulièrement, chaque perchoir se retrouve à l'ombre et que son propriétaire doit courir (ou plutôt voler) vers un nouveau perchoir, un peu comme dans un jeu de société du genre des chaises musicales ou d' Un, Deux, Trois, Soleil. Cela engendre inévitablement - c'est cela qui est amusant-son lot de conflits territoriaux et de stratégie "bourgeoise", qui sont certainement autant d'échanges de messages chimiques. Ce qui amuse d'avantage les savants, c'est de s'arranger pour faire croire à deux mâles en même temps qu'ils sont les résidents du perchoir, et d'observer en se tapant sur les cuisses tellement c'est comique que le vol en spirale vers la canopée peut durer pendant des heures ; enfin, pendant plusieurs minutes.
Je m'interromps car j'ai fait jadis un voeu que je suis obligé de réaliser : j'ai un jour promis à Saint Robert de donner l'étymologie de "canopée" la première fois que j'écrirais ce nom. Donc, voilà:
Le nom "canopée" désigne la cime des arbres , l'étage supérieur de la forêt. Il tient son nom de l'anglais canopy, désignant le ciel de lit ou baldaquin, à rapprocher de notre canapé. Ces deux noms viennent du grec désignant la moustiquaire et dérivé de kounoupi, moustique. Il a fallu passer par le latin conopeum, conopium, moustiquaire, par le latin médieval canapeum, XIVème siècle, par l'ancien français conopé "rideau de lit" (1180), ou canope (1508). Canopée et canapé sont donc cousins, mais ils cousinent aussi avec le terme conopée qui désigne le tissu qui recouvre le tabernacle dans les églises chrétiennes. On peut y ajouter l'utilisation du mot canapé en art culinaire dès 1787 pour nommer ces petits pains garnis de caviar, de pâté ou d'anchois. Une telle descendance pour un moustique, étonnant, non?
Certains mâles de Tircis adoptent une autre stratégie de drague que celle du perchoir et patrouillent à la recherche des meufs... et Jeremy Thomas ( Butterflies of Britain and Ireland) soutient que ceux qui ont quatre points sur l'aile postérieure sont des percheurs, et ceux qui n'en ont que trois sont les patrouilleurs. Vraiment étonnant ! Mais mon Tircis n'a que trois points et c'est un percheur.
Les mâles ne s'en prennent qu'aux papillons de leur espèce, et ignorent les autres papillons.
Lorsqu'une femelle interceptée est réceptive, elle se pose sur une feuille et étend ses ailes. Le mâle la survole en frôlant ses ailes postérieures : les papillons ont des récepteurs olfactifs situés sur les pattes et on pense que ce rituel lui permet de flairer sa partenaire pour savoir si son émergence est récente. Information capitale puisqu'une jeune femelle a devant elle une espérance de vie prolongée et pourra produire un plus grand nombre d'oeufs.
L'accouplement survient en fin de matinée et dure une heure environ.
Les tircis adultes se nourrissent de miellats (sécrétions de pucerons) sur la face supérieure des feuilles de chêne, de frêne ou de noisetier, et ne butinent pas les fleurs, sauf en fin d'été.
Lépidoptéronymie.
• Le zoonyme Pararge nous vient de Jakob Hübner, 1819, il est formé du grec para-, "à coté, proche de-", pour indiquer selon A. Maitland Emmet (1991). les affinités avec le genre Arge Schrank, 1802 qui regroupe ...des hyménoptères symphites comme les tenthrèdes. J'ignore quelles sont les affinités en question. Arge, que j'aurais rapproché à tort d'Argus, signifierait en grec "blanc", et on le retrouve dans Melanargia galathea, le Demi-deuil, qui est noir et blanc. Mais ni les tenthrèdes ni notre Tircis ne sont blancs : ce sont les mystères de la science.
• L'épithète aegeria, que l'on doit à Linné,renvoie à Égérie. Ce nom qui est devenu dans notre langue un nom commun désignant l'inspiratrice d'un homme de pouvoir est d' abord le nom d'une Camène, ces nymphes des sources et des bois de l'ancienne religion latine. Le deuxième roi lègendaire de Rome (après Romulus) Numa Pompilius fit croire au peuple latin que c'est Égèrie qui lui inspirait toutes ses décisions politiques lorsqu'il fonda les institutions religieuses romaines : il se rendait dans le bois d'Aricie, où elle résidait . Mais Ovide suggère qu'il y rencontrait sa maitresse...
De toute façon, cela n'a rien n'a voir avec ce papillon, qui n'a été ainsi baptisé par Linné que parce que celui-ci l'avait classé parmi les Nymphalidés et a donc attribué des noms de nymphe au petit bonheur aux spécimens qu'il était en train de classer pour la postérité dans son Systema Naturae.
• Le Tircis tient son nom d'un berger de la mythologie grecque, tel qu'il apparaît dans les Idylles de Theophraste ou chez Virgile. Ce berger Tircis ou Thyrsis est réputé pour ses chants bucoliques. Son nom s'inspire du thyrse, un bâton surmonté d'une pomme de pin et d'un bouquet de feuilles de vigne ou d'une touffe de lierre, noué par un ruban.
Aucun rapport clair n'est à établir entre ce papillon et ce héros grec ou avec son espèce de caducée, sauf à considérer que les feuilles de lierre sont les canapés (j'ai réussi à le placer) de prédilection des Pararges pour leur sieste au soleil.
La septième Églogue des Bucoliques de Virgile, imitée de la huitième idylle de Théophraste, présente la joute poétique de deux bergers, Corydon et Thyrsis, qui invoquent dans des couplets de quatre vers alternés successivement les Muses, Diane, Priape, avant de chanter Galatée, puis les saisons, puis Alexis, Phyllis et Lycidas, avant que Corydon soit déclaré vainqueur.
Ce nom Tircis a été attribué en 1821 par Godart sous la forme Satyrus tircis à une sous-espèce. Mais il l'a emprunté à Etienne Louis Geoffroy qui l'utilise pour la première fois dans son Histoire abrégée des insectes qui se trouvent aux environs de Paris, Paris, 1762, Tome 2,p. 48 : après avoir donné les noms de Silène, de Baccante et de Tristan aux papillons de sa Première famille, il nomme le Tircis et renvoie aux descriptions de la dixième édition de Linné et à l'Histoire des insectes de Réaumur I; t.27,f.16-17.
En choisissant ce nom de berger pour baptiser un papillon, Geoffroy rend d'abord hommage à Virgile et aux églogues de ses Bucoliques. Il nommera le papillon suivant Corydon, puis viendra Myrtil, puis Amaryllis, la belle Amaryllis de la première Églogue. Je note que la sixième Églogue porte le titre de Silène.
On a peut-être oublié la place que tenait Virgile en France et dans toute l'Europe du seizième au dix-neuvième siècle, l'importance des antiquités grecques et latines dans la formation scolaire de l'élite intellectuelle, comment la maîtrise du latin et des auteurs latins remplissait le rôle qu'occupe actuellement les mathématiques dans la sélection des meilleurs esprits, en un temps où les doctorats se soutenaient dans cette langue. On a aussi sans-doute oublié l'importance de la poésie pastorale et du roman pastoral qui s'inspirèrent des oeuvres latines pour divertir avec de charmantes histoires de bergères et de berger, de moutons et de houlettes, de rossignols et de fleurettes. Pourtant ces idylles roucoulantes tiennent une place considérable dans notre littérature, et puisque par convention le berger s'ynommait régulièrement Tircis, on trouve Tircis chez Guillaume Colletet, chez Honoré d'Urfé et son Astrée , chez La Fontaine ( Tircis et Amarante, Fables VIII, 13, Le berger et la mer, Fables, II,2, Contre ceux qui ont le goût difficile Fables II, 1, Les Poissons et le berger qui joue de la flûte, Fables X, 10), chez Fontenelle ( 23 occurrences dans le premier volume de ses Poésies), chez Molière ( dans les Intermèdes de Georges Dandin, dans l'Eclogue (sic) qui ouvre le Malade Imaginaire, dans Le Sicilien ou l' amour peintre, dans les Amants magnifiques...), chez Pierre Corneille (dans Mélite ,1629), chez Houdart de la Motte, chez Berquin,et chez une quantité innombrable d'auteurs de Bergeries ou d' Idyllies un peu moins connus, où Tircis dialogue avec Corydon ,Doristée, Eraste, Cléon, Climène, Daphné ou Dorillas.
Lorsque Geffroy écrit son Histoire abrégée, la mode des bergers bat son plein, accompagnant un mouvement plus général de retour à la nature, favorisé par le rousseauisme et la Nouvelle HéloÏse, et on trouve une illustration de l'importance de cette mode dans la construction au château de Chantilly, au château de Rambouillet ou au Petit Trianon de fermes dotées, non de bergeries, mais de laiteries où les nobles vont "jouer à la vacherie". Signalons encore que les fauteuils dits "bergères" reçurent ce nom en 1725.
Mais revenons à nos moutons ( c'est le conseil que l'on donna à Mme Deshouillières (1633-1694) qui avait écrit auparavant une idylle à succès, Les Moutons, après qu'elle se soit aventurée à faire paraître Genseric, une tragédie pitoyable) et retrouvons Tircis au dix-neuvième siècle sous la plume de Paul Verlaine dans ses Fêtes galantes :
Mandoline
Les donneurs de sérénades
Et les belles écouteuses
Échangent des propos fades
Sous les ramures chanteuses.
C’est Tircis et c'est Aminte,,
Et c’est l’éternel Clitandre,,
Et c’est Damis qui pour mainte
Cruelle fait maint vers tendre.
Leurs courtes vestes de soie,
Leurs longues robes à queues,
Leur élégance, leur joie
Et leurs molles ombres bleues
Tourbillonnent dans l ’ extase
D ’ une lune rose et grise,
Et la mandoline jase
Parmi les frissons de brise.
Source :
http://www.learnaboutbutterflies.com/Britain%20-%20Pararge%20aegeria.htm