La vie cachée de J.N.
Chaque jour, il sortait le document et relisait, ou récitait par cœur, les mots suivants : LIVRET DE FAMILLE. VILLE DE BREST. Extrait de l'acte de naissance n° 4865 Le vingt cinq décembre mille neuf cent qu(tache de café) à 9 heures 14 est né Joyeux Désiré Exupère NOËL de sexe masculin, à Brest Recouvrance. Délivré conforme aux registres le 26 décembre, l'Officier de l'état civil Fanc'h Quémeneur.
Il n'avait pas besoin de tourner les pages pour lire à nouveau l'extrait de mariage de ses parents : Époux NOËL Prosper Jules Amédée, né à Brest Quatre-Moulins d'Achille Cléophas Noël, etc...Épouse KERVAREC Hortense Blanche Neige, nèe à Recouvrance, etc..
Depuis sa plus petite enfance sa vie s'écoulait comme un songe, une vaste rigolade, un bluff auquel personne ne croyait, surtout pas lui.
Déjà à l'école primaire Sanquer, lorsqu'il confia un soir à ses copains que sa mère s'appellait Blanche Neige, cela entraina un tel charivari qu'il comprit que la réalité la plus tangible, celle qu'il vérifia le soir même dans ce livret (ce fut la première fois qu'il l'ouvrit), ne devait jamais être avouée.
La vérité, il avait fini par l'apprendre, c'est que son père, qui était bu ce jour là comme les autres jours, avait trouvé drôle, le jour de sa naissance, de déclarer comme prénom à la mairie, pour le premier enfant de son épouse, celui d'un des sept nains : "Et encore, j'avais choisi "Simplet", mais c'est ce Jean-foutre de Quéméneur qui a refusé !".
Il se trouva donc affublé dès ses premiers jours de ce nom de Joyeux Noël qui est, on le lui concédra, difficile à porter.
Pour chercher les endroits où l'Histoire avait laissé les preuves indiscutables de la réalité de son nom, il se rendait avec un ami au Musée des Beaux-Arts de la ville, où était exposé dans un cadre pompeux et à la place d'honneur la toile la plus célèbre de son arrière-grand-père.
Le tableau était là, incontestable, et "donné par l'Etat". Il demandait au fidèle ami de se pencher sur la petite plaquette, là, à droite, et qui portait le nom de l'ancêtre :
"Alors, tu vois ! C'est aussi un J.N."
Ce qu'il ne voyait pas,l'ami, heureusement, mais ce qui taraudait l'esprit de notre anti-héros , c'était le deuxième prénom de Jules : car le grand peintre, célébré par Baudelaire, l'égal d'Isabey et de Boudin, se prénommait Jules Assez.
Oui, Jules Assez Noël. Indiqué dans tous les dictionnaires. Une sorte de fatalité, un roman familial, certainement un très vieux secret de famille qui jetait sa malédiction répétitive sur la succession de ses membres. Dans la famille, on rigolait en disant "il aurait du s'appeller Juste!" "Oui, Juste Assez, Ah Ah Ah !"
Mais quand un jour, excédé de colère après avoir été lui-même persécuté pour son joyeux prénom, J.N. s'écroula sur une chaise et martela la table du salon en criant Assez, assez, assez !, le guéridon se mit à danser sur ses petits pieds de cuivre et on entendit distinctement une voix d'outre-tombe qui disait "Oui ? C'est pour une huile ? Un portrait ?". Ce n'était pas drôle, vraiment.
Avec la malédiction du prénom, le gène fatal portait aussi des séquences d'ADN qui procuraient le goût de la peinture, et ses oncles et tantes taquinaient les pinceaux avec, ma foi, assez (si j'ose dire) bon goût.
Dans la famille Noël, ça peint, ou ça s'enguirlande.
Parmi eux, il y avait le mystérieux peintre "R. Noël" dont l'œuvre n'était pas exposée au Musée des Beaux-Arts de Brest, rue Neptune, mais un peu plus bas, au Château, dans le prestigieux cadre du Musée de la Marine. C'était une huile sur toile datée de 1899 représentant "un croiseur classe Suchet en mer". (Le Suchet de 1893 est un "croiseur protégé", type bientôt abandonné au profit du croiseur cuirassé).
R. Noël semble avoir eu aussi des difficultés avec son prénom puisqu'aucun dictionnaire, aucune revue spécialisée ne parvient à lever l'anonymat de ce "R point" Noël. Certes, on connaît d'autres toile du maître, dont l'une (50x40 cm) représente le Sfax, le premier des croiseurs protégés de la Marine, un trois-mâts-barque de 1884. Une gouache représente un Vaisseau au mouillage, une huile sur toile de 27 x 39 dépeint un Cargo dans une mer forte, et toutes sont signées R. NOËL en lettres rouges. R. Noël accompagne sa signature d'un tréma sur le i, mais nullement d'une ancre de marine, ce qui indique qu'il n'appartient pas aux peintres aggrées de la Marine. D'ailleurs aucun peintre de la Marine, peintre titulaire ou peintre agréé, ou aucun peintre de marines ne répond à ce signalement, et on ne peut le confondre avec Pierre Noël (1903-1981, peintre titulaire, ni avec Jean Alexandre Noël (1752-1834) élève de Vernet et de Sylvestre (sic), mais qui exposait ses Marines entre 1800 et 1822. C'est qu'on était peintre de marine de Père Noël en Fils Noël, et Jean Alexandre Noël était l'heureux papa-Noël d'Alexis-Nicolas Noël (1792-1871, "il illustra le livre de Dumont-Durville"!), lui-même père-Noël de Gustave Noël (1823-1895).
On cite un Noël ornementaliste, dont on cite l'album conservé à la Laurentienne de Florence : catalogue Bandini, LA 2512, Décorations de Noël, 25 planches, velin in-8°.
L'air de rien, cet R. de Noël est embarrassant pour désigner un peintre, et fut sans-doute abandonné au profit de "air de Noël", d'usage plus courant mais tombé en désuétude sur les huiles sur toile. D'une manière plus générale, il n'y a désormais plus aucun peintre de marine dénommé Noël depuis le décès de Pierre Noël, et ce fait inhabituel est désigné par les historiens de l'art sous le nom de "vacance de Noël", bien-entendu.
Cette vacance est d'autant plus surprenante que l'usage du pinceau remplaçait, chez les Noël, celui de l'appareil photo. On ne se souvenait plus qui, dans la famille, avait peint par exemple le mariage de ses parents, dans la chapelle de Recouvrance trop petite pour l'assistance : Prosper portait encore la barbe, et Maman, qui méritait vraiment de s'appeller Blanche Neige, au lieu de suivre le Suisse, cherchait à savoir si tante Camille avait trouvé une place !
Voici par exemple la toile que la tante Josèphe peignit le jour de l'anniversaire de son neveu :
C'est peint devant la fenêtre de l'appartement, rue des Remparts , avec la Penfeld en contre-bas, et des coquelicots inventés "pour mettre de la couleur".
On dessina aussi, pour ses six ans, un plan de sa maison, avec des petits bateaux, qu'on lui offrit :
Le tableau qu'il préférait était celui-ci, une vue du môle, du haut duquel il sautait avec les copains, ignorant fiérement les filles qui, elles-mêmes, feignaient de ne pas les voir. Un jour, hélas, il prit, devant elles, une bûche si mémorable qu'on en parle encore : "Eh, tu t'souviens de la bûche de Noël ?".
Somme toute, entouré par les muses, il vécut heureux, Joyeux... jusqu'au jour où son père décida qu'il les avait bien vu et qu'il prendrait le large. Il les quitta sans crier port, embarqua sur le premier navire, et voilà.
C'est lui, on s'en souvient, qui lança la mode, dite "du Père Noël", des bonnets rouges que beaucoup d'autres marins brestois adoptèrent, délaissant le chapeau rond :
Il envoyait des nouvelles régulières, citant ses embarquements, ses escales,
"Papa Noël sur le Carnot, cuirassé d'escadre au mouillage en Afrique du Nord. Apprends tes leçons et tu deviendras comme ton père."
"Route terre vers Lisbonne : Papa Noël sur le Caravellas, cargo à propulsion mixte des Chargeurs Réunis. Travailles bien à l'école, je t'envoie un cadeau. Kenavo."
"Ton papa sur le Saint-Simon, paquebot à hélice. Vous me manquez, j'ai les boules, Noël "
Son fils en était si fier qu'il collait, sur un grand cahier, les images des bateaux de Papa Noël :
Pendant longtemps, il fut mécanicien sur la Sirène ; Et Joyeux, pourquoi, pourquoi pas, croyait que cela s'écrivait Six rennes, et suivait tout autour de la terre les voyages de son père Noël et de ses six rennes.
Sa mère lui disait "écris à ton père", et il lui écrivait. Mais lorsque, pendant son Service Militaire, il essaya de faire comprendre au Quartier-Maître qu'il ne se foutait pas du tout de sa gueule en prétendant qu'il écrivait encore, à son âge, à son Papa Noël, il comprit une fois de plus que les ennuis, décidément, c'était toujours pour lui.
Un jour, une amie de sa mère lui révéla que tous les bateaux de son père venaient, en réalité, du Musée de la Marine où son père, qui s'était remarié, était gardien.
Il devint méfiant ; il ne voulut plus croire à rien, et un matin du 25 décembre, lorsqu'il trouva dans son godillot un gros paquet amené soit-disant par un collègue de La Sirène et marqué "de la part du père Noël", il refusa, absurdement, de l'ouvrir.
Il préféra le cadeau de Tonton Jean, encore peint de sa fenêtre :
Un jour où il avait invité ses amis à regarder le feu d'artifice du 14 juillet, il eut l'idée de leur envoyer une photo de son appartement, pour les aider à trouver l'adresse ; et il ne comprit jamais pourquoi les gens arrivaient avec un curieux sourire en lui disant "Merci pour tes voeux !"
Nota bene
Certaines œuvres d'art détournées pour ce petit conte proviennent du Musée des Beaux-Arts de Brest : on reconnaîtra :
Julie Delance-Feurgard, Le Mariage, 1884.
Maurice Denis, Mère à la fenêtre ouverte, 1889.
Maurice Denis, le Port de Brest vers 1932.
Ferdinand Perrot, La barque de Plougastel, 1837.
Fernand Bruguière, Port de Doëlan, 1910.
Les Marines proviennent du Musée de la Marine, toujours à Brest :
Anonyme, Le Caravellas, , construit en 1893 par les Ateliers et Chantiers de la Loire
Edouard-Marie Adam (Brie-Comte-Robert 1847-Le Havre 1829, Le Saint-Simon, paquebot à hélice, 1882.