Quand le temps est à la pluie, les Brestois sortent quand-même.
"Quand-même" : l' expression a mes faveurs, et pourrait servir de devise en Finistère. Elle n'a pas le coté ronchon du "non mais quand-même" proche du "m'enfin" lagaffien, elle n'est pas non plus liée au refus du réel propre au "oui mais quand-même" , mais elle plante le drapeau mutin d'une contestation individualiste, têtue et décidée . Plus héroïquement, c'est "quand-même" que Guillaumet marcha cinq jours et quatre nuits dans la cordillère des Andes après que son Potez 25 de l'Aéropostale se soit écrasé. Dans les goulags, les prisons et les camps, c'est toujours "quand-même" que l' Espèce Humaine a résisté, et quand il n'est rien à espérer, c'est "quand-même" qu'il devient urgent d'entreprendre.
Chez nous, les combats sont moins désespérés, moins glorieux, et c'est en affrontant les crachins et les tempêtes que nous nous préparons à ne rien céder à l'air du temps.
Il pleuvait donc ce jour-là : je sortais.
Le GR 34 qui longe sur 1700 km les côtes bretonnes présente un petit tronçon qui part de la plage du Corréjou à Camaret pour atteindre la Pointe du Toulinguet. On grimpe en profitant d'un beau point de vue sur le "sillon" (Camaret : Kamm-eret signifie : le sillon incurvé ), la chapelle de Rocamadour et la Tour Vauban. On atteint la batterie du Petit Gouin construit à mi-falaise et son "réduit modèle n°2 " en belle maçonnerie, encore un effort et on gagne la Pointe du Gouin dont le corps de garde et la batterie de mortiers de 1695 ont disparu sous les bétonnages massifs des défenses allemandes de 1941 : quatre canons Schneider de 220 mm et d'une portée de 22 km y étaient installés, avec leur quatre bunkers, leur poste directeur de tir et leurs pièces anti-aviation.
L'origine du toponyme "Gouin " pour désigner une pointe, un cap, doit être recherché, comme le suggère l'Atlas des places fortes de 1784 qui indiquait pointe du Grouin, en comparaison de l' extrémité rocheuse avec le groin d'un cochon: la même métaphore prévaut pour la Pointe du Grouin de Cancale.
Mais le climat breton est capricant : comme un cabri il va à sauts et à gambades et déjà les gris nuages laissaient passer des rayons de soleil qui se dispersaient sur la lande de bruyère telle une bande d'écoliers libérés pour leur récréation : l'un pour faire apparaître mille cloches dorées sur un buisson d'ajonc, l'autre pour révéler la broderie de lichen d'un bloc de granit, celui-ci pour réveiller un couple de tarier-pâtres qui se mirent à chanter.
En contre-bas, les cormorans huppés traçaient une route tendue au ras de l'eau ; les huitrier-pies appelaient bruyamment. Happés par les courants aériens, des goélands argentés montaient en planant au plus près des falaises pour surgir devant moi, jouer un instant au sommet, et se laisser emporter vers Toulinguet.
Le goéland argenté, le plus commun de nos côtes, porte comme nom scientifique celui de Larus argentatus Pontoppidan, 1763: c'est dire que ma curiosité n'aura de cesse de savoir qui se cache sous le patronyme de Pontoppidan. Mais je n'ai pas pris mon alpenstock dans cette randonnée pour me laisser détourner par cette sirène : j'y résisterai, car je dois à une rencontre que je vais bientôt dire de m'intéresser au nom français : goéland.
Le mot goéland ,nous dit le dictionnaire historique d'Alain Rey, se trouve pour la première fois sous cette graphie chez Buffon en 1781 ; mais nous avons gaellans en 1484, goilanten fin XVIème, goilan en 1642, goiland en 1757, toutes formes empruntées au breton gwelan, "mouette".
Le mot masculin goéland a formé "avec substitution de suffixe" , tel Adam générant Ève, une forme féminine, la gracieuse goélette.
Mais alors même que je cessais de suivre le vol des goélands dans l'azur du ciel breton et que je portais mon regard vers le ppahre du Minou, je vis se concrétiser cette forme linguistique féminine, ce parèdre anadyomène du goéland, la goélette à hunier La Belle Poule qui fendait la mer et les flots.
On la voit qui s'apprête à gagner le port de Camaret : ses trois voiles d'avant sont le grand foc, le petit foc et la trinquette ballon. Le hunier est établi. Puis viennent la voile de misaine et la grand voile. Le clin foc n'est pas à poste, la voile d'étai et le flêche sont ferlés, et fortune, voile de cap et foc ballon restent dans la soute à voile.
On la distingue de son sister-ship l'Étoile par sa tête de mat blanche et non de bois verni, ou encore à sa girouette rouge plutôt que jaune. C'est un test d'acuité visuelle qu'aurait apprécié Gengis Khan, lui qui recrutait ses archers parmi ceux qui discernaient Alcor de Mizar, la deuxième étoile du "manche" de la casserole que forme la Grande Ourse.
On sait que cette réplique d'une goélette morutière de Paimpol basée à Brest participe à l'entraînement d'une vingtaine d'élèves officiers de quarts.
Pendant qu'un canot est parti relever un filet posé devant le Petit Gouin, sans doute pour le diner du commandant, l'équipage rentre le hunier et les focs et se préparent à l'appontement.
La voici, un autre jour (18 janvier) qui se dirige de conserve avec l'Etoile (en tête) vers l'île de Sein après avoir viré la Pointe du Toulinguet :
Ici, les deux goélettes ont rejoint leur poste sous la Préfecture Maritime à Brest:
Son nom remonterait à 1533, où une charmante jeune-fille remit les clés de Toulouse à François Ier: elle avait 15 ans,elle se nommait Paule de Vigier, baronne de Fonterville, elle mérita le surnom de Belle Paule. On dit qu'un corsaire de la Gironde baptisa son navire de ce nom. Ce qui est avéré, c'est que Louis XV choisit de nommer Belle Poule une frégate de 30 canons qu'on construisait à Bordeaux en 1765 : si on ignore les raisons de ce choix, on chuchote que la plus jolie des cinq filles de Louis III de Nesle, Hortense Félicité, marquise de Flavacourt avait reçu ce sobriquet à la Cour; son portrait par Jean-Marc Nattier en 1740 avait été très admiré et avait permis au peintre de devenir le portraitiste de la famille royale. Mais le Marquis de Flavacourt avait menacé son épouse de la tuer si elle devenait "putain comme ses soeurs", et ce fut la seule à ne pas céder aux avances royales.
Le bonheur de ce nom est de jouer non seulement sur le mystére de sa signification et de son origine,mais aussi sur la polysémie de "poule", terme affectueux et familier pour une jeune fille ou une femme liée à l'origine latine pullus, petit, et s'employant gentiment avec un possessif (ma poule, ma poulette ), mais aussi terme populaire pour désigner une "cocotte", une maîtresse, une femme facile, que l'on peut géminer en l'élégant poupoule comme dans la chanson. Un redoublement hypocoristique que ne laissera pas passer Huysmans qui l' utilise dans" Les soeurs Vatard" :maintenant embrasse-moi poupoule. Céline fut abasourdie.
Le 17 juin 1778, au large de Brest, la frégate La Belle Poule commandée par Chadeau de la Clochéterie affronta victorieusement la frégate anglaise l' Arethusa . Cela déclencha une vague patriotique dont témoigne les bonnets dits pouf à la Belle Poule :
Deux autre frégates porteront ce nom. La troisième du nom ramena les cendres de l'Empereur de Sainte Hélène en 1840.
Les frégates sont dans la marine à voile des navires de guerre qui se situent entre le vaisseau de ligne et la corvette, et qui sont destinés à des missions de liaisons et d'information.
Actuellement, ce sont des unités de taille moyenne intermédiaire entre la corvette et le croiseur.
Dans tous les cas, le mot frégate évoque la rapidité d'évolution : frégater un navire, c'est affiner ses formes, le rendre plus bas sur l'eau, plus rapide et plus manoeuvrant. Et les noms qui leur sont attribués évoque ces capacités de rapidité, de grâce, d'élégance : la Légère, la Fine, la Badine, la Mutine, la Rieuse, mais aussi l'Hirondelle, l'Aigrette, l'Oiseau, quand il n'évoque pas des femmes aimées de la famille impériale (Caroline, Pauline, Hortense) de 1803 à 1806.
Les frégates portent traditionnellement un nom féminin alors qu'on réserve les noms masculins pour les croiseurs : ainsi le Sceptre, le Foudroyant, le Formidable, le Fougueux, le Triomphant, et la Forte, la Dédaigneuse, la Mélpomène : la raison en serait d'éviter qu'un vaisseau de nom masculin subisse l'affront d'être vaincu par un navire féminin. On notera que les bâtiments de la Royal Navy sont toujours féminins.cf Martine Acerra, la symbolique des noms de navire de guerre dans la marine française (1661-1815) :
Cette réflexion sur le mot frégate sur ce blog consacré aux oiseaux amène bien-entendu à comprendre pourquoi ce nom fut attribué en 1637 à une famille d'oiseaux des mers tropicales: non seulement en raison de leur rapidité et leur aisance évolutive dans l'attaque des proies, mais aussi peut-être parce que les frégates harcèlent d'autres oiseaux de mer et les amènent à régurgiter leur proies, comme les navires de combat qui compensent leur taille inférieure par leurs meilleurs prestations manoeuvrières.
Pourtant un détour va me faire traverser sur le fil des mots le Goulet qui me sépare de Brest : car frégateest aussi un terme d'argot, utilisé au bagne de Brest où le forçat lettré Ansiaulme le relève dans son Glossaire argotique des mots employés au bagne de Brest : argot utilisé au bagne de Brest et connu par les voleurs dans toutes les provinces françaises, manuscrit de la main d'un juge de Chartres, 1821, bibliothèque municipale de Rouen. (Louis Auguste Ansiaulme fut condamné en 1820 à Rouen à 10 ans de travaux forcés.)
Le dictionnaire argot-français qui figure dans le tome 2 du livre Les voleurs écrit par le forçat évadé du bagne de BrestFrançois Vidocq confirmera la signification des mots d'argots du glossaire d'Ansiaulme.
Par analogie à la frégate considérée comme légère, svelte et féminine, les forçats utilisent ce terme pour désigner "un jeune homme sodomite ", avec l'exemple : "il donne à sa frégate ses nourritures et 6 balles par mois".
De même Vidocq donne pour corvette"jeune sodomite". Et les prostituées sont nommées "galoupes", un dérivé de "chaloupe".
On comprend mieux le dernier vers de cet extrait poème Le condamné à mort de l'auteur de Querelle de Brest Jean Genet, écrit à la prison de Fresnes en 1942 :
Ô la douceur du bagne impossible et lointain !
Ô le ciel de la Belle, ô la mer et les palmes
Les matins transparents, les soirs fous, les nuits calmes,
Ô les cheveux tondus et les Peaux-de Satin!
Rêvons ensemble, Amour, à quelque dur amant
Grand comme l'univers mais le corps taché d'ombre,
Qui nous bouclera nus dans ces auberges sombres
Entre ses cuisses d'or, sur son ventre fumant
[...]
Amour, viens sur ma bouche! Amour, ouvre les portes!
Traverse les couloirs, descends, marche léger,
Vole dans l'escalier, plus souple qu'un berger,
Plus soutenu par l'air qu'un vol de feuilles mortes.
Ô traverse les murs; s'il le faut marche au bord
Des toits, des océans ; couvre-toi de lumière
Use de la menace, use de la prière,
Mais viens ô ma frégate une heure avant ma mort.