Arbres de la forêt, vous connaissez mon âme!
[...]
Vous le savez, la pierre où court un scarabée,
Une humble goutte d’eau de fleur en fleur tombée,
Un nuage, un oiseau, m’occupent tout un jour.
Victor Hugo, Les Contemplations.
Le Petit Sylvain Limenitis camilla (Linnaeus, 1764)
Lieu : L' Aber, Crozon (29)
Date : 4 juin 2011
Zoonymie :
1) Nom de genre Limenitis: on le doit à Fabricius : 1807; Magazin f. Insektenk.(Illiger) 6: 281.
En latin, il existe le nom limen, inis, "seuil, porte, maison, borne, frontière".
A.M.Emmet (1991) signale le grec limenitis, "gardien de port", un épithète attribué aux dieux qui protègent les ports, et se demande si Fabricius ne s'est pas souvenu que le premier spécimen de sylvain avait été capturé par David Krieg dans la ville portuaire de Leghorn. Il avait été adressé à Petiver, qui le nomma Papilio Livornicus, " the Leghorn White admiral "
Le genre Limenitis présente une vingtaine d'espèces, mais deux seules sont rencontrées en Bretagne : le Petit Sylvain Limenitis camilla, et le Sylvain azuré L. reducta. J'ai décrit ce dernier ici :L' Alto Merse, reserve naturelle de Toscane.
Je rappelle les différences entre les deux:
L. camilla dispose d'une double rangée de points noirs sur la face inférieure de l'aile postérieure.
L.reducta ne dispose que d'une simple rangée de points noirs sur cette face inférieure, mais la coloration de cette face est plus rougeâtre. Sur le recto, l'aile antérieure du L. reducta offre une marque blanche supplémentaire bien marquée, entre les taches principales et la tête ( L. camilla présente, au mieux, une trace blanchâtre).
2) Epithète spècifique camilla :il vient de la description initiale de Linné sous le protonyme de Papilio camilla.
Encore un Linné, 1758, encore un renvoi à la dixième édition du Systema naturae? Eh non, et même pas à sa douzième édition, ni à la Fauna suecica, mais au Museum ludovicae ulricae reginae svecorum, gothorum vandalorumque,Laur. Salvii 1764 , (M.L.U en abrégé) en sa page 304 et sous le numéro 122 :
Lorsqu'il dénommait ses papillons en 1758, Linné devait relire son Iliade, et c'est dans Homère qu'il trouvait son inspiration. Comme la guerre de Troie, décidément, le passionne, il se lance ( du moins je le crois) en 1764 dans la lecture de l'Éneïde de Virgile, et il y trouve, chapitre XI, 532-724, l'histoire de Camille, la fille du roi des Volsques Metabus. Celui-ci, chassé par ses sujets, doit traverser dans sa fuite le fleuve Amasenus. Voyant les flots grossir, et portant dans ses bras sa fille, il choisit de la placer sous la protection de Diane, la déesse vierge et chasseresse : pour cela, il la ligote sur un javelot par des liens d'écorce et de liège, et lance son arme et son bébé vers les cieux.
sonuere undae, rapidum super amnem
infelix fugit in iaculo Camilla. Virgile, Eneide, XI, 561-62
Les ondes résonnèrent, et par dessus le fleuve rapide,
Camille l'infortunée s'enfuit, fixée à son javelot strident
Regardons la passer dans le ciel latin, nue, cramponnée à la hampe de frêne, serrée sous l'écorce comme l'arbre enlacé par le chèvrefeuille, femme-bois vouée à la forêt et aux forces sauvages : car c'est ainsi qu'elle pourra le mieux servir d'icône à notre papillon de l'orée des bois, dont le vol léger papillonne autour de sa plante-hôte, le chèvrefeuille.
Plus tard, Camille sera une vierge guerrière combattant Énèe pour venger son père, et c'est ce personnage qu'illustre l'opéra de Bononcini Il trionfo di Camilla, regina de Volsci : elle n'aura plus rien d'aérien, plus rien à voir avec un papillon sylvestre.
Dans sa description, Linné renvoie quand-même à son Systema Naturae de 1758, page 486, où il a décrit parmi les Papilio barbarus un Amphion (du nom d'un fils de Zeus au chant capable de déplacer les pierres), qu'il nomme ici par erreur Aphion.
En réalité, c'est assez complexe, puisque Linné a donné quatre descriptions qui se renvoient les unes aux autres :
• P. Amphion : Syst. Nat. ed 10 (1758), p. 486 n° 177.
• P.N. P [ pour Papilio Nymphales Phalerati ] Prorsa M.U.Lp. 303 n° 121 qui se réfère à Roesel, ins. 3 ,t 70, f 1, 2, 3.
mention : "varietae de Camilla"
• P.N.P. Sibilla , Syst. Nat. 2, ed 12 (1767), p. 781 n° 186 : qui renvoie à Sibilla sub Prorsa MLU p.303
: avec la mention "simillis camillae"
: qui se réfère -au Papilio rivularis de Scopoli, Carn.443
- à Roesel, ins. 3, t 70, f1, 2, 3
Prorsa (du nom d'une déesse romaine qui préside aux accouchements ) et Sibilla (du nom des Sibylles, mais aussi de Anna Maria Sibylla Meriam, l'auteur de metamorphosis insectorum surinamensium) décrivent donc la même figure tirée de Insecten-Belustigung (1740) du peintre et naturaliste August Johann Roësel, et peuvent donc être considérés comme une seule espèce.
• P.N.P. Camilla, M.U.L (1764) p. 304 n° 122 , qui renvoie à Aphion, erroné pour Amphion, SN 10 : 486 n°177
, Syst. Nat. 2, ed 12,(1767) p. 781, n° 187 qui se réfère à Pet, gaz, 12, t 12, f 10
à Roesel, ins. 3, t33, f3,4
à Amphion
Selon Latreille et Godart (Encyclopèdie méthodique vol. 116, 1819, p. 403) , "Linné, d'après les figures sus-mentionnées de Roësel, a donné le mâle de cette espèce sous le nom de Sibilla, et la femelle sous celui de Camilla". Or, pour ces auteurs, " le dessus des femelles est un peu fouétté de roux vers l'origine des ailes supérieures". Les deux sexes ne se distinguent pourtant que par des subtilitès telles que, selon UK butterflies, la taille légérement supérieure de la femelle, sa couleur légérement plus brune, et ses ailes plus arrondies.
De fait les taxons Papilio sibilla et Papilio camilla sont tenus pour synonymes.
Le nom vernaculaire de Sylvain est attesté en France selon mes recherches depuis la parution de l'ouvrage d'Engramelle Papillons d'Europe (1779-1792), avec quatre espèces,
- le Grand Sylvain ou Sylvain, Papillons d'Europe, pl IX n°10 et X n°11
-le Petit Sylvain, pl XI n°13
-le Sylvain azuré , pl. XI n° 4
-et le Sylvain coenobite pl. X n° 12 .
Mais ces noms vernaculaires ont été reliès aux noms scientifiques de la manière suivante durant tout le XIXème siècle :
Grand Sylvain : Nymphalis populi
Petit Sylvain : Nymphalis Sibylla,
Sylvain azuré : Nymphales camilla,
Sylvain coenobite : Nymphales lucilla.
Aussi tous les Dictionnaires d'Histoire Naturelle, les Encyclopédies, Godart et Duponchel dans leur Histoire Naturelle des Lépidoptères, A. Dupuis dans son guide des papillons, (1863), Hippolyte Lucas dans l'Histoire naturelle des lépidoptères ( 1834), Boisduval dans la Collection des chenilles ( 1832), et Cuvier, et Latreille, Émile Blanchard, Pierre Boitard, les Sociétés linnéennes même considérèrent que le Sylvain azuré se nommait camilla, et que le Petit Sylvain portait le nom de Sibylla.
Le nom vient du latin sylva, la forêt, les bois, ou plutôt du nom latin du dieu des forêts, Sylvanus ou Silvanus. En zoologie, il qualifie les espèces qui vivent dans les bois. Parmi les papillons, l' Hespèrie du dactyle est nommée la Sylvaine.
En 1765, Etienne-Louis Geoffroy décrivait à la page 73 de son Histoire des insectes, tome II, un papillon aux ailes noires traversées d'une bande de taches blanches, pour lequel il donne la même référence Roesel vol.3 supl. I, tab 33 , fig 3,4 que nous avons déjà vue citée par Linné pour ses Papilio camilla/sibilla, et qu'il nomme Le Deuil. (En 1869, un texte signale encore cette appellation sous le terme de Deuil-azuré). Nous ne savons pas pourquoi Engramelle n'a pas repris ce zoonyme et a préféré celui de Sylvain, car je trouve ce nom de Deuil plus imagé et inventif, plus visuel que celui de Sylvain, et je trouve amusant qu'il crée une relation avec un autre papillon, le Demi-deuil également baptisé par Geoffroy. Sans son grand frère le Deuil, le Demi-deuil est désormais un peu orphelin.
Oui, je suis le rêveur ; je suis le camarade
Des petites fleurs d’or du mur qui se dégrade,
Et l’interlocuteur des arbres et du vent.
Tout cela me connaît, voyez-vous. J’ai souvent,
En mai, quand de parfums les branches sont gonflées,
Des conversations avec les giroflées ;
Je reçois des conseils du lierre et du bleuet.
L’être mystérieux, que vous croyez muet,
Sur moi se penche, et vient avec ma plume écrire.
J’entends ce qu’entendit Rabelais ; je vois rire
Et pleurer ; et j’entends ce qu’Orphée entendit.
Ne vous étonnez pas de tout ce que me dit
La nature aux soupirs ineffables. Je cause
Avec toutes les voix de la métempsycose.
Avant de commencer le grand concert sacré,
Le moineau, le buisson, l’eau vive dans le pré,
La forêt, basse énorme, et l’aile et la corolle,
Tous ces doux instruments, m’adressent la parole ;
Je suis l'habitué de l'orchestre divin;
Si je n'étais songeur, j' aurais été sylvain.
[...]
Je vous aime, et vous, lierre au seuil des antres sourds,
Ravins où l’on entend filtrer les sources vives,
Buissons que les oiseaux pillent, joyeux convives !
Quand je suis parmi vous, arbres de ces grands bois,
Dans tout ce qui m’entoure et me cache à la fois,
Dans votre solitude où je rentre en moi-même,
Je sens quelqu’un de grand qui m’écoute et qui m’aime !
Aussi, taillis sacrés où Dieu même apparaît,
Arbres religieux, chênes, mousses, forêt,
Forêt ! c’est dans votre ombre et dans votre mystère,
C’est sous votre branchage auguste et solitaire,
Que je veux abriter mon sépulcre ignoré,
Et que je veux dormir quand je m’endormirai.
Victor Hugo, Les Contemplations.
La Sylvaine :