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15 mars 2013 5 15 /03 /mars /2013 22:48

         La Légende des Dix mille martyrs :

transcription et étude du prologue du manuscrit de la BNF Français 696 Vie et passion de saint Denis.

 

I. Transcription du Prologue.


http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b8447187m/f7.image :

   "[Folio 1r A ] Mi seigneur et mi compaignon, vostre commandement et vos prieres m'ont souventes foiz contraint et encor contraignent de jour en jour a faire et a ordener nous aucun tretié ou aucune bele estoire qui vous soient plesant a oïr. Mes pour la petitece de mon engin je ne vous puis rien fere de moi, ainz couvient encor se je le puis fere que je preigne en bouche d'autrui et de plus sages de moi ce que je vous baudroi. Si me vuel esforcier et entremetre de traire vous de latin en franceis de pluseurs volumes chose qui plesant et bone est a oïr a touz ceux qui bien vivent et honestement en la foi crestienne, especiaument a nous touz qui sommes nez et estraiz du roiaume de France. Si n'i a rien que pure verité. Si pourrez en cete huevre voier mont de beaus faiz et de loables, et mont de mavais. Si fait bon tout oïr : les bones huevres pour fere les et pour demorer .i. par bon essample, les mauveses pour foïr les et eschiver. Et tout autre si que missires sainz Denises fu chiefs et patrons de France et par lui furent nos anciens peres entroduiz et nos après en la foi crestienne, tout ausi vuell je a l'aide dou Pere et du Filz et du Saint Esperit de ses faiz et de sa glorieuse passion et de ses compaignons fere chief et coronne et commencement de cete huevre. Et por ce que aucuns ne cuideroient pas par aventure que aucun gloreus martir et confessor et aucunes glorieuses virges reposassent en l'eglise dou precious martir mon seigneur Saint Denis, se il ne savoient pas la reson et la maniere comment il i furent aporté, le me covient chouchier en ceste huevre après les fez et la glorieuse passion  dou tres be [1rB]neuré martir mon seigneur saint Denis et après l'invention de li et de ses compaignons et après aucuns miracles que Nostre Sire fist por lui ou lieu ou il est ore  en cors ensepoutourez honorablement. Si commencerai einsi eu non de la Sainte Trinité. Amen."

 

 

II. Commentaires.

  Le manuscrit de la BNF français 696 Vie et Passion de saint Denis doit son titre à sa première partie, qui contient une Vie de saint Denis suffisamment semblable à celle du mss BNF n.a.fr. 1098 pour que Charles Liebman en donne une édition critique prenant le texte n.a.f 1098 comme référence d'un ensemble de onze manuscrits contenant tous cette Vie de saint Denis, du XIIIe au XVe siècle.

  Par contre, ce manuscrit Fr. 696 est le seul des onze à disposer d'un prologue et d'un Traité des reliques, encadrant cette vie de saint Denis. C'est aussi le seul à faire suivre ce récit de la légende des Dix mille martyrs et de la légende de la Véronique. Paul Meyer a considéré que ce prologue avait disparu de tous les autres manuscrits de la vie de saint Denis, et que seul Fr.696 nous l'avait conservé ; néanmoins, il faudrait supposer alors qu'ils aient aussi perdu chacun leur traité des reliques, auquel ce prologue fait allusion. Je pense plutôt que ce manuscrit présente une originalité propre.

 Dans le mss Fr. 696, cette première partie (Fff. 1-25) est suivie par une Chronique abrégée jusqu'en 1278 (ff. 27-150).

 Le prologue est un exercice de style bien répandu, et on retrouve ici des figures communes de l'art de conter : on atteste que tout ce qui va être lu est la stricte vérité, on assure le lecteur que tout ce qu'il lira est louable, moral et chrétien puisque les belles actions serviront à son édification, et les mauvaises à forger son jugement pour l'inciter à ne pas les commettre. Ces commentaires se rapportent essentiellement à la seconde partie du manuscrit, qui énumère les faits historiques depuis la Nativité du Christ jusqu'en 1178, ces faits étant les plus susceptibles de mélanger les bonnes et les mauvaises actions.

  Son auteur anonyme pourrait être un moine bibliothécaire s'adressant à ses frères et à son abbé, et répondant à leurs demandes de nouveautés : "missire", "votre commandement", s'adressent à un supérieur hiérarchique, clerc ou laïc. Il souhaite "bele estoire qui vous soit plesant à oïr". Avec une humilité purement rhétorique sur "la petitesse de son engin", il l'empruntera aux auteurs qui l'ont précédés ; personne sans-doute n'attendait de lui qu'il les invente.

  Si ces éléments ne sont guère originaux, d'autres, par contre, nous fournissent des données spécifiques : 

  • La source provient de plusieurs textes français et traduits du latin. Or, la Vie de saint Denis elle-même provient d'un seul texte latin, Vita et actus beati Dyonisii, recopié sur deux manuscrits du XIIIe siècle de l'abbaye de Saint-Denis, BNF lat. 2447 et N.a.lat. 1509. Ce prologue n'est donc pas destiné à introduire seulement la Vie de saint Denis, mais aussi les autres textes, légende des Dix mille, légende de la Véronique et Chroniques. Concernant la légende des Dix mille, nous savons qu'il s'agit d'une traduction fidèle du texte latin d'Anastase, mais nous ignorons si l'auteur a effectué lui-même cette traduction, ou s'il disposait d'un texte français préalable ; de même, le texte de "ici commence la véronique" est une traduction du texte latin Cura sanitatis tiberii.
  • Un peu plus loin dans le texte, folio 2v-3r, l'auteur précise ses sources :  Et se aucuns veut savoir comme il [Saint Denis] fut de bon sens et de soutil enging et d'esperitell entendement, leuse les .IIII. livres que il fist et ses .X. epistres ; Cil livres, dont nos avons parlé vindrent en tel maniere. Michel li empereires de Costentinnoble envoia larges presenz a Loys l'empereur de Rome, et aveques il presenta les livres que messires Sainz Denis fist de Iherarchie. Loys les recut liement et les envoia a l'abbeie de Saint-Denise en France, la veille de la feste, et lorz i avint mout beaux miracles. Quer, si comme ils furent receu, .XIX. hommes y furent gueri de diverses enfermetez et par ce mostra bien Nostre Sires que en cez livres estoit la doctrine qui est la veraie medecine et saluz esperiteuz as ames. Ces quatre livres et ces dix épitres du Corpus Donysiacum  font allusion aux écrits du Pseudo-Denys l'aréopagite, écrits qui furent effectivement remis par les envoyés de Michle le Bègue, empereur de Constantinople à Louis le Débonnaire, à Compiègne en 827. Parmi les écrits figurent la Hierarchie céleste (15 chapitres), la Hierarchie ecclésiastique (7 chapitres), les Noms Divins et la Théologie Mystique. Les épitres sont adressées à Caius (4 lettres) , Dorothée, Sosipater, Polycarpe (évêque de Smyrne) , Démophile, à Tite et à l'apôtre Jean. Ils composent le manuscrit grec 437 de la B.N.F. Mais l'auteur du XIIe siècle reprend ici un texte d'Hilduin (IXe siècle), Post beatam ac salutiferam, Hilduin  les ayant traduits du grec en latin. C'est ce même Hilduin qui reçu ces manuscrits à l'abbaye de Saint-Denis dont il était l'abbé, la veille de la saint-Denis le 8 octobre 827, et qui a été témoin des 19 guérisons que ces écrits ont aussitôt provoquées.
  • Il s'attache surtout à expliquer la présence du Traité des reliques (ff. 16-18v). En-effet, c'est la possession des reliques par l'abbaye de Saint-Denis qui lui confère toute sa puissance, et il est capital de faire connaître comment elles sont parvenues dans le sanctuaire, car ces circonstances participent à les authentifier.
  • L'auteur souhaite placer la Vie de saint Denis en "ouverture" de son livre, et, selon sa formule, "en chief et coronne et commencement de cete huevre", c'est parce que saint Denis est le chef, le patron et l'évangélisateur de la France. A la date présumée de la rédaction de ce texte (v 1280), le patronage de Denis n'est officiel que depuis assez de temps puisque c'est en l'année 1124 que le roi Louis VI leva pour la première fois l'oriflamme rouge de Saint-Denis, et que la première qualification d'un roi de France comme "roi de Saint-Denis" dans une chanson de geste se trouve dans le Couronnement de Saiint Louis, en 1130. Introduire son récit historique du royaume de France (ff. 27-150) par cette Vie et passion de saint-Denis équivaut à peu-près, si je suis bien l'auteur dans sa phrase "chef et couronne et commencement", à placer des armoiries royales avant une Histoire de la Royauté. Dés-lors, il faut s'interroger sur la valeur, forcément très élevée, de la place des deux autres textes qui suivent, la légende des Dix mille martyres et celle de la Véronique.

  J'ai d'abord cru que l'église de Saint-Denis possédait des reliques des Dix mille martyrs ; mais la liste des reliques détenues par l'abbaye est très précise dans le texte qui nous retient, et les martyrs du mont Ararat n'y figurent pas. J'ai pu penser aussi à une confusion (elle est fréquente, bien que les thébains n'aient pas été crucifiés) avec les dix mille soldats de la légion thébaine commandés par saint Maurice et martyrisés sous Maximien au IIIe siècle, car saint Louis, qui avait fondé à Senlis une église en l'honneur de saint Maurice et de la légion thébaine, et qui y avait fait apporter plusieurs reliques, a remis en 1262 la relique d'un ces compagnons de Maurice à l'abbaye ; elle est spécifiquement mentionnée dans le Traité des reliques, mais, à aucun moment il n'est employé alors le terme de "dix mille martyrs". La présence de la légende des Dix mille martyrs  dans ce manuscrit n'est pas déterminée par des reliques san-dyonisiennes.

  Je suis donc amené à considérer que le manuscrit Fr 696 est placé par son auteur sous un triple patronage : saint Denis, saint Acace (ou "les Dix mille martyrs"), et sainte Véronique, et que toute sa première partie est introductive, voire même votive.

  On sait que Véronique est un personnage "fabriqué" (dans les grandes forgeries hagiographiques médiévales) pour sanctifier la vera Icona, la Sainte Face : autrement-dit, la mention de sa légende ici est une manière pour affirmer le rôle des images et de la vénération des "icones" (il s'agit plutôt de statues dans l'église d'Occident), ainsi que le pouvoir thaumaturge de celles-ci ; ce qui n'était pas, après la querelle des iconoclastes du VIIIe siècle, ou les options austères des cisterciens, un simple détail.

 De la même façon, on peut estimer que la légende des Dix mille martyrs célèbre de façon grandiose et superlative la valeur, au delà des particularités de la Vie de saint Denis, Rustique et Éleuthère la valeur du sacrifice suprème pour la Foi, la valeur du Martyre comme Imitation idéale du Christ. Ce qui n'était là encore, au moment des Croisades contre les Infidèles et les Hérétiques, un simple détail.

  Une autre remarque sur ce prologue : à deux reprises, l'auteur évoque la Sainte Trinité et se place sous sa protection ; rien de plus banal dans les textes religieux, peut-être. Mais l'affirmation du dogme trinitaire est l'un des axes centraux de la légende des Dix mille.

 Valeur des reliques, valeur du martyre, pouvoir thaumaturge des images sacrées, voilà un triple acte de foi introductif, accompagnant celui en la Trinité.

 

 Source : Charles J. Liebman, Étude sur la vie en prose de saint Denis, the W.F. Humphrey Press, Nex York, 1942.

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Published by jean-yves cordier

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  • "Il faudrait voir sur chaque objet que tout détail est aventure" ( Guillevic, Terrraqué).  "Les vraies richesses, plus elles sont  grandes, plus on a de joie à les donner." (Giono ) "Délaisse les grandes routes, prends les sentiers !" (Pythagore)
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