Le vitrail de la Passion de la cathédrale de Chartres. Baie 49.
Il fait partie des trois verrières occidentales, les plus anciennes : autour de la grande lancette centrale de l'Enfance et la Vie de Jésus, les deux lancettes en arc brisé de l'Arbre de Jessé, à droite, et de la Passion, se répondent dans une symétrie où la Passion et la Résurrection viennent accomplir la prophétie du rameau de Jessé. Au dessus de ces trois lancettes, la rosace du Jugement dernier fait culminer ce projet divin dans la Rédemption.
Ces verrières datent de 1144-1155, avant le grand incendie de 1194 auquel elles échappèrent. Cette période correspond au règne de Louis VII, à la deuxième Croisade préchée par Bernard de Clairvaux ; Thibaud V de Blois est alors comte de Chartres, Geoffroy de Lèves est évêque de Chartres jusqu'en 1149, puis Gosselin de Lèves lui succède.
La comparaison des trois verrières met en évidence l'organisation de celle de gauche en sept registres de deux médaillons , sans travée médiane ni encadrement ; d'autre part, le bleu dominant des deux autres verrières disparaît au profit d'une macédoine de teintes plus variées, dans un ensemble globalement plus lumineux.
Le vitrail de la Passion :
Je vais étudier la répartition des couleurs, et rechercher une éventuelle utilisation symbolique. Le verrier semble avoir à sa disposition les teintes suivantes :
- rouge
- bordeaux
- lie-de-vin (brun)
- violet
- bleu (pour le ciel de fond et quelques accessoires)
- vert clair
- vert bouteille
- vert
- jaune clair
- jaune d'or
- blanc
- rose-pourpre "chair" pour les visages, mains et pieds.
Je n'ai pas le dossier de restauration permettant de discerner les verres anciens des verres restaurés.
Les verres sont utilisés tels quels, ou peints de grisaille pour les visages et les vêtements, les perles et feuillages de l'encadrement.
1. La Transfiguration .
A gauche, la Transfiguration proprement dite, le Christ radieux (8 rayons blancs) dans une mandorle rouge soulignée d'une irisation concentrique vert-mauve-jaune. Élie et Moïse le présentent avec déférence. A terre, sur le mont Thabor, les trois apôtres Pierre, Jacques et Jean "tombent sur leur face, saisis d'une grande frayeur".
A droite, le Christ (que l'on reconnaîtra dans cette verrière à sa nimbe rouge crucifère) recommande aux apôtres de ne pas parler de ce qu'ils ont vu, et répond à leurs questions.
Étude des couleurs.
— A gauche, le Christ est vêtu d'une tunique verte et d'un manteau bleu orfroyé d'or. Moïse et Élie portent tout les deux les mêmes couleurs vert (deux nuances) et brun (deux nuances), inversées, avec une ceinture bleue. Apôtres en blanc et bleu (Pierre, cheveux dégarnis) ; rouge et jaune (Jean, imberbe) ; bleu et blanc (Jacques). Leurs nimbes sont rouge, jaune et rouge.
— A droite, le Christ porte désormais sur sa tunique verte un manteau rouge et lie-de-vin. Les apôtres ont aussi changés de tenues : les manteaux et tuniques sont respectivement vert et blanc ; vert et rouge ; jaune et vert. En outre, ils sont tous les trois barbus, ce qui ne correspond pas à la lecture donnée supra.
Fond de ciel bleu dans les deux panneaux.
2. La Cène ; le lavement des pieds.
— Dans la Cène, le Christ porte les mêmes couleurs lie-de-vin et vert que dans le dernier panneau ; il va les conserver sauf exception. Jean est en rouge et blanc.
Judas, assis de l'autre coté de la table, tend la main vers le poisson :
Le soir venu, Jésus se trouvait à table avec les Douze. Pendant le repas, il déclara : « Amen, je vous le dis : l’un de vous va me livrer. »Profondément attristés, ils se mirent à lui demander, chacun son tour : « Serait-ce moi, Seigneur ? »Prenant la parole, il dit : « Celui qui s’est servi au plat en même temps que moi, celui-là va me livrer.Le Fils de l’homme s’en va, comme il est écrit à son sujet ; mais malheureux celui par qui le Fils de l’homme est livré ! Il vaudrait mieux pour lui qu’il ne soit pas né, cet homme-là ! »Judas, celui qui le livrait, prit la parole : « Rabbi, serait-ce moi ? » Jésus lui répond : « C’est toi-même qui l’as dit ! »
Je serais tenté de voir dans le manteau jaune de Judas un choix délibéré de le stigmatiser par une couleur jugée discriminante au Moyen-Âge (M. Pastoureau), mais deux autres apôtres portent aussi cette couleur.
Hormis le bleu, réservé au fond, et le violet, les autres couleurs sont distribuées selon des impératifs artistiques et non symboliques.
— Lavement des pieds .
Si j'identifie Pierre par sa chevelure dégarnie (il était alors à droite du Christ dans la Cène), c'est devant lui que le Christ est à genoux. Il porte alors le même manteau rouge. Jésus a ceint un tablier blanc autour de son manteau.
3. L'Arrestation du Christ dans le Jardin des oliviers ; la Flagellation.
— L'artiste est fidèle à ses choix de couleur : Lie-de-vin/vert pour le Christ, Jaune/vert pour Judas, Rouge (mais avec de grandes manches blanches) pour Pierre (sans calvitie) qui tranche de son glaive l'oreille du serviteur du Grand-prêtre (Jaune et Vert).
— Flagellation : Le Christ , lié à une colonne jaune, est torse nu mais conserve son manteau rouge, ou (plutôt) le manteau de dérision rouge imposé par Pilate. Les deux bourreaux ont des tuniques courtes soit jaune (péjoratif) soit rouge, mais la bassesse de leur fonction est soulignée par le caractère hétérogène, bigarré, des couleurs entre l'encolure, la tunique, les chausses et les chaussures.
Le titulus porte le motif du jugement, INRI en lettres blanches tracées par soustraction de la grisaille presque noire.
Le nimbe crucifère est peint d'un fond damassé souligné d'un rang de perles rouges.
4. Le Christ en croix ; Déposition.
— Le Christ porte, non pas un perizonium, mais un manteau assez complexe et qui n'est ni celui qu'il portait antérieurement puisqu'il associe un revers jaune et vert et un large galon vert. La Croix est verte au bord rouge, de façon peu habituelle, même si on peut a posteriori y voir le vert de l'Arbre et le rouge du Sang, avec la symbolique de l'arbre du Paradis, celle de la Reverdie printannière et de la renaissance, etc... Le déhanchement du corps est très marqué conférant à la posture le caractère dramatique qui convient.
La Vierge est, étonnamment, en manteau rouge et robe jaune (disons plutôt "or"), et non dans ses couleur bleue traditionnelle. Celle-ci est-elle donc réservée au ciel ? Jean est en robe rouge (sa couleur emblématique) et manteau lie-de-vin et jaune d'or.
— Dans la Déposition, la Vierge inverse sa tenue, le manteau rouge devenant jaune et la robe jaune devenant rouge ...mais aussi bleue ! Inversion partielle aussi pour Jean , et apparition d'une robe verte et d'un livre (son Évangile) bleu. Joseph d'Arimathie, qui soutient le Christ, est en lie-de-vin, vert et rouge (chausses), alors que Nicodème qui ôte le clou avec ses tenailles est en jaune ; tous les deux portent un bonnet "juif".
Ces deux scènes étant jumelles, les changements de couleurs des vêtement de Marie et de Jean cherchent peut-être à éviter la monotonie.
5. Sainte femme et 3 apôtres ; Noli me tangere.
Matthieu 28 1-10 : Après le sabbat, à l’heure où commençait à poindre le premier jour de la semaine, Marie Madeleine et l’autre Marie vinrent pour regarder le sépulcre. Et voilà qu’il y eut un grand tremblement de terre ; l’ange du Seigneur descendit du ciel, vint rouler la pierre et s’assit dessus. Il avait l’aspect de l’éclair, et son vêtement était blanc comme neige. Les gardes, dans la crainte qu’ils éprouvèrent, se mirent à trembler et devinrent comme morts. L’ange prit la parole et dit aux femmes : « Vous, soyez sans crainte ! Je sais que vous cherchez Jésus le Crucifié. Il n’est pas ici, car il est ressuscité, comme il l’avait dit. Venez voir l’endroit où il reposait. Puis, vite, allez dire à ses disciples : “Il est ressuscité d’entre les morts, et voici qu’il vous précède en Galilée ; là, vous le verrez.” Voilà ce que j’avais à vous dire. » Vite, elles quittèrent le tombeau, remplies à la fois de crainte et d’une grande joie, et elles coururent porter la nouvelle à ses disciples. Et voici que Jésus vint à leur rencontre et leur dit : « Je vous salue. » Elles s’approchèrent, lui saisirent les pieds et se prosternèrent devant lui. Alors Jésus leur dit : « Soyez sans crainte, allez annoncer à mes frères qu’ils doivent se rendre en Galilée : c’est là qu’ils me verront. »
— Une sainte femme (Marie-Madeleine) est face à saint Pierre (pseudo tonsure) et deux autres apôtres. Pierre est désormais en manteau jaune sur robe rouge ; un galon bleu (moderne ?) orne robe et manteau.
— Sainte Marie-Madeleine se prosterne au pied du Christ, qui reste vêtu d'une robe verte et d'un manteau rouge, qui s'est seulement enrichi d'un galon d'or.
6. Les Pèlerins d'Emmaus.
— Les deux pèlerins, dont l'un se nomme Cléophas, se rendent de Jérusalem (à gauche) vers Emmaüs (à droite) lorsqu'ils sont rejoint par un troisième marcheur dont nous sommes les seuls à voir le nimbe crucifère :
Et voici, ce même jour, deux disciples allaient à un village nommé Emmaüs, éloigné de Jérusalem de soixante stades ;et ils s’entretenaient de tout ce qui s’était passé. Pendant qu’ils parlaient et discutaient, Jésus s’approcha, et fit route avec eux. Mais leurs yeux étaient empêchés de le reconnaître. Il leur dit : De quoi vous entretenez-vous en marchant, pour que vous soyez tout tristes ? L’un d’eux, nommé Cléopas, lui répondit : Es-tu le seul qui, séjournant à Jérusalem ne sache pas ce qui y est arrivé ces jours-ci ? Quoi ? leur dit-il. Et ils lui répondirent : Ce qui est arrivé au sujet de Jésus de Nazareth, qui était un prophète puissant en œuvres et en paroles devant Dieu et devant tout le peuple, et comment les principaux sacrificateurs et nos magistrats l’ont livré pour le faire condamner à mort et l’ont crucifié. Nous espérions que ce serait lui qui délivrerait Israël ; mais avec tout cela, voici le troisième jour que ces choses se sont passées. Il est vrai que quelques femmes d’entre nous nous ont fort étonnés ; s’étant rendues de grand matin au sépulcre et n’ayant pas trouvé son corps, elles sont venues dire que des anges leur sont apparus et ont annoncé qu’il est vivant. Quelques-uns de ceux qui étaient avec nous sont allés au sépulcre, et ils ont trouvé les choses comme les femmes l’avaient dit ; mais lui, ils ne l’ont point vu. Alors Jésus leur dit : O hommes sans intelligence, et dont le cœur est lent à croire tout ce qu’ont dit les prophètes ! Ne fallait-il pas que le Christ souffrît ces choses, et qu’il entrât dans sa gloire ? Et, commençant par Moïse et par tous les prophètes, il leur expliqua dans toutes les Écritures ce qui le concernait. Lorsqu’ils furent près du village où ils allaient, il parut vouloir aller plus loin. Mais ils le pressèrent, en disant : Reste avec nous, car le soir approche, le jour est sur son déclin. Et il entra, pour rester avec eux. Pendant qu’il était à table avec eux, il prit le pain ; et, après avoir rendu grâces, il le rompit, et le leur donna. Alors leurs yeux s’ouvrirent, et ils le reconnurent ; mais il disparut de devant eux. Et ils se dirent l’un à l’autre : Notre cœur ne brûlait-il pas au dedans de nous, lorsqu’il nous parlait en chemin et nous expliquait les Écritures ? Se levant à l’heure même, ils retournèrent à Jérusalem, et ils trouvèrent les onze, et ceux qui étaient avec eux, assemblés et disant : Le Seigneur est réellement ressuscité, et il est apparu à Simon. Et ils racontèrent ce qui leur était arrivé en chemin, et comment ils l’avaient reconnu au moment où il rompit le pain.Tandis qu’ils parlaient de la sorte, lui-même se présenta au milieu d’eux, et leur dit : La paix soit avec vous ! Luc, 25, 13-35)
— Le Christ conserve son manteau lie-de-vin et sa robe verte, et les pèlerins sont vêtus de vert et de jaune.
Conclusion.
Si le personnage du Christ présente une homogénéité de la couleur des vêtements (vert et rouge lie-de-vin) tout au long du cycle, et si ces deux couleurs sont reprise dans la Croix comme symbole de sang et de renouveau de la nature, souffrance-renaissance, Passion-Rédemption, si la couleur bleue est réservée au ciel et à quelques accessoires, ou si certaines couleurs semblent être attribuées à des apôtres (le rouge pour Pierre et Jean), il n'est pas possible de conclure à un emploi symbolique ou codifiée des couleurs utilisées, et le choix du verrier a sans-doute été dicté surtout par des choix artistiques, dans un panel assez limité de teintes.
Il en résulte un manque d'unité de ton, au profit d'une œuvre vivante, plus soucieuse ici peut-être de la crédibilité du récit que de l'élaboration d'une réflexion spirituelle ou théologique originale. Ce sera le rôle de la Passion typologique inspirée de Saint-Denis.