Fallait-il vraiment changer le nom du papillon l'Azuré des mouillères ?
Voir : Zoonymie du papillon l'Azuré des mouillères Maculinea alcon.
Introduction.
Dans un document du Muséum d'Histoire Naturelle publié en 2013 par Dupont et al. les auteurs préconisent de remplacer le nom vernaculaire français de Maculinea alcon "L'Azuré des mouillères" (Gérard Chr. Luquet, 1986) par celui de "l'Azuré de la Pulmonaire". Présentation et discussion critique.
Dans la révision des noms vernaculaires français des rhopalocères parue dans la revue Alexanor en 1986, Gérard Christian Luquet proposait comme nom principal pour Maculinea alcon ([Denis & Schiffermüller], 1775) "l'Azuré des mouillères", pour remplacer "le Protée" (Engramelle, 1779) et le "Polyommate alcon" (Godart, 1821).
Le zoonyme "l'Azuré des mouillères" est créé à cette occasion par G. Chr. Luquet qui regroupe l'immense majorité des 83 espèces de la sous-famille des Polyommatinae sous les noms de Azurés et de Sablés (et quelques-uns sous le nom d'Argus ou de Bleu nacré).
L'Azuré des mouillères est, dans sa liste, l'un des de 63 Azurés. Cette stratégie lui permet d'indiquer, par le nom vernaculaire, l'appartenance à un groupe aux caractéristiques communes, comme le permet le nom de genre pour le nom scientifique. Cela allège aussi l'effort de mémoire, car il suffit de retenir le second terme du nom vernaculaire, qui sera généralement soit un nom géographique (Azuré canarien, de l'Argolou, d'Anatolie, d'Oranie, cordouan, sarde, crétois...), soit d'un milieu, soit surtout le nom de la plante-hôte (Azuré de la Luzerne, du Trèfle, des Nerpruns, des Cytises, etc, etc.).
Or, selon Dupont et al. (2013) :
Il convient de remplacer le nom « Azuré des mouillères » (Luquet, 1986 : [15]) par « Azuré de la Pulmonaire ». Le mot mouillère, qui s’applique à une micro-zone humide sans exutoire, située dans une parcelle cultivée (Gérard Arnal, comm. pers.), est impropre à désigner cet Azuré, car ce type de biotope ne correspond en aucun cas à la biologie de l’espèce. Pulmonaire, en revanche, fait allusion à la plante nourricière de la chenille, la Pulmonaire des marais ou Gentiane pulmonaire (Gentiana pneumonanthe), ainsi nommée parce qu’elle était autrefois utilisée dans le traitement curatif des maladies du poumon (Luquet, in Doux & Gibeaux, 2007 : 204).
Pascal Dupont (MHNH et Service du patrimoine Naturel) est particulièrement habilité à émettre un jugement sur le bien-fondé du nom vernaculaire de cette espèce, après avoir été l'auteur en 2010 du Plan National d'Action en faveur des Maculinea -Opie : http://www.insectes.org/opie/pdf/1587_pagesdynadocs4c23506fd6f5b.pdf
Mais il semble que cela soit Gérard Luquet lui-même (l'un des auteurs de la publication de 2013) qui a souhaité corriger son choix initial, car il avait en 2007 incité Doux et Gibeaux à utiliser Azuré de la Pulmonaire à la place d' Azuré des mouillères. De même, il a utilisé ce nom dans son adaptation en français du guide Nathan de Heiko Bellmann en 2008. Enfin, Perrein et al (2012) indiquent les deux noms de Azuré des mouillères et Azuré de la Pulmonaire, et indique : "La Pulmonaire est un ancien nom de la Gentiane des marais Gentiana pneumonanthe, utilisée autrefois contre certaines pneumopathies, selon Gérard Luquet (Comm. pers.).
Le nom "Mouillère".
Le CNRTL donne pour "Mouillère" :
"Terrain bas, marécageux, où le bétail et les chars peuvent s'enliser (Fén. 1970). Synon. molière*
Étymol. et Hist. 1845-46 «partie de pré ou de champ constamment humide» (Besch.). Altération, d'apr. mouiller*, de molière «terrain marécageux» (ca 1300, Chart. de Blanche de Navarre, fo248 Cf. le lat. médiév. mollaria «champ cultivé où l'on voit sourdre de petites sources, terrain creux où les eaux croupissent» (1132 ).
*Molière (féminin) : B. − Terre grasse et marécageuse. La mer (...) a déposé, en effet, un cordon littoral dont la trace est visible (...) dans les molières ou marais de Cayeux (Vidal de La Bl., Tabl. géogr. Fr., 1908, p.98).
Ce nom récent (1834), mais attesté dans la toponymie (lieu-dit Les Mouillères) est utilisé pour désigner des "sources", des marécages, des terrains argileux qui ne se drainent pas, des zones restreintes des champs qui restent inondées.
La Gentiane dite "pulmonaire" : étymologie et Matière médicale.
illustration: Jacob Sturm in Johann Georg Sturm Deutschlands Flora in Abbildungen 1796
Le nom Gentiana date des grecs anciens : selon Dioscoroide et Pline (Livre 25 chap. 7) , cette plante doit son nom à Genthius (180-68 avant J.C), roi d' Illyrie (près de l'Albanie) , qui en découvrit les vertus toniques. Elles furent insuffisantes pour lui éviter d'être vaincu par le préteur romain Anicius. Genthios (pour les hommes) et Genthis (pour les femmes) comme Gentian sont des prénoms encore en usage, en Albanie notamment.
Linné a décrit les 23 espèces du genre Gentiana dans son Species Plantarum de 1753 page227. Gentiana pneumonanthe est la 5e espèce, avec la mention Habitat in pascui humidiusculis. C'est la Gentiana palustris angustifolia du Pinax de Bauhin page 188.
C'est surtout la Gentiane jaune qui connaissait un usage thérapeutique, sous forme d'extrait, de vin ou de poudre, comme tonique et fébrifuge. Sa racine figure dans la Liste des drogues utilisées pour l'hôpital de la marine de Brest et pour les coffres de mer en 1777. Sa poudre rentre dans la composition d'un Opiat antiscorbutique, selon la recette du même Hôpital.
La G. pneumonanthe (Marsh gentian) était considérée comme moins active, mais plus amère. A la différence de sa Gentiana centaurium, (S.P. n°14 page 229) Linné n'indique pas pour celle-ci une référence à la Matière médicale.
Je n'ai pas trouvé de témoignage sur une utilisation particulière dans les troubles pulmonaires. Il me semble que cela est dû à une "mauvaise" traduction de l'épithète pneumonanthe par "pulmonaire", le terme "Gentiane pulmonaire" n'étant attesté (par un moteur de recherche dans les Livres) qu'à partir de 1905. Selon Alexandre de Théis dans son Glossaire de botanique, ou, Dictionnaire étymologique de tous les noms Paris : Dufour, 1810, l'étymologie de -pneumonanthes est la suivante :
Pneumonanthes : du grec pneumo, "air, souffle", et anthes, "fleur, De sa corolle ventrue et qui ressemble à une vessie remplie d'air. Boëhmer dit qu'on la nomme pneumonanthes « parce qu'elle croît sur les montagnes aux lieux exposés au souffle des vents ». C'est une erreur, elle croît dans les marais. Bauhin, Pinax 188 l'a nommée même gentiana palustris.
Linné n'a donc pas créé le nom pneumonanthe avec l'intention de décrire les qualités expectorantes ou pectorales de la plante, qualités qui, une fois encore, ne sont pas attestées.
Car en réalité ce n'est pas Linné qui est l'inventeur de ce nom, qu'il a repris au médecin et botaniste allemand Cordus. Valerius Cordus (1515-1544) a publié Annotationes in Pedacii Dioscoridis de Materia medica libros V où il décrit 500 plantes et qui paraît en 1561 (ou à Nuremberg en 1541 ?), et Gessner a publié de façon posthume son Historia stirpium et sylva Strasbourg 1561 avec ses notes personnelles.
J'ai suivi jusqu'à présent le fil de mes recherches. Parvenu à ce stade, je remets les éléments dans l'ordre :
1. Valerius Cordus a décrit page 162 de son Historia une gentiane qu'il nomme Pneumonante :
De Pneumonante , id est Lungenblüme [Gentianae minoris, speciem esse apparet, qualem hîc exhibeo, aut similimam] cap. CLI. Pneumonanthes caulem qui busdam in locis producit singularem ...
Dodonaeus Violam cathalianam vocat...
(V. Cordius, Historia stirpium Libra IV, Gessner, édité par Rihelius, 1561. BHL lib.)
2. Cordus mentionne un nom vernaculaire allemand Lungenblüme [Poumon-Fleur] qui traduit ou explique le nom de Pneumonante/pneumonanthes, et qui peut relever de la Théorie des signatures attribuant des propriétés thérapeutiques à une plante selon sa ressemblance avec un organe ou une pathologie. Mais Cordus ne commente pas ce nom dans son texte, et ne mentionne pas d'usage médical.
3. Dalechamps et Desmoulins la signale en 1615 sous ce nom dans leur description de la Calathiana ou Violette d'automne (Histoire générale de Dalechamps VII, 17 page 712). Pas d'utilisation thérapeutique signalée.
4. Etienne Blankart écrit en 1754 (Etienne Blankaart, Johann Heinrich Schulze Steph. Blancardi Lexicon medicum renovatum, in quo totius artis medicae ...1754):
Vox ipsa significat Florem pulmonalem, sed an inserviat morbis pulmonum, necdum compertum habeo. B. Longe bloem, G. Lungea blume, A. Marsh-gentian
"Son nom signifie Fleur du Poumon, mais je n'ai pas encore appris qu'elle soit utile aux maladies pulmonaires"
5. Ce nom de Pneumonanthe est repris par les différents auteurs dans leurs Botaniques, puis par Linné, sans faire mention de propriétés pulmonaires. [Linné donne une traduction de Lungenblüme (Felwort en anglais, Maldelgeer en néerlandais) en 1760].
6. La plante est nommée en français "Gentiane pulmonaire" pour la première fois en 1905 par la Société horticole du Doubs (Vol. 49 à 50, p. 345).
7. La Revue horticole suisse ajoute en 1994 : Gentiane pulmonaire "car elle soignait, dit-on, les affections bronchiques".
8. L'article Wikipédia (consulté le 10-1-2014) ne donne comme nom vernaculaire que "Gentiane des marais, Gentiane pneumonanthe".
Ce nom de Gentiane "pulmonaire" est à mon sens inadéquat car il laisse penser que le nom français traduit fidèlement le nom latin pneumonanthe, et que cette plante connaît un usage traditionnel pour soigner les affections pulmonaires. Il est préférable, comme le fait l'auteur de l'article Wikipédia, de respecter l'intégrité du nom sous sa forme "Gentiane pneumonanthe", ou d'utiliser le nom tout aussi traditionnel de "Gentiane des marais".
Le nom de "Pulmonaire des marais" est bien signalé sur le site de référence Tela Botanica, mais avec la mention "régional ou secondaire". (Par contre, le site ne mentionne pas "Gentiane pulmonaire"). L'appellation est retrouvée en France à partir de 1850 et devient alors assez communément citée comme nom "vulgaire" dans les compte-rendus et les publications.
En conclusion,
la décision de remplacer le nom de "Azuré des mouillères" (bien répandu dans le public) par "Azuré de la Pulmonaire" risque d'entraîner d'autres confusions que celle qu'elle souhaitait éviter ; loin de signaler que la plante-hôte est Gentiana pneumonanthe (elle-même plus connue sous le nom de "Gentiane des marais" que sous le nom de "Gentiane Pulmonaire"), ce nom porte à croire que l'espèce est inféodée à une Pulmonaire, plante du genre Pulmonaria (Borraginacées) comme la Pulmonaire officinale, la Pulmonaire semblable, la Pulmonaire des montagnes ou (dans le genre Mertensia) la Pulmonaire maritime. Ces plantes doivent leur nom au fait que, selon les Romains, la racine de certaines espèces était censée guérir les maladies du poumon, mais on considère généralement que, selon la Théorie des signatures, l'attribution de cette propriété est liée, par analogie, aux taches éparses sur les feuilles des principales espèces, ces taches évoquant celles du poumon. (d'après Wikipédia).
N.B : le site Wikipédia consulté le 10 janvier 2014 donne pour Phengaris alcon (Maculinea alcon) les noms de "Azuré des mouillères" et de "Protée".
Dans le même temps, l'usage du nom de genre Maculinea, Eecke, 1915 en usage depuis le deuxième tiers du XXe siècle a été contesté au profit de celui de Phengaris Doherty, 1891, plus ancien. Or, la Commission s'est prononcé sur le maintien du nom Maculinea, en raison de sa diffusion, de l'emploi régulier qui en a été fait dans les publications, et du fait que le public connaissait les espèces du genre sous ce nom.
Les mêmes arguments ne valent-ils pas pour le nom vernaculaire Azuré des mouillères ?
Document :
cas 3508 : Paclt, J, Bulletin of Zoological Nomenclature mars 2013 70(1) : 52
This comment is in support of Case 3508 to conserve the junior synonym Maculinea Eecke, 1915 for the Large Blue butterfly. The historical use of the two synonyms, Maculinea Eecke, 1915 and Phengaris Doherty, 1891 is summarized by Paclt (2012), with Maculinea shown to be very widely used and Phengaris very little used, almost solely by, or following, the authors of the comment opposing the case. Article 23.2 of the Code (the Principle of Priority) is to be used to promote stability, and not to upset a long-accepted name in its accustomed usage by introducing a little-used senior synonym as was done by Fric et al. (2007). The genus Phengaris was introduced in 1891, and since then has been the subject of very few publications, while Maculinea was used in all catalogues, field guides and educational posters and has been the subject of numerous behavioural, ecological and conservation studies. The Commis- sion is formally asked for a ruling in support of Case 3508 and for conservation of the junior synonym Maculinea, which is a classical case of common usage vs priority, as described in Article 23.9.3 of the Code.
Source :
— DUPONT (Pascal), DEMERGES (David), DROUET (Eric) et LUQUET (Gérard Chr.). 2013. Révision systématique, taxinomique et nomenclaturale des Rhopalocera et des Zygaenidae de France métropolitaine. Conséquences sur l’acquisition et la gestion des données d’inventaire. Rapport MMNHN-SPN 2013 - 19, 201 p.
http://www.mnhn.fr/spn/docs/rapports/SPN%202013%20-%2019%20-%20Ref_Rhopaloceres_Zygenes_V2013.pdf