Le vitrail de l'arbre de Jessé
de l'église de Notre-Dame-du-Touchet (Manche).
I. Présentation.
Dés le XIe siècle, il y avait un seigneur assez puissant, dont le château s'élevait à l'Est de l'église, et dont les descendants s'illustrèrent en Angleterre.
L'église est sous le vocable de Notre-Dame. Elle fut donnée au prieuré du Rocher vers 1150 par Enguerrand de Touchet. Cette donation fut confirmée par l'évêque Achard, qui siégea de 1162 à 1174.
La paroisse dépendait, avant 1789, du doyenné du Teilleul et du diocèse d'Avranches. Sous l'ancien régime, la paroisse dépendait de la sergenterie Doissey, de l'élection de Mortain, du bailliage secondaire de Mortain.
II. Le vitrail.
Il occupe la maîtresse-vitre qui mesure 6 mètres de haut et 2,50 mètres de large.. Réparti sur trois lancettes trilobées compartimentées chacune par d'épaisses barlotières en quatorze panneaux, il est coiffé d'un tympan de trois soufflets en cœur et de quatre écoinçons. Si sa date n'est pas connue, on l'estime à 1537 par assimilation à la construction du chancel de l'église*. Rapprochée des autres vitraux d'arbres de Jessé, cette date est parfaitement cohérente avec le grand mouvement de représentation de ces arbres généalogiques dans l'Ouest de la France : voir Le vitrail de l'arbre de Jessé à Férel (56).
* On y lit l'inscription L'an mil cinq cent trente sept fut faist cest chancel par G. Le Roux.
Le vitrail portait jadis une date et des blasons, (effacés à la Révolution ? déjà absents en 1899) et incluait sans-doute un donateur et une donatrice, puisque E. de Beaurepaire constata la présence de fragments d'un Agnus Dei et d'une donatrice dans les fenêtres latérales lors de sa visite en 1899.
On peut penser que cette donatrice, et les armoiries, appartenaient à la famille du Touchet : TOUCHET (du) Ecuyer, sieur de Benauville, Venoix, Boxerie, etc. généralité de Caen, maintenu en 1666: d'azur, au chevron d'or, accompagné de trois mains de sénestres du même.
http://www.genheral.com/asp/TableauSVG.asp?param=DebutNom&data=T
J'ignore la date et les auteurs des restaurations, manifestement récentes, copieuses et soigneuses.
Il a été restauré en 1925 dans l'atelier Tournel, où Jean Lafond l'avait vu, et et son mauvais état de conservation avait été signalé en 1928 et 1935 avant de connaître une nouvelle restauration en 1937. Déposé en 1944.
A la différence de beaucoup d'autres exemples iconographiques, les lancettes sont ici reservées à Jessé, Isaïe et Jérémie, et aux douze rois de Juda, la figure de Marie tenant l'Enfant qui est l'aboutissement et le but de cette progression scalaire étant reportée en sommité du tympan.
Registre inférieur.
Deux prophètes non nommés, mais qu'on assimile à Isaïe et Jérémie entourent Jessé. Celui-ci est assis sous un dais dont les tentures vertes sont maintenues écartées par les prophètes. Tous les trois se situent dans ce qui apparaît comme un palais pavé de marbre en damier.
Le prophète de gauche, à la droite de Jessé, —appelons-le Isaïe— est vêtu comme un seigneur de la Renaissance, avec des chausses lilas, une tunique bleue aux galons dorés, et un court manteau rouge : le seul élément hébraïsant est sa coiffure, une sorte de turban à oreillettes orné d'un bijou. Pas de longue barbe non plus, mais une barbe taillée à la mode au XVIe siècle.
Il tend la main (photographie précédente) vers Jessé, et tient peut-être l'objet violet (Livre ?) à la frange à pompons dorés que j'identifie mal.
Le cartel placé derrière sa tête porte la célèbre prophètie d'Isaïe 11 :1-2 Egredietur virga de radice Iesse, [et flos de radice eius ascendet] , "une tige sortira de la racine de Jessé, et une fleur s'élèvera de ses racines", qui est la citation fondatrice de l'idée même de l'arbre de Jessé menant, par un jeu de mot sur virga/virgo, à la Vierge.
La posture de Jessé est celle, traditionnelle, de l'accoudement songeur, mi-méditatif mi-mélancolique. L'habit est à la fois plus hébraïque (barbe plus longue, robe longue) et à la fois presque royale, bien que Jessé ne soit qu'un riche propriétaire de troupeaux à Jérusalem : étoffe damassée, camail au galon perlé. Derrière son dos monte le tronc de l'arbre de sa progéniture.
Le prophète Jérémie est vêtu et coiffé à peu-près comme Isaïe, mais on retrouve sur lui l'étoffe damassée de Jessé. Le cartel derrière lui porte la seconde partie de la citation d'Isaïe 11:1-2 et flos de radicé eius ascendet.
Ces deux cartels sont les seules inscriptions de la verrière.
Registre intermédiaire inférieur.
David, fils de Jessé et premier roi de Juda, est assis à cheval sur le tronc de l'arbre, avec sa harpe, en armure de chevalier. On ne manquera pas d'admirer sa coiffure, associant la couronne à un casque à plumet tricolore.
C'est le seul des douze rois qu'il soit possible d'identifier. Les onze autres ne recevront les noms de Salomon, Roboam, Abia, Asa, Josaphat, Joram, Ozias, Joatham, Achaz, Ezéchias, Manassé que par référence au texte de l'incipit de l'évangile de Matthieu énumérant les ancêtres de Joseph et donc de Jésus.
Dans ce registre intermédiaire, nous présumons donc que David est entouré de son fils et de son petit-fils, Salomon et Roboam.
Je laisserai le visiteur chercher parmi les rois ceux qui tiennent un sceptre, et ceux qui n'en n'ont pas (sans qu'il faille y voir un jugement sur leur règne, tel que la Bible, et notamment la Chronique des Rois, le décrit). Ou ceux qui ont droit à la couronne, ceux qui se coiffent d'un chapeau, ceux qui portent le casque (est-ce une salade ? un morion?), et les plumets. Les deux qui portent le glaive ; les trois qui ne sont pas barbus, dont l'un porte seulement la moustache ; ceux qui ont le ventre à l'air comme des dieux romains, et ceux qui le couvrent d'une tunique. Ou encore ceux qui regardent un vis-à-vis, ceux qui détournent le regard vers l'extérieur, celui qui élève les yeux vers Marie. Enfin, aucun ne désigne d'un geste de la main le Christ.
Un seul, au sommet, s'est découvert : il tient sa couronne dans la main droite, par déférence puisqu'il est le plus proche de la Vierge à l'Enfant.
Chacun fera ses découvertes, et ses hypothèses.
De curieuses hypothèses.
Dans l'église elle-même, le curé de la paroisse, ou quelqu'un d'autre, a épinglé soigneusement un texte explicatif "Comment regarder ce vitrail" dans lequel on lit le commentaire suivant : "Quel est ce 3ème et dernier personnage, la tête découverte ? Il fait un geste à l'adresse de la femme, l'unique femme du tableau, mais il ne la regarde pas tandis que la femme le regarde froidement...On pense à URIE. Officier, Urie était marié à Bethsabée. pendant son absence, David devint l'amant de Bethsabée. Par ordre de David, Urie fut tué au combat et David put épouser sa veuve... Par la suite, David eut grand remords de ce crime. Par ce mariage, Bethsabée, mère de Salomon, entre dans la lignée des ancêtres du Christ,...malgré son infidélité : "Les chemins de Dieu ne sont pas nos chemins". Dans la généalogie de Saint Matthieu, Bethsabée est la seule femme citée."
Outre la méconnaissance du texte évangélique (Bethsabée n'est pas nommée et le texte de Mt 1:6 utilise la métaphore "la femme d'Urie", alors que trois femmes ancêtres du Christ, Thamar épouse de Juda, Rahab la prostituée de Jéricho qui épouse Salmon et Ruth la moabite épouse de Booz), ce commentaire me semble témoigner d'un contresens d'interprétation du roi de Juda placé au sommet de la troisième lancette, et dont le visage glabre peut sembler féminin.
Les visiteurs s'amuseront en poursuivant la lecture de ce texte :
"Le manteau de Jessé est soutenu par deux personnages qui pourraient être les donateurs qui ont permis la construction du chœur et du vitrail. A l'origine, ces personnages, sans-doute les seigneurs du Touchet, pouvaient être identifiés par les écussons qui sont à leur pieds...mais ils ont disparu..."
Les personnages ne tiennent pas le manteau, mais les pans du pavillon, mais, surtout, bien-sûr, ce ne sont pas les donateurs, mais ni plus ni moins que Isaïe et Jérémie.
Registre intermédiaire supérieur.
Registre supérieur.
Les deux visages suivants sont manifestement trop "typés" pour ne pas être dus à l'intervention d'un restaurateur zélé. Cette restauration est attestée "pour l'avant-dernière tête en haut à droite" par le Corpus Vitrearum.
Tympan.
La Vierge "de l'apocalypse" assise pose les pieds sur le croissant de lune qui repose lui-même sur l'efflorescence sommitale de l'arbre. Marie tient, ce qui est inhabituel, l'Enfant sur le bras droit.
Par ailleurs :
Croix "normande dite de Saint-Martin".
C'est une croix de chemins du XVIe siècle, en granit, au fût cannelé en torsade ou en chevron et au dé orné de bas-reliefs où on reconnaît un Christ aux liens. L'une des faces de la croix pattée représente saint Martin découpant sa cape, et l'autre la Crucifixion. Classée depuis 1932 et restaurée en 2000, elle est élégamment enguirlandée d'un beau cable lumineux de décorations de Noël par les services municipaux, et ainsi bien mise en valeur la nuit.
Liens et sources.
Gallica : L'ÉGLISE NOTRE-DAME-DU-TOUCHET, par Eugène de Beaurepaire in La Normandie monumentale et pittoresque, édifices publics, églises, châteaux, manoirs, etc.. Manche 1re [-2e] partie. Partie 2 / Héliogravures de P. Dujardin ; d'après les photographies de E. Durand, D. Freuler et A. Thiébaut Éditeur : Lemale & Cie, impr. édit. (Le Havre), 1899, Contributeur : Travers, Émile (1840-1913). 2 parties en 1 vol. ([2] f.-338 [339] p.-42 f. de pl.-frontispice, [2] f.-354 [355] p.- 43-95 f. de pl.) : Héliogr. et frontispice lithogr.
Mémoires de la Société des antiquaires de Normandie 1828. p. 174.
Voyage archéologique dans la Manche 1818.