La Vie est-elle un Songe, ai-je été enfermé comme le Prince Sigismond de la pièce du théatre de Calderon dans une tour où je croyais mener la vie normale, alors que, durant toutes ces années, les oiseaux, les papillons, les libellules et les insectes menaient grand train, affichaient leurs atours, proclamaient ostensiblement leurs amours sur une scène parallèle dont je ne voyais rien ? Ai-je dormi, ai-je rêvé, de puissants narcotiques m'avaient-ils rendu étrangement et sélectivement myope pendant tant de temps d'indifférence, ou bien, au contraire, va-t-on me réveiller pour me révéler la nature hallucinatoire ou onirique de tous ces spectacles qui, depuis près de deux ans, m'enchantent?
Suis-je sujet à des attaques d' "hallucinations lilliputiennes " décrites par Louise Bérubé en 1991? ( Terminologie de neuropsychologie et de neurologie du comportement, Montréal, Les Éditions de la Chenelière Inc.,1991, 176 p., p. 46.)
Ou bien, tel le navigateur solitaire Joshua Slocum croyant que le pilote de la Pinta est monté à bord du Spray, tels 83% des concurrents de la course en solitaire de Figaro en 1985 qui rapportèrent des hallucinations hypnagogiques surtout visuelles, admirant une femme-poisson ou redoutant le passage d'un TGV, tel, surtout, Lemuel Gulliver, ce chirurgien de marine à la typologie circadienne particulièrement sensible aux dettes de sommeil et à l'effet hypnogène de la mer toujours toujours recommencée et qui, à chacun de ses voyages, fut convaincu de vivre des aventures invraisemblables à Brobdingnag, à Blubbdubdrib, à Laputa, à Luggnag et chez les Houyhnhnms, ce peuple de chevaux qui domestiquent les Yahoos, les misérables êtres humains ? Oui, dans ma longue traversée solitaire de l' existence océanique, n'ai-je donc tant vécu que pour cette folie?
Le Machaon que j'ai vu, hier, venir explorer les plants de fenouil de la gare désaffectée de Kerloc'h, l' Aurore cherchant les pieds de Cardamine, l'Azuré des nerpruns, le Cuivré commun, le Robert-le-diable, les Nymphes à corps de feu vont-ils venir saluer, et reculer derrière le rideau de scène ?
Si je ne rêve pas, pourquoi m'étaient-ils invisibles auparavant?
Pourquoi, jusqu'à présent, n'avais-je jamais observé la chenille du Citron ?
(et le Citron, image d'archive)
Et toutes ces punaises viennent-elles d' être perdues par le grand Tapissier ? Étaient-elles invisibles, avec leurs couleurs d' Arlequin ?
Le Pentatome rayé :
La punaise des baies Dolycoris baccarum:
La punaise brune Coreus marginatus
Chaque plante devenait un petit continent gardé par un habitant solitaire, vigilant et extravagant : ici, si ce n'est pas un Phyllobius sp, il s'en faut de peu :
Là, c'était Rhingia campestris :
Ici, j'étais chez Plagionotus arcuatus, agent de sécurité des arbres, exclusivement :
Là j'étais chez le Cercope rouge-sang :
Cette feuille était bien gardée par un Pisaura mirabilis :
mais partout, tapis dans les buissons, des yeux me scrutaient :
Qu' encore je n'ai pas remarqué les oeufs minuscules des insectes, je peux le comprendre : il faut vraiment les chercher :
Ici, sur l'ajonc : serait-ce les oeufs de la punaise de l'ajonc Piezodorus lituratus ? ils ressemblent à ceux qui sont photographiès ici : http://www.britishbugs.org.uk/heteroptera/Pentatomidae/piezodorus_lituratus.html
Et ici, sur le prunellier :
Étais-je le dormeur éveillé des Mille-et-une Nuits? Étais-je tombé récemment , comme le Petit Prince, sur cette Terre, venant d'une autre planète jumelle qui connaissait les roses, les tigres, mais qui ignorait tout des Méloé ?
Le Méloé printanier Meloe proscarabeus Linnaeus, 1758 est donné comme d'observation commune chez nous par mon guide Vigot d' Heiko Bellmann ; et Wikipédia le signale "assez courant en Europe". Suis-je né de la dernière pluie ? N'ai-je pas parcouru quelques arpents de la vieille Europe ? Du plus loin que je me souvienne, jamais je n'ai rencontré le Méloé.
il ne passe pas inaperçu, avec ses trois centimètres de long, sa livrée noire aux reflets bleu-métal, ses antennes d'antilope ou son abdomen de pachyderme. les antennes de la femelle sont rectilignes, celles du mâle sont coudées au milieu:
Si les hasards ne m'ont pas permis de le rencontrer, du-moins aurais-je dû entendre parler des moeurs extraordinaires des larves : après que la femelle ait pondu des milliers d'oeufs, et que ceux-ci aient donné naissance aux larves, celles-ci, par ce génie singulier que la nature confère à ses enfants, viennent se regrouper sur les fleurs que visitent les abeilles sauvages, et s'accrochent à celles-ci. Car Maman Nature a aussi pensé à faire enfiler à ces triongulins (c'est le nom de ces larves aggripeuses) des bonnes griffes poilues semblables à trois ongles: ainsi menées au nid, elles descendent à cette station, y dévorent un oeuf, muent et deviennent des larves vermiformes qui pillent les réserves de nectar et de pollen ; après l'hiver elles se métamorphoses en de belles nymphes.
Les malchanceuses s' accrochent à une abeille domestique qui les conduit à la ruche : ce sera leur derniere et fatale étape.
Son nom signifie en grec ancien "noir, à peau brune", c'est un prénom féminin issu de Melanos et de Melas qui donna aussi le prénom Mélanie.
Dans la famille, celle des Méloidés riche de 2000 espèces, c'est une tradition, non seulement de parasiter les nids d'hymenoptères, mais aussi de se défendre et de défendre ses oeufs en sécrétant une hémolymphe extrêmement toxique, car riche en cantharidine. Certes, c'est une cousine de Méloé, Lytta vesicatoria ou Cantharide, qui se défend le mieux, mais Méloé ne tient pas trop à faire savoir qu'elle est fort habile à fabriquer ce produit qui brûle la peau et les yeux, car les pharmaciens la recherchent pour fabriquer la Cantharides des officines, des préparations dermatologiques ou des produits contre les verrues ou le molluscum, quand d'autres ne lui attribuent pas des vertus aphrodisiaques.
Ce que je connais de ses propriétés, moi, c'est son extrême rapidité qui la rend très difficile à photographier en condition naturelle, car elle va plus vite que l'autofocus !
Si vous me dites que vous aussi, vous observez couramment des bêtes rouges et noires, des araignées velues et des Méloès bleu-nuit, que cela n'a rien d'exceptionnel et qu'il suffit d'ouvrir ses yeux, serai-je rassuré ? N'étaient-ils pas ouvert, mes yeux ?
Si à l'inverse vous cherchez à me tranquilliser en m'assurant que de toute votre vie vous n'avez jamais vu des animaux si bizarres, alors, qu'est-ce qui m'arrive ? Pincez-moi, écartez de moi ce songe singulier !
Mais nous vivons plusieurs existences, successivement aussi différentes que si nous accostions sur des continents étrangers : loin de m'inquiéter de ce Nouveau Monde, j'attends avec impatience la caravelle La Pinta qui, comme mes deux précédents navires, La Longue-vue puis La Loupe et Le Macro, me fera mouiller l'ancre devant le Nouvel Ailleurs.