La chapelle des Âmes du Purgatoire
de l'Église Saint-Etienne-du-Mont à Paris
et ses peintures murales
de la Légende des Dix mille martyrs.Voir aussi
Voir aussi :
Cet article s'appuie sur le mémoire de Fanny Lefaure Les peintures murales de la chapelle des Dix mille martyrs du Mont Ararat (Paris, église Saint-Étienne-du-Mont), Université Paris-1 Panthéon-Sorbonne 2009-2010.
Je remercie cet auteur de m'avoir autorisé à utiliser certaines de ses illustrations. On va comprendre pourquoi.
Dans un précédent article, je relatais comment des peintures murales avaient été découvertes en 1861 sous un badigeon, et je transcrivais la description qu'en donnait Ferdinand de Guilhermy dans Inscriptions de la France du Vème au XVIIIe siècle, tome 5 de 1873. Mais à quoi ressemblaient-elles ? Aucun site en ligne n'en montrait les images, aucun guide ne précisait plus que leur simple existence, et aucun article spécialisé n'en donnait de description depuis 1873. Étaient-elles encore visibles ? Avait-on passé un nouveau badigeon, afin de préserver l'exclusivité d'un Cycle des Dix mille Martyrs à la commune de Crozon ? Pour en avoir le cœur net, je pris mon bâton de pèlerin, et, un beau matin, je pénétrais dans l'église Saint-Étienne-du-Mont, voisine du Panthéon.
Un breton à Paris.
L'église est un vaste et illustre sanctuaire qui dépendait de l'abbaye Sainte-Geneviève et qui abrite le tombeau et les reliques de la patronne de Paris et des moines génovétains; Huysmans m'avait averti : "ils vont vous enquiquiner avec le jubé !", mais c'était la châsse de la sainte qui recueillait tous les suffrages : on y faisait la queue pour placer son cierge, baiser un morceau de marbre, tourner autour du sarcophage en tâchant de discerner, derrière le moucharabieh de laiton, l'avant-bras et les quelques phalanges qu'il renferme. L'orgue était trop haut placé pour être admirable ; la Mise au tombeau, dans son marbre froid, semblait une pâle copie de sa version colorée de saint-Corentin de Quimper.
On y accueillait les restes des recalés du Panthéon : Marat et Mirabeau. Pascal et Racine y ont également leur tombeau, aprés que Port-Royal soit rasé, et Pierre Perrault, et Lemaistre de Sacy.
Le plus intéressant se trouvait pour moi dans une chapelle séparée, derrière l'abside, la chapelle des Communions, qui est éclairée par un verrière de douze superbes vitraux du XVIe siècle.
Mais ce premier tour d'horizon ne m'avait pas permis de découvrir mes dix mille martyrs. Un deuxième tour inspecta toutes les chapelles du coté droit, numérotées sur ce plan (dont je ne disposais pas) de A à I : chapelles des Fonds baptismaux ; de la Sainte-Famille; Commémorative : du Crucifix ; du Sépulcre ; de saint Bernard ; de saint Charles-Borromée; du Sacré-Cœur : Rien, et j'avais déjà atteint la chapelle de sainte Geneviève. Chapelle de la Vierge, en absidiole, et chapelle de saint Joseph, adjacente. J'avais amorcé le virage I.J.K du chœur, lorsqu' une corde ponceau aux lourds glands d'or tendue dans la largeur de l'allée vint m'interdire l'accès aux chapelles babord. Passer outre allègrement, sire Loup l'eut fait aisément, mais il fallait penser aux Suisses, aux Bedeaux et aux Sacristains, aux âmes pieuses qui, quoique confites en dévotions, n'allaient pas manquer de bondir à travers les stalles tout en criant au scandale à grand coup de goupillon!
Je rebroussais chemin pour tenter la voie nord : les chapelles de l'Immaculée-Conception, de Saint-Jean-l'Evangéliste, de l'Ange-Gardien, de Saint-Louis, de Saint-Nicolas étaient libres d'accès, mais dépourvues de martyrs crucifiés. Plus loin, entre le jubé et l'avancée d'un pilier, le même cordon ponceau gros comme un saucisson barrait fermement le passage, comme un châtiment divin pour une faute que je refusais d'admettre.
Je suis respectueux des choses d'église, et me soumet volontiers à ses Commandements ; je ne marcherai pas contre le doigt de Dieu. Mais était-ce lui qui avait placé sur ma route ces obstacles, ou ceux-ci, seulement indicatifs, voulaient-ils seulement indiquer au pieu touriste qu'il n'y avait plus rien à voir ? Ou voulaient-ils le préserver de risques inopinés, comme en ce jour de 1626 où deux demoiselles tombèrent du jubé sur la foule ? Des demoiselles qui tombent du ciel dans vos bras, on cria au miracle, et une plaque votive fut apposée.
Il est des heures de notre vie où les grandes Causes auxquelles nous croyons nous appellent à nous sacrifier. J'enjambais, et, le cœur battant et l'œil aux aguets, j'inspectais la chapelle P : dans l'ombre, car toute cette partie était, par mesure d'austérité, dépourvue d'éclairage, je crus voir la statue d'un moine distribuant des miettes aux petits oiseaux. J'atteignis la chapelle Q, celle qu'une personne pleine de bonnes intentions à votre égard (Fanny Lefaure) à colorié en rouge : La chapelle des âmes du Purgatoire, alléluia! Voilà mes martyrs.
Elle était, placée ainsi dans l'ombre du déambulatoire, aussi sombre qu'une cave, et je n'avais, mal préparé aux visites des églises parisiennes, ni lampe, ni briquet. Pas le moindre silex. Emprunter un cierge à sainte Geneviève était inconcevable, ou du moins n'avais-je pas, ces circonstances me le révélèrent, l'âme d'un héros. Je parvins à discerner MORT POUR..ANCE..RIEZ .OUR EUX..et en lettres blanches sur un marbre noir CARDINAL LUSTIGER. Un peu plus haut, des auréoles se mettaient à briller. Dix, cent, mille, DIX MILLE auréoles, et les cuirasses de soldats, et les corps des crucifiés, ils étaient là !!! Obscurs, sans grades, mais là.
Les photographier, c'était hors de propos.
Je me décidai, ayant localisé ainsi la chapelle, à solliciter une aide ; la vendeuse de chapelet et de prières à sainte Geneviève ouvrit des yeux ronds lorsque je lui révélais la présence, ici, dans son église, de dix mille concurrents de sa bonne sainte ; néanmoins, elle accepta de m'accompagner et prit la responsabilité de m'autoriser à photographier, au hasard, avec mon flash, les murs noirs en me faisant comprendre qu'il ne pourrait y avoir grand mal à déranger des saints dont chacun ignorait jusqu'à la présence. Le plus dérangé, sous-entendait-elle, devait être le photographe.
Un bedeau, attiré par une présence dans ce recoin toujours inoccupé, arriva en patrouille, et découvrit l' interrupteur d'un petit projecteur qui révéla, sur un seul petit pan de mur, et pour moi seul, tout l'intérêt de ces peintures. Le résultat de mes clichés ne fut pas fameux, et on comprend pourquoi j'ai préféré avoir parfois recours aux photographies de Fanny Lefaure.
Douze panneaux trouvent place sur les trois murs de la chapelle, contournant comme ils peuvent un escalier à vis qui fait saillie à droite de l'autel : de l'ouest à l'est, toute la légende des Dix mille y est racontée.
I. Les peintures du mur Ouest.
La paroi est divisée en trois registres : la lancette de l'ogive 1, deux panneaux médian 2 et 3 qui se poursuivent sur le coté gauche de l'autel sur le mur nord en 4, puis le registre inférieur 5 et 6, complété par un panneau dégradé près de l'autel 7.
Ces panneaux s'intègrent dans une architecture en trompe-l'œil où chaque registre est placé dans un entablement imitant des boiseries, lesquelles sont soutenues par des colonnes.
Cette numérotation ne suit pas exactement l'ordre chronologique qui débute au panneau 2.
Les panneaux sont légendés soit juste au dessus, soit (panneau 1) en dessous, soit par un résumé de l'histoire en bas des peintures, ce qui crée une certaine confusion. Celle-ci avait amené Fredinand de Guilhermy (op. cité, 1873) à distinguer des inscriptions d'origine, et par ailleurs l'intervention intempestive et néogothique du peintre restaurateur. Plus tard, Macé de Lépinay en a conclu à l'existence d'autres panneaux (dans la partie basse, je pense), auxquels correspondraient les inscriptions actuellement les plus basses. Il est cependant possible d'admettre que ce que nous voyons soit l'œuvre complète, avec ses inscriptions d'origine, mais disposées de cette façon un peu troublante.
Panneau 1.
Comme lempereur maximin envoye ses mesagers aux IX milles chevaliers.
La scène peut correspondre au moment où, après que les neuf mille chevaliers se soient retirés sur le mont Ararat, l'empereur Adrien se préoccupe de perdre ainsi la moitié de ses forces armées, et envoie des messagers pour leur ordonner de rejoindre son camp. Ils reviendront pour signaler que les chevaliers sont devenus chrétiens.
La scène peut plutôt correspondre au moment suivant, où cinq rois (Maximin, Sapor, Tibère, Adrien et un autre Maximin) ont rejoint l'empereur : celui-ci donne l'ordre de convoquer les nouveaux chrétiens.
De manière un peu comique, deux souverains sont assis sur le trône posé sur une estrade ronde, coiffés de couronnes assez différentes, l'une s'apparentant à une tiare au dessus d'un turban, l'autre ressemblant à un bonnet doté de glands d'or. On peut y voir Adrien et Antonin, successeur désigné, les deux empereurs romains.
Les autres personnages debout sont-ils quatre des cinq rois ? Ou des officiers supérieurs et des conseillers ?
Le messager reçoit à genoux sa mission écrite, voilà qui est clair.
Le litre "Comme l'empereur Maximin..." n'est pas fidèle aux textes connus de la légende, ni même à la peinture qui montre deux empereurs.
La peinture est de belle facture, avec un effet de perspective assez maîtrisé ouvert, au fond, sur des fenêtres, laissant penser que l'influence italienne a été reçue ;les costumes eux-mêmes me rappellent les rois de Juda des différents arbres de Jessé que j'ai examiné.
Un dernier commentaire : le chapeau à forme de tiare du souverain est le même que celui de son homologue sur le retable de Crozon.
Image Fanny Lefaure:
Image lavieb-aile :
Panneau 2.
Comme lempereur vouloit faire adorez les ydolles aux IX milles chevaliers, soudain l'ange les fist tomber.
C'est un écart par rapport à la légende connue, mais cela évoque à la fois la chute de la statue d'une idole des évangiles apocryphes lors de la naissance du Christ, et à la fois, des épisodes analogues dans d'autres vies de saints.
Trois saints sont représentés en prière, pouvant correspondre à Acace, Cartère et Eliade, les trois princes et ducs des neuf mille.
Panneau 3.
Les ennemys ung ange veisrent, dont partie diceulx s'enfouyrent (?)
& le demourant se noya à un lac qui estoit prest de la.
L'artiste a choisi de représenter la scène de la noyade dans le lac comme celle de l'effondrement d'un pont.
Les casques des chevaliers en prière ressemblent aux morions, avec leur crête centrale et leurs larges bords relevés en bateau, ou plutôt aux bourguignottes, aux bords droits:
L'empereur pour se mieulx venger mande a soy cinq roys denvirons qui sont venus furieulx contre eulx.
Panneau 4.
Comme les martyrs se enfuirent ... mors veysrei ..
Panneau 5.
par le vouloir de dieu les anges ont nourry en ce lieu
les neuf mille chevaliers par trente jours entiers.
C'est, sur le mont Ararat, le miracle des chevaliers nourris par le pain du ciel durant la retraite de trente jours qui sert à leur instruction religieuse ; l'empereur et les troupes romaines sont censées être dans leur campement éloigné, plutôt que d'assister, comme ici, au miracle.
Clichés F. Lefaure.
Cliché lavieb-aile :
Soubz maximin en une batayle a IX mille chevaliers ung ange apasreut par quoy eulx se fisrent chrestiens et desconfeisrent les ennemys puis retraicts sur le mont d'ararath feusrent par XXX jours des anges nourys.
Panneau 6.
Par iceulx refuse d'adorer les ydolles lempereur les fist lapisder ains les pierres revinsrent sayllir encontre les boureaux. Quoy voiant mil chevaliers aux aultres senstrejoignisrent [compaignons].
Voit-on, ici, à droite, le comte Théodore, qui vient d'assister aux miracles que nous découvrirons sur les murs suivants, se convertir et abandonner son roi, Maximin, pour rejoindre avec ses mille hommes le camp des chrétiens? Ou bien sont-ce , à droite, les cinq rois et l'empereur (six couronnes) sommant Acace et ses hommes d'adorer les idoles, et ceux-ci se détournant pour prier Dieu ?
Panneau 7.
[Comme ces mesagers viennent quesrir les IX milles] chevaliers
Lors les feist marcher sur clous aigus,
tost les anges les osterent dessouz leurs piez.
La partie Est.
La composition globale en trois registres (lancette d'ogive et deux rangées de deux panneaux) ets conservée mais l'architecture en trompe-l'oeil est modifiée, notamment parce qu'elle doit tenir compte du volume de l'escalier : elle se résume à une grande colonne en bois feint, soutenant de faux entablements. Les légendes sont désormais inscrites sur des sortes de phyalactères blancs plaqués sur les murs, plutôt que de sembler gravées sur des planches de bois comme à l'ouest. Deux d'entre elles sont ornées de rinceaux.
Panneau 8.
Comme l'empereur fist les dix milles chevaliers
tous d'espines couronnez
L'empereur, assis, donne l'ordre de faire subir aux chrétiens les supplices que le Christ a connu en sa Passion.
Le couronnement d'épines, avec le motif, mille fois répété dans les différentes Passions des peintures, sculptures et vitraux, des bourreaux en tenue d'hommes de foire pesant de tout leur poids sur des gaules croisées in modum crucis (Louis Réau 1957) pour faire entrer profondément les couronnes tressées d'aubépines. L'effet comique est un stéréotype constant.
lavieb
Panneau 9.
Comme les x milles chevaliers eurent tous les costez
de lance percez.
A gauche, un roi, tenant son bâton de commandement, donne l'ordre de percer les flancs des martyrs avec des roseaux très afutés. Puis ils sont emmenés ves le mont Ararat.
lavieb
Les peintures de cette chapelle longtems recouvertes d'une teinte uniforme ont été retrouvées en MDCCCLXI & restaurées par les soins de l'administration municipale.
On admire le talent "de faussaire" du peintre restaurateur qui a parfaitement imité dans sa graphie et l'intégration de son inscription, le style ancien.
Acace lui respondit : Nous tavons ja plusieurs foys dist que Jesu Christ est nostre roy et pour ce yl ne nous chaut de toy.
Panneau 10.
Comme par ordre de lempereur les x milles chevaliers confessans le Seigneur fusrent tous crucifiez.
Cette belle composition d'art pompier aurait fait fureur au Salon: un beau thème d'Histoire, de beaux nus académiques en postures lascives sous couvert de vérité historique, l'exaltation de pieux sentiments, un garde romain au premier plan comme échappé d'un chef d'œuvre de néoclassicisme, des teintes vespérales, des cadavres aux chairs blèmes...Les soldats imberbes se sont transformés en sosies de christs de crucifix de Saint-Sulpice, barbus aux cheveux très longs. Mais Charles Maillot (c'est l'auteur) a oublié les couronnes d'épines. Ou bien, cela n'aurait pas plu au Jury.
lavieb
Puis despines couronnez de lances percez feusrent les dix mille crucifiés par les anges feusrent leur cors ensevelys et leur almes droict à Dieu portes.
Panneau 11.
Comme en ce lieu dix milles chevaliers fusrent par les anges de dieu tous en terre places
La restauration très "préraphaélique" du XIXe siècle est ici patente. Charles Maillot voit peut-être sa tache facilitée par le fait que la peinture d'origine a totalement disparu : il se surpasse ici dans ces teintes vieux rose, bleues et mauves.
Lavieb
Panneau 12.
Ce panneau aurait été retrouvé intact sous le badigeon.
Les âmes des martyrs sont figurés sous forme d'enfants nus que des anges conduisent vers la sainte Trinité siègeant dans les nues, tandis que la couronne du martyre leur est tendue ; au fond, un très beau paysage montre le mont Ararat et la campagne arménienne.
Le quatre de chiffre :
(Panneau 6)
Sur cette marque très répandue chez les tailleurs de pierre, sculpteurs, peintres, puis chez les imprimeurs s'inscrivent les lettres G, V et A.
Commentaires.
La légende représentée ici reprend fidélement le texte latin d'Anastaise le Bibliothècaire, avec les différents épisodes de l'intervention de l'ange assurant la victoire contre les ennemis, la noyade de certains ennemis dans un lac, la retraite sur le mont Ararat, les anges venant nourrir les nouveaux chrétiens du pain du ciel, le refus des convertis d'adorer les anciennes idoles, la colère des deux empereurs (ici, un seul, qui n'est pas nommé) appellant l'assistance de cinq rois, l'intervention de Maximin (qui semble être confondu avce l'empereur), la lapidation qui se retourne miraculeusement contre les bourreaux, le supplice de la marche sur des clous acérés, que les anges viennent ramasser, puis les différentes phases de la passion en imitation de celle du Christ, où seul le couronnement d'épine et le percement du flanc ets représenté. Enfin le crucifiement, puis l'ensevelissement des corps par les anges, et le transport au ciel des âmes des martyrs, avec l'accueil par la sainte Trinité.
Il manque néanmoins plusieurs scènes :
- l'incipit, avec l'arrivée des troupes romaines en Arménie et leur retraite effrayée face à leurs cent mille adversaires.
- le sacrifice d'un chevreau offert par les troupes d'Acace à Jupiter et Apollon.
- les confrontations d'Acace, ou de ses hommes face aux différents rois et empereurs, et leur profession de foi. Seul le refus d'adorer les idoles est représenté.
- la scène de flagellation, et le miracle de l'affaiblissement du bras des bourreaux.
- la scène de l'onction avec le sang s'écoulant du flanc des martyrs, onction qui leur sert de baptème.
- La scène des outrages.
En ce sens, le retable de Crozon se révèle plus complet. Comme ce dernier cependant, il ne reprend pas la tradition germanique ou du Nord-Est de l'Europe d'un supplice par empalement sur les brances dAcacia, ou de mort par chute du sommet d'une montagne.
La chapelle des âmes du Purgatoire ; éléments historiques concernant ces peintures murales.
Selon Wikipédia, l'église Saint-Étienne-du-Mont tire son origine de l'abbaye Sainte-Geneviève, où la sainte éponyme avait été inhumée au VIe siècle. L'abbaye attirant à elle une foule de laïcs à son service, une chapelle leur est d'abord affectée dans la crypte. Consacrée à la Vierge Marie, puis à saint Jean apôtre, le lieu s'avère trop exigu pour accueillir tous les fidèles. En 1222, le pape Honorius III autorise la fondation d'une église autonome, qui est consacrée cette fois à saint Étienne, alors saint patron de l'ancienne cathédrale de Paris qui se trouvait également à l'emplacement de Notre-Dame.
Je veux d'emblée faire remarquer l'importance du culte des reliques (celles de sainte Geneviève) et des martyrs (culte de saint Étienne, qui fut lapidé), culte paralléle, au cœur de Paris, de celui de l'abbaye de Saint-Denis, abritant les relique du saint éponyme, puis de multiples saints (dont les Dix mille martyrs) et servant de sépulture royale. Autour des reliques de sainte Geneviève, de nombreux personnages voudront se faire enterrer ; deux cimetières s'établiront, le petit et le grand cimetières Saint-Etienne-du Mont. La première chose que voit le visiteur en arrivant sur le parvis de l'église, c'est, au dessus du porche, la scène de lapidation de saint Etienne.
Les travaux de construction du nouvel édifice, commencés en 1492, ne seront reéllement terminés qu'au XVIIe siècle, et l'église ne sera consacrée par Jean-François de Gondi, archevêque de Paris, que le 15 février 1626 (c'est ce jour là que churent les deux chahuteuses du jubé). Néanmoins les vingt-et-une chapelles qui ceinturent l'église furent achevées en 1560, les chapelles du chevet en premier puisque leurs autels furent bénis en 1545, dix ans après la construction du jubé. On peut donc dater la chapelle qui nous interesse de 1545.
Selon Fanny Lefaure, les peintures murales de la chapelle furent recouvertes d'un badigeon en 1793-1795. C'est lors des importants travaux de restauration entrepris sous la direction de Victor Baltard au XIXe siècle qu'en 1861 les peintures de la chapelle furent redécouvertes. La chapelle porte, au XIXe siècle, le nom de Chapelle des âmes du Purgatoire (où se réunit une Confrérie de prières), mais aussi de Charles Borromée ou de Saint-Joseph. C'est Emile Raunier qui, dans son Epitaphier du Vieux Paris (1899), indique qu'elle était autrefois dédiée à saint Côme et saint Damien et qu'on y disait chaque année, le 22 et 24 juin, le service aux Dix mille crucifiés.
Un premier acte de concession de la chapelle, daté du 15 mars 1613, énonce que "la chapelle des Dix mille martyrs a été concédée par nos prédécesseurs lors de la première concession d'icelles à défunts Jean Garnier vivant marchand bourgeois de Paris et Girarde Boucher sa femme" ; le même acte donne une autre indication de date en écrivant " en laquelle chapelle,[...] ce qui a été fait depuis soixante-douze ans et plus". La première concession date donc d'avant 1540, donc dès l'origine de son édification ; Jean Garnier et son épouse sont les premiers à disposer de droits sur cette chapelle, droits de durée indéterminée (les autres concessions sont attribuées pour neuf ans au prix d'une redevance annuelle), ce qui laisse imaginer au départ un don exceptionnel ou un service rendu remarquable. Le dernier acte de concession date de 1737.
Jean Garnier était drapier, et son épouse, veuve d'Estienne Dusmesnil, également marchand bourgeois de Paris, se maria une troisième fois, au décès de Jean Garnier, avec Jean Boivin, épicier. Il est vraisemblable que ce Garnier marchand drapier était proche de la Cour royale, car l'emplacement de sa chapelle à gauche du chœur était privilégié. Les deux chapelles qui l'encadrent seront concédées à des Conseillers royaux (celle de gauche, en 1707 et celle de droite, dite de Sainte-Ursule, en 1830 (1730?). Personnage considérable et capable d'une dotation d'un montant très élevé, Jean Garnier eut parmi ses descendants (Fanny Lefaure a dressé son arbre généalogique) des hommes publics proche du pouvoir, comme Henri de Plancy, Maître d'hôtel du duc d'Orléans ou un autre auditeur des comptes.
Jean Garnier fut marguillier de Saint-Etienne-du-Mont, ce qui confirme l'importance de son statut.
L'Epitaphier du Vieux Paris de Raunier mentionne l'existence d'une plaque apposée dans la chapelle (et qui en a disparu) rappellant l'obligation pour le curé de faire célébrer pour le salut des deux donataires chaque année à Paques un service d'une pompe remarquable puisqu'imposant la présence de "monsieur le curé ou son vicaire, quatre prêtres chappiers, et autres trente prêtres, le clerc portant sa croix, deux petits enfants pour chanter ledict verset" soit 38 personnes pour cette cérémonie ! Il s'y ajoutait l'obligation de chanter un service complet et trois messes hautes pour le salut de l'âme de Jean Garnier (et de sa femme et de tous les siens) le jour anniversaire de son décès le 19 septembre. Le bon drapier avait dû offrir une véritable fortune !
Les deux époux sont, bien entendu, enterrés dans leur chapelle (ainsi que d'autres de leurs descendants). Ce sont eux qui ont institués le service des Dix mille martyrs le 22 juin, et cela donne d'une part une précieuse indication sur la datation probable des peintures murales, et atteste également de l'importance donné à ce culte, que le couple richissime choisi parmi tous les autres. L'acte de concession de 1613 atteste que le couple a dûment apposé ses armoiries sur la clôture de chapelle, et qu'il a fait réaliser les lambris et peintures, ainsi qu'un vitrail les représentant avec leurs enfants.
Datation.
L'Inventaire des œuvres d'art appartenant à la ville de Paris, Chaix 1881 les date de la fin du XVIe siècle. Si on estime que la décoration par peinture de l'église a été concommitante avec sa construction, cette date peut être avancée au milieu du XVIe siècle. Fanny Lefaure soumet divers arguments pour proposer la fourchette de 1540-1550.
Attribution.
Le quatre de chiffre me paraît d'usage trop répandu pour pouvoir permettre, par le monogramme G VV ou GVA, une attribution. Un monogramme semblable est le premier exemple que propose Wikipédia dans son article Quatre de chiffre :
Le V et A peuvent être lus comme deux V inversés dont on signale ici la signification cryptée de VIVAT souhaitant longue vie à l'œuvre. Le G lui-même est sans-doute trop fréquemment rencontré pour être l'initiale d'un artisan, et je le conçois plutôt comme participant à la cryptogramme G VV, G .V. A, G.V.V.A, etc...
Technique.
Il s'agit d'une détrempe appliquée directement sur les pierres de taille de la paroi. Un vernis a été appliqué ultérieurement, assez tardivement puisqu'il a pénétré dans les craquelures de la couche picturale.
Restauration.
Les peintures ont été restaurées en 1861 par Maillot*, et François Macé de Lépinay, Conservateur Général du Patrimoine, lui attribue les cinq scènes du mur Est, qui sont effectivement d'un style XIXe siècle appuyé, notamment et de façon caricaturale pour les panneaux 10 et 11, et également plus discrétement pour les panneaux 9 et 10. On peut penser que ce mur était plus exposé aux dégradations.
L'entreprise de restauration ARCOA est intervenue de septembre à novembre 1993 sur les murs ouest et nord.
* Charles Maillot (1819- ), élève de Léon Cogniet, peintre d'histoire et peintre de genre (il expose au Salon à partir de 1844) participa à la restauration de tableaux, et de monuments, comme la coupole de l'église Saint-Vincent d'Orléans. En 1876, il participa à la décoration du Panthéon ; de 1876 à 1879, il intervient sur une trentaine de tableaux d'églises parisiennes sur commande de la Ville de Paris, dont une "Allégorie de sainte Geneviève" de St-Etienne-du-Mont. En 1881-85, il restaure du plafond L'Apothéose d'Hercule de François Lemoyne au château de Versailles. Le Musée Carnavalet lui doit aussi la restauration d'un plafond représentant "Hébé amenée par Mercure à Jupiter".
Analyse du thème iconographique.
1. F. Lefaure souligne à très juste titre que l'importance accordée à cette chapelle (localisation à gauche du chœur ; concession perpétuelle ; pompe des services de messe et de salut dues aux âmes des donateurs ; représentation de ceux-ci sur le vitrail ; service annuel aux Dix mille martyrs) amène à penser que le culte des Dix mille martyrs était, lors de la construction de l'église saint-Etienne-du-Mont vers 1545, un culte capital.
Elle souligne également que la période correspond à la fois à la remise en cause par les protestants du culte des Saints et Martyrs, et a contrario, précisément en 1545, à l'ouverture du Concile de Trente, qui allait conduire à la réaffirmation du rôle des images pour guider le fidèle vers une dévotion basée sur l'imitation du Christ et des saints. Mais ce n'est qu'un siècle plus tard que jean Bolland, puis les bollandistes passeront au crible d'un examen critique des fondements et des preuves l'ensemble du corpus hagiographique.
Elle remarque comment la peinture en trompe-l'œil favorise le rapprochement du fidèle vers les saints modèles afin de le conduire à une participation émotionnelle des martyrs subis et des glorieux actes de foi.
Ajoutons que le thème des Dix mille crucifiés permet de recentrer le culte des saint vers celui du Christ et de sa Passion, préoccupation majeure de la Contre-Réforme.
Cette dévotion participative et imitative du XVIIe siècle est donc un élément important de compréhension de ces peintures.
2. Mais ici, la chapelle est concédée à des défunts pour le repos de leur âme, et le rôle de la dévotion passe alors au second plan par rapport à un rôle de protection face à l'au-delà. Inutile de rappeller combien les chrétiens de l'époque étaient terrorisés par les risques d'une mauvaise mort, par les affres de l'Enfer mais tout autant du Purgatoire, et combien ils se préoccupaient de s'en préserver : la fortune considérable que les époux Jean Garnier- Girarde Boucher consacrent a cette seule fin en témoigne mieux que tout autre argument.
Leur choix des Dix mille martyrs illustre combien ce culte est, à l'époque, celui qui leur apparaît comme le plus efficace, le plus puissant pour les garantir contre tous les dangers qu'encourent leurs âmes. Parmi les quatorze saints Intercesseurs, dont chacun de ces Auxiliaires a sa spécificité (Barbe pour la foudre, Catherine pour la grossesse, Christophe pour les tempêtes et les risques des voyages), ils témoignent qu' Acace et ses Dix mille martyrs sont considérés au premier plan pour protéger de l'agonie et des manœuvres du Malin. Et le nom que la chapelle reçut plus tard, chapelle des Âmes du Purgatoire, montrent encore que cette préoccupation de l'Au-delà était majeur.
On se souvient peut-être qu'en l'église de Crozon, le retable des Dix mille martyrs occupe le transept sud, et le retable du Rosaire et du Scapulaire, qui protège des mêmes risques, est placé symétriquement au sud.
3. Enfin, dans le prolongement des considérations précédentes, remarquons que Saint-Etienne-du-Mont est la seule église de Paris à posséder cette iconographie actuellement ; au XVIe siècle, la ville possédait aussi une chapelle dédiée à ce culte en l'église des Célestins. Le rapprochement à établir entre les deux églises est que toutes les deux ont été des nécropoles très recherchées par les Grands du royaume, qui ne pouvaient prétendre à la nécropole royale de Saint-Denis, mais voulaient bénéficier des garanties qu'assuraient un enterrement près de saintes reliques. Dans les trois cas, les sanctuaires sont des cimetières ou construits à l'emplacement d'anciens cimetières; dans les trois cas, on recherche, en projetant de s'y faire enterrer, de bénéficier de la capacité du saint à défendre l'âme (souvent inquiète car se sachant reprochable) contre l'emprise du démon, comme saint Denis qui disputa au diable l'âme de Dagobert, de Charles Martel, de Charlemagne, de Charles le Chauve et de l'excommuniè et bigame Philippe Auguste.
Il faut souligner que saint Etienne est le Premier Martyr : placer sous sa protection les reliques de sainte Geneviève semble bien garantir une surenchère de bienfaits à tous ceux qui viendront se faire enterrer à Saint-Etienne-du-Mont.
Pendant une période assez courte du XVIe siècle, Acace et les Dix mille martyrs semblent s'être positionnés dans l'esprit des fidèles comme des Super Martyrs, Arché-martyrs qui, par leur nombre et par l'exceptionnel mérite d'une passion identique à celle du Christ, garantissent ceux qui les invoquent d'une capacité exceptionnelle à leur assurer une mort paisible et l'accès au paradis.
4. Il est possible que leur intercession ait été également recherchée en protection d'autres dangers : F. Lefaure évoque les périls suivants :
a) contre l'empire ottoman.
Les invasions turcs représentaient un risque réel, et l'orientalisation des rois, ou de leurs couronnes, comme le croissant noir des étendards (s'il n'est pas dû à Charles Maillot) plaide en la faveur de cette intercession.
b) contre les épidémies de peste :
C'est face à une telle épidémie que Carpaccio avait peint son tableau de Venise de 1514 : voici comment F. Lefaure le relate :
"Ce retable avait été commandé par Ettore Ottobon pour orner l'autel d'un des bas-cotés de l'église San'Antonio di Castello, pour lequel la famille Ottobon avait fait une donation. Le choix du sujet s'est porté sur le martyre des Dix mille parce que le commanditaire souhaitait rendre hommage à son oncle Francesco Ottobon, Prieur du monastère de San'Antonio. En effet, en 1511, alors que la peste faisait des ravages à Venise, Francesco invoque les Dix mille martyrs pour le délivrer de la peste. Et, en réponse à ses prières, il a la vision des Dix mille martyrs entrant dans l'église du monastère. Dans le tableau peint par Carpaccio et qui représente L'Apparition des Dix mille martyrs, on distingue au niveau de la deuxième arcade en partant de la gauche un retable qui a la même forme que le tableau peint par Carpaccio en 1515. Peu après cette vision la peste cessa. Et en signe de gratitude, le Prieur Francesco Ottobon consacra un autel aux martyrs, autel qui accueillit par la suite le retable de Carpaccio de 1515."
La peste sévit bien-sûr aussi en France, et à Paris on compte quatre épidémies au XVe siècle; au XVIe siècle on connaît celles de la période 1500-1519, celle de 1531-1532. En 1562, la peste noire fera 25 000 morts à Paris.
Conclusion.
Malgré l'obscurité, ces peintures murales valaient le déplacement, et j'espère qu'elles seront mieux mises en valeur, appréciées et entretenues, comme l'un des deux seuls Cycles des dix mille martyrs crucifiés sur le mont Ararat de France, et l'unique représentant pictural de ces cycles. Ils témoignent d'un chapitre méconnu de l'hagiographie, et de l'importance du culte des martyrs comme psychopompes et intercesseurs, comme ils témoignent du grand courant d'Imitation de Jésus-Christ par la contemplation participationnelle de sa Passion.
Sources
Fanny Lefaure Les peintures murales de la chapelle des Dix mille martyrs du Mont Ararat (Paris, église Saint-Étienne-du-Mont), Hicsa Université Paris-1 Panthéon-Sorbonne 2009-2010.
François Macé de Lépinay : Restauration de peintures dans les églises de Paris, Trois chantiers récents Monumental, 1994, septembre, n°7, pp.26-37, cité par F. Lefaure.
Ferdinand de Guilhermy, Inscriptions de la France du Ve au XVIIIe siècle, tome 5 de 1873