Overblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
1 janvier 2014 3 01 /01 /janvier /2014 11:31

            Tristan et la Ronce :

la blanche fleur et le fruit rouge de la passion.

 

 

Vous pourriez aimer aussi :  Tristan, le chien Petit-Crû, ses couleurs féeriques et son grelot merveilleux

 

 

 A l'occasion de l'étude du zoonyme du papillon "l'Argus de la Ronce" Callophrys rubi (Linnaeus, 1758), je voudrais dresser le blason de la Ronce, de ses épines et de son fruit noir, sa blanche fleur et sa fabuleuse vitalité. 

Mais comment faire? 

  Puisqu'un autre de nos papillons se nomme 'le Tristan", Aphantopus hyperantus (Linnaeus, 1758), je vais d'abord m'intéresser à la Ronce dans le mythe de Tristan et Iseut ; puis j'irais m'émerveiller devant les enluminures que conservent les manuscrits de la Bibliothèque Nationale de France.



                I. Tristan et la Ronce.

  Que la Rose soit le symbole de l'amour nous paraît bien légitime, mais qu'une autre Rosacée, une plante de mauvaise vie devienne l'emblème de l'Amour-Passion tragique et tenace comme une fatalité éternelle semble plus surprenant. Mieux que Rose, affadie telle Vénus par son symbolisme de beauté, Ronce brille par son ambivalence. Comme la passion amoureuse elle est souffrance, blessure, obstacle, prison, envahissement, en même temps qu'elle est suave et parfumée. En Angleterre, on ne doit pas cueillir ses fruits après la date du Old Michaelmas (11 octobre), car c'est alors que Satan fut banni du Ciel et précipité dans un roncier : derechef il en maudit les fruits et on dit même qu'il cracha dessus. Vraiment Ronce n'est ni blanche ni noire (ou, pour reprendre l'opposition médiévale des couleurs, ni blanche ni rouge), mais l'un et l'autre à la fois. Elle est peut-être foncièrement Verte, comme l'Espoir et la Jeunesse mais comme la Maladie et la Mort, comme la Nature et comme au Diable.  C'est dans cet entre-deux que se développe le drame de Tristan et Iseut.

   La Ronce, Rubus fruticosus, est d'abord le signe du monde sauvage dans lequel, dans les Romans  médiévaux du XIIe siècle, pénètre le Chevalier par une épreuve douloureuse de la coupure au monde civilisé qui lui donnera accès à un Autre Monde et à la rencontre avec le Cerf Blanc. Ronce se caractérise donc d'abord par ses épines blessantes, et est une métaphore de la souffrance comme porte d'accès à l'éveil spirituel. Elle constitue le dense hallier de broussailles. Ainsi Chrétien de Troyes vers 1170 dans "Le Chevalier au lion" montre Messire Yvain 

Par montaignes et par valees Et par forés longues et lees Par lieus estranges et sauvages Si passa maint felons passages Et maint perilz et maint destroit Tant qu'il vit le sentier estroit Plains de ronces et d'oscurtés ; Et lors fu il asseürés. Qu'il ne porroit mais esgarer."

Mais la Ronce possède d'autres caractéristiques que ses épines : la blancheur des fleurs, la couleur du jus de ses fruits, et, surtout ici, ses capacités à marcotter : 

La ronce commune est un arbrisseau vivace par ses tiges souterraines, produisant chaque année de nouvelles tiges aériennes sarmenteuses qui vivent deux ans, ne fructifiant que la deuxième année. Les tiges et les pétioles des feuilles portent des aiguillons acérés. Les tiges arquées peuvent atteindre trois à quatre mètres de long, et leur extrémité rejoint le sol la deuxième année et s'enracine par marcottage, émettant ensuite de nouvelles tiges qui colonisent rapidement le terrain. (Wikipédia)


 

La Ronce dans le Tristan et Iseut de Bédier (1900).

  Lorsque la Ronce apparaît dans le corpus de Tristan et Iseut, elle n'abandonne pas ce caractère sauvage et hostile et son rôle d'introduction vers une métamorphose. Tristan — Tristram en anglais—, orphelin de ses parents Rivalen roi de Lonois et Blanchefleur (Bleunven), est marqué par la tristesse (trist-tantris), mais aussi par cette fleur blanche de son ascendance.  Dans la version tardive de Bédier (1900), synthèse des versions fragmentaires des vers de Béroul et de Thomas, puis des sagas en prose, la Ronce est là une première fois au chapitre IV, dans la scène cruciale du Philtre d'amour : Tristan, envoyé pour ramener Iseut au roi Marc, fait le trajet de retour sur un navire. La mère d'Iseut a confectionné avant le départ un "vin d'herbes"  :

 Quand le temps approcha de remettre Iseut aux chevaliers de Cornouailles, sa mère cueillit des herbes, des fleurs et des racines, les mêla dans du vin, et brassa un breuvage puissant. L’ayant achevé par science et magie, elle le versa dans un coutret et dit secrètement à Brangien :. Car telle est sa vertu : ceux qui en boiront ensemble s’aimeront de tous leurs sens et de toute leur pensée, à toujours, dans la vie et dans la mort. »

Iseut s'étant plaint de la soif, une petite servante va chercher à boire et trouve la boisson :

 « J’ai trouvé du vin ! » leur cria-t-elle. Non, ce n’était pas du vin : c’était la passion, c’était l’âpre joie et l’angoisse sans fin, et la mort. L’enfant remplit un hanap et le présenta à sa maîtresse. Elle but à longs traits, puis le tendit à Tristan, qui le vida.

À cet instant, Brangien entra et les vit qui se regardaient en silence, comme égarés et comme ravis. Elle vit devant eux le vase presque vide et le hanap. Elle prit le vase, courut à la poupe, le lança dans les vagues et gémit :

« Malheureuse ! maudit soit le jour où je suis née et maudit le jour où je suis montée sur cette nef ! Iseut, amie, et vous, Tristan, c’est votre mort que vous avez bue ! »

  De nouveau, la nef cinglait vers Tintagel. Il semblait à Tristan qu’une ronce vivace, aux épines aiguës, aux fleurs odorantes, poussait ses racines dans le sang de son cœur et par de forts liens enlaçait au beau corps d’Iseut son corps et toute sa pensée, et tout son désir."

 Le philtre est un mélange d'herbes, de racines et de fleurs désigné dans le texte du normand Béroul par les termes de lovendrins "breuvage d'amour" de li vin herbez, Béroul v.2138, puis de poison, "potion" qui, préparé selon des secrets médicinaux et magiques, va agir —théoriquement seulement pendant trois ans— comme un venin. Il n'est pas indifférent que les deux amants tragiques le consomment "le jour de la Saint-Jean", car c'était ce jour proche du solstice d'été que les femmes allaient cueillir les herbes riches en  vertus  (verveine, armoise, millepertuis, pervenche, marguerite et orpin). La Ronce en fait-elle partie ? On l'ignore, mais je pense qu'on la trouvait  dans l'emplâtre utilisé par Iseut pour soigner Tristan, dans les épisodes précédents, des blessures causées par le Morholt  puisque les anciens signalaient sa puissance contre les serpents.

 On voit donc combien la symbolique végétale avec ses puissances de croissance et de métamorphoses, sont au cœur du récit, symbolique qui va se concentrer sur la Ronce.

 On voit aussi combien cette première mention de la Ronce dans le texte est une oxymore, un mélange contradictoire de souffrances —épines aiguës—et de jouissances —fleurs odorantes, d'aliénation —corps enlacé— et d'élan vital —le désir—.

      Cette symbolique de la Ronce comme plante qui entoure (chap.IV) l'amant et le pénètre jusqu'au cœur est l'image de la fatalité du sentiment amoureux, véritable malédiction tragique, alienation asujettissant l'amant ou l'amante à des lois contraires aux lois sociales, mais qui, en même temps, par ses "fleurs odorantes", leur donne accès aux félicités de l'union. 

Le mot ronce (au singulier) ne revient, comme dans un leitmotiv, que dans le dernier chapitre, celui de la mort des amants : on voit alors la plante dessiner dans l'espace un grand arc —comme on la voit si souvent le faire au bord des sentiers) pour s'enraciner dans la tombe voisine d'Iseut :

 

  Quand le roi Marc apprit la mort des amants, il franchit la mer et, venu en Bretagne, fit ouvrer deux cercueils, l'un de calcédoine pour Iseut, l'autre de béryl pour Tristan. Il emporta sur sa nef vers Tintagel leurs corps aimés. Auprès d'une chapelle, à gauche et à droite de l'abside, il les ensevelit en deux tombeaux. Mais, pendant la nuit, de la tombe de Tristan jaillit une ronce verte et feuillue, aux forts rameaux, aux fleurs odorantes, qui, s'élevant par-dessus la chapelle, s'enfonça dans la tombe d'Iseut. Les gens du pays coupèrent la ronce : au lendemain elle renaît, aussi verte, aussi fleurie, aussi vivace, et plonge encore au lit d'Iseut la Blonde. Par trois fois ils voulurent la détruire ; vainement. Enfin, ils rapportèrent la merveille au roi Marc : le roi défendit de couper la ronce désormais. 

 La Ronce complète ici sa symbolique : après la fatalité aliénante de la Passion, c'est le caractère quasi sacré de la fidélité amoureuse et de l'éternité qu'elle confère que vient ici illustrer la plante : c'est l'Amour rédempteur par la puissance sacrificielle de la fidélité.

Cette dernière image crée des résonances avec d'autres récits, notamment le mythe de Thisbée et l'hagiographie de Salaun.

1.  Pyrame et Thisbé (Ovide, IV, 55-166) sont deux jeunes Babyloniens qui habitent des maisons contiguës et s'aiment malgré l'interdiction de leurs pères. Ils projettent de se retrouver une nuit en dehors de la ville, sous un mûrier blanc. Thisbé arrive la première, mais la vue d'une lionne à la gueule ensanglantée la fait fuir ; comme son voile lui échappe, il est déchiré par la lionne qui le souille de sang. Lorsqu'il arrive, Pyrame découvre le voile et les empreintes du fauve : croyant que Thisbé en a été victime, il se suicide. Celle-ci, revenant près du mûrier, découvre le corps sans vie de son amant et préfère se donner la mort à sa suite. Depuis, les fruits du mûrier sont rouges.

 at tu quae ramis arbor miserabile corpus 

 nunc tegis unius, mox es tectura duorum, 

 signa tene caedis pullosque et luctibus aptos 

 semper habe fetus, gemini monimenta cruoris. (Ovide Livre IV 158-161)

...nam color in pomo est, ubi permaturuit, ater

 Et toi, arbre fatal, qui de ton ombre couvres le corps de Pyrame, et vas bientôt couvrir le mien, conserve l'empreinte de notre sang ! porte désormais des fruits symboles de douleur et de larmes, sanglant témoignage du double sacrifice de deux amants.  

 2. Le récit hiagiographique de Salaun le fol (XIV-XVe siècle)

Ce saint breton vénéré au Folgoet (bois du Fou) était un  simple d'esprit  répétant inlassablement "Ave Maria, itroun guerhès Maria (Oh! madame Vierge Marie!)". Il vit dans une clairière de la forêt près de Lesneven. Il est appelé "Le fou du bois" (Fol ar c'hoad), car selon la légende, il habite dans le creux d’un arbre, dans la forêt. . Peu après sa mort, on découvrit sur sa tombe un lys sur lequel était écrit en lettres d'or : « AVE MARIA ». En ouvrant sa tombe, on constata que le lys prenait racine dans sa bouche.

L'intérêt de ce récit est d'associer le thème de la vie sauvage et de la folie à celui de l'amour (marial) et de la plante qui naît d'une tombe.

3. Le lai du Chèvrefeuille de Marie de France (entre 1160 et 1189).

 Marie de France, première femme à avoir écrit des poèmes en français, adapta des légendes orales bretonnes ou matière de Bretagne. Dans ce lai, elle raconte comment Tristan fait parvenir à Iseut une branche de coudrier entourée d'un rameau de chèvrefeuille et où est gravé son nom. 

Ils étaient tous deux comme le chèvrefeuille qui s'enroule autour du noisetier: quand il s'y est enlacé et qu'il entoure la tige,ils peuvent ainsi continuer à vivre longtemps. Mais si l'on veut ensuite les séparer,le noisetier a tôt fait de mourir, tout comme le chèvrefeuille. "Belle amie, ainsi en va-t-il de nous:ni vous sans moi, ni moi sans vous!"

 Sur un mode différent de la Ronce, c'est une métaphore assez semblable qui est développée : celle de l'enlacement qui est à la fois une emprise, un lien et une union. Rompue, elle mène à la mort ; préservée, elle est éternelle. Soulignons seulement que les baguettes de coudrier blanc étaient, dans la mythologie celte, liée à la puissance divinatrice, poétique notamment, et que des toponymes ("quelhuit") signalent d'anciens lieux de culte gaulois situés dans des courdraies :  Les églises des îles du Ponant II. Groix, chapelle de Quelhuit.

 Ce lai est intégré au texte de Bédier comme un épisode du récit.

 

 

Les occurrences de "ronces" dans le texte de Bédier.

On trouve aussi le mot ronces, (au pluriel) aux chapitres 5, 9 et 10 du livre de Bédier, pour illustrer les épreuves que doivent subir les amants, pour fixer les frontières du monde sauvage, mais aussi pour montrer comment, dans leur retraite coupée du monde, ce sont les ronciers qui les protègent en les dissimulant (sans néanmoins éviter que Marc ne les découvre): 

  5 :  Plus de sentier frayé, mais des ronces, des épines et des chardons.

9 : haillons, déchirés par les ronces. Ils s’aiment, ils ne souffrent.

 10 : Dans le fourré clos de ronces qui leur servait de gîte, Iseut la Blonde attendait le retour de Tristan.


 Les sources de Bédier.

Pour mieux saisir l'ancienneté de cette symbolique de la ronce, il fallait savoir quelle part était due à Bédier, et quelle part revenait aux textes anciens.

Le motif de la réunion des amants après leur mort par le biais d'un végétal n'est pas présente dans les fragments en vers de Béroul (1170) ou de Thomas (1175), mais apparaît la première fois chez l'écrivain allemand Eilhart (1170 ou 1180, Tristrant und Isalde ) : Le roi fait inhumer les deux amants dans la même tombe, et y fait planter un rosier sur le corps d'Iseut et un cep de vigne sur le corps de Tristan ; le rosier et la vigne croissent sous  l'effet du philtre et leurs rameaux s'unissent si bien qu'on ne saurait les séparer sans les briser.

 

Dans la Saga islandaise de 1266, Isond et Tristram sont enterrés sur l'ordre d'Isodd, la deuxième Yseut, de part et d'autre de l'église afin qu'ils soient séparés même après leur mort. Mais un arbre poussa de chacune de leurs tombes, si haut que leurs ramures s'entrelacèrent au dessus du toit de l'église.

  Dans le Tristan en prose du manuscrit français 103 de la Bnf, le roi Marc, informé tardivement de la cause des amours adultères de son neveu et de sa femme, les fait enfermer dans de riches sarcophages que l'on enterre de chaque coté de la chapelle bâtie pour eux par les gens de Tintagel. Une belle ronce sort de la tombe de Tristan, passe par dessus le toit de la chapelle et entre dans la tombe d'Yseut. Informé, Marc fait couper trois fois la ronce, mais elle repousse de plus belle à chaque fois :

 

De dedens la tombe yssoit une ronche belle et verte et foillue qui alloit par dessus la chappelle, et descendoit le bout de la ronche sur la tombe Yseut et entroit dedens. Ce virent les gens du païs et le comptèrent au roy. Le roy la fit par trois fois coupper : a l'andemain restoit aussi belle et en autel estat comme elle avait esté autrefois. C'est miracle estoit sur Tristan et sur Yseult. 

  http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b90598289/f388.zoom

C'est là la source manifeste de Bédier, mais on admirera comment celui-ci a pu préparer ce motif en le plaçant auparavant dans la scène du philtre. 

Cette version du Ms 103 (par Luce del Gate) est reprise en 1796 par le comte de Tressan (Œuvres choisies, Volumes 7 à 8).

 

 La version italienne de La Tavola Ritonda de la fin du XIIIe siècle connaît une quatrième variante. Une vigne surgit subitement sur leur tombe au bout d'un an, le jour anniversaire de leur inhumation. Cette vigne avait deux racines ; l'une plongeait dans le cœur de Tristan, l'autre dans le cœur d'Yseut, et les deux racines ne formaient qu'une tige ; le cep qui sortait de la tombe était plein de fleurs et de feuilles et faisait une grande ombre sur les gisants des deux amants.

 

Source : Jean-Marc Pastré, La magie du végétal dans les romans de Tristan, in Le Végétal, publication de l'Université de Rouen 1999, pp. 75-78.

En somme, la Ronce vient remplacer à elle seule le Rosier et la Vigne : elle est tout à la fois cette Rosacée armée d'épines et aux fleurs odorantes, et cette liane, ce sarment à la croissance sauvage et invincible.

  Si on recherche d'autres correspondances, on peut reconnaître la Ronce dont les fleurs ont cinq pétales et cinq sépales, dans le signe à cinq branches — la signature— que Tristan trace sur des copeaux emporté par le ruisseau et qu'Iseut va reconnaître en aval comme un signal de rendez-vous. 


 

      Symbolique des couleurs dans le motif de la Ronce.

La Ronce est une plante qui associe trois couleurs, le vert de la croissance par ses feuilles, le blanc de la pureté et de l'Autre Monde par ses fleurs, et le rouge incarnat ou purpurin (presque noir) de la passion, de la douleur et du sang par ses fruits, ou par la blessure causée par ses épines.

  Ces trois couleurs, blanc, rouge, vert, sont aussi celles qui prédominent dans le roman de Bédier, comme en témoigne l'analyse statistique du vocabulaire. La couleur blanche vient en tête, citée 61 fois, puis la rouge (20 fois) et la verte (19 fois), loin devant le noir (9 fois), le bleu et l'azur  (4 fois), le jaune (2 fois). Un peu à part, l'or apparaît 20 fois environ, et le blond 46 fois.

 

 

—L'or et le blond sont liées à Iseut et à ses cheveux d'or. 

—  Le blanc est la couleur de la mère de Tristan, Blanchefleur. C'est celle de la deuxième Iseut, Iseut aux blanches mains". C'est aussi  la couleur du chien de Tristan, Husdent. C'est enfin celle de la Blanche Lande.

— Le rouge  est lié  au Jugement par le fer rouge, et donc à l'épreuve. On le trouve aussi dour qualifier La Croix Rouge, dans la forêt du Morois. 

—Le vert, quand il ne qualifie pas l'herbe, le trèfle, les rameaux ou la ronce, est utilisé dans les 10 occurrences de "l'anneau de jaspe vert", offert par Iseult à Tristan lors de leur séparation, avant qu'elle ne rejoigne la cour du roi Marc. Tristan offre en échange son chien Husdent : Blanc contre Vert. Cet anneau est l'un des leitmotiv bedierien, instrument de la reconnaissance, de la réconciliation : 

Tristan, laisse-moi Husdent, ton chien. Jamais limier de prix n'aura été gardé à plus d'honneur. Quand je le verrai, je me souviendrai de toi et je serai moins triste. Ami, j'ai un anneau de jaspe vert, prends-le pour l'amour de moi, porte-le à ton doigt : si jamais un messager prétend venir de ta part, je ne le croirai pas, quoi qu'il fasse ou qu'il dise, tant qu'il ne m'aura pas montré cet anneau. Mais, dès que je l'aurai vu, nul pouvoir, nulle défense royale ne m'empêcheront de faire ce que tu m'auras mandé, que ce soit sagesse ou folie.

– Ami Tristan, dès que j'aurai revu l'anneau de jaspe vert, ni tour, ni mur, ni fort château ne m'empêcheront de faire la volonté de mon ami. 

Quoique le texte ne le mentionne pas, il est évident aussi que le philtre d'amour, le "vin herbé " fait de racines, de feuilles et de fleurs est de couleur verte.     

 —  Le Noir décrit la nuit, l'ombre, et la voile noire porteuse de mauvaise nouvelle. 

 

Dans ce roman, comme dans le monde chrétien médiéval, le couple fondamental n'est pas le blanc et le noir, mais le blanc et le rouge, et c'est entre ces deux couleurs que la dialectique se construit : innocence et candeur des amants qui sont les victimes d'un philtre — et Tristan est si convaincu de cette innocence qu'il est prêt à affronter quiconque l'accusera d'avoir trompé le roi Marc—, mais rouge violence de leur passion aveuglante.

  Blanc et rouge, telle était la couleur des premiers échiquiers au IXe siècle avant qu'à la fin du XIIIe ou au début du XIVe siècle ils ne deviennent les damiers noir et blanc que nous connaissons. Aussi, dans la scène dans laquelle la partie d'échec entre le roi Marc et Iseut est interrompue par un messager de Tristan montrant à la reine l'anneau de jaspe vert par lequel celui-ci appelle Iseut à son chevet, c'est une image en Blanc-Rouge-Vert qui se forme, comme un rappel de la Ronce et de ses impératifs :

  Dinas retourna donc à Tintagel, monta les degrés et entra dans la salle. Sous le dais, le roi Marc et Iseut la Blonde étaient assis à l'échiquier. Dinas prit place sur un escabeau près de la reine, comme pour observer son jeu, et par deux fois,feignant de lui désigner les pièces, il posa sa main sur l'échiquier : à la seconde fois, Iseut reconnut à son doigt l'anneau de jaspe. Alors, elle eut assez joué.

 

Elle heurta légèrement le bras de Dinas, en telle guise que plusieurs paonnets tombèrent en désordre.  « Voyez, sénéchal, dit-elle, vous avez troublé mon jeu, et de telle sorte que je ne saurais le reprendre. »

 

 Le motif de l'échiquier apparaît dans d'autres versions dès le début, où Tristan est si absorbé au jeu que des marchands le kidnappent ; le jeu d'échec est surtout présent dans la scène du Philtre : le navire étant encalminé par forte chaleur, les futurs amants trompent le mortel ennui en affrontant leurs pièces, avant de demander à boire.

      http://www.larousse.fr/encyclopedie/images/Tristan_et_Iseut_buvant_le_philtre_d_amour/1311475

Tristan et Iseut buvant le philtre d'amour. Miniature (1470) extraite du Livre de Lancelot du lac, de Gautier Map. (Bibliothèque nationale de France, Paris.) Ph. Coll. Archives Larbor

      <i>Tristan et Iseut buvant le philtre d'amour</i>

 

 

 

Au total, la Ronce est, mieux que la Rose, le symbole de l'épreuve initiatique d'ensauvagement et de souffrance qui, par une affiliation sanglante, réunie deux êtres dans une fidélité amoureuse pour la vie, mais plus encore, pour la mort.  

 

            Le lai du chèvrefeuille                

 

 

 Les armoiries de Tristan.

      De fil en aiguille, cette analyse des couleurs dans le corpus de Tristan m'incite à m'interroger sur les armoiries du héros. Je les trouvent décrites dans la version de Gottfried.

1. La flèche d'or.

Au cimier de son heaume "à l'apparence du cristal" "se dressait "un trait, prophète de l'amour, dont la force symbolique allait se confirmer par l'amour auquel Tristan fut voué" (Trad. D. Buschinger, édition Pleiade Gallimard 1995 page 475). Ce trait est une flèche d'or, celle d'Eros ou de Cupidon, mais elle souligne aussi que l'un des attributs de Tristan dans le roman de Béroul est l'arc : c'est Tristan qui, ayant choisi la vie sauvage avec Iseut dans la profondeur des forêts, invente l'Arc Infaillible. Chez Gottfried, Tristan est armé d'une arbalète, ce qui explique peut-être le mot "trait" plutôt que "flèche".

  La flèche d'or sur le heaume renvoie aux couleurs jaune sur fond blanc "d'argent au trait d'or" en terme d'héraldique, bien que nous décrivions le cimier.

L'arc de Tristan et celui de Cupidon me rappelle l'arc que forme la tige de la Ronce avant de s'enraciner, ou, plutôt, c'est lorsque je vois cette image de la courbe de la tige verte et épineuse réunissant les deux tombes de Tristan et d'Iseut que, par ce passage par les armoiries, j'y vois désormais l'arc de "l'amour auquel Tristan fut voué". Bandé, glorieux et mortifère.

2. Le sanglier ou le lion. 

   Dans le même passage du Tristan de Gottfried où le héros s'arme avant de combattre Morolt, se trouve la description du bouclier : "une main adroite y avait mis tout son soin, et il avait l'éclat de l'argent, si bien qu'il était en parfaite harmonie avec le heaume et la cotte de mailles. Il avait été maintes fois poli, ce qui lui avait donné un lustre si éclatant qu'on pouvait s'y mirer" (p. 475). La couleur du champ de l'écu est donc le blanc ("argent"), comme est blanc le heaume et la cotte, ou aussi "la housse qui recouvre son cheval" (p.476), mais ce blanc est celui de l'acier poli, celui du miroir, de l'éblouissement et des ambiguïtés des reflets et de l'aveuglement, du simple et du double. "La housse qui le recouvrait [le cheval] était d'une blancheur éclatante, étincelante comme le jour, en harmonie avec la cotte de mailles de Tristan".

  Je reprends la lecture de la description du bouclier : "Un sanglier avait été fixé dessus, taillé de main de maître dans une peau de zibeline, noire comme du charbon". 

Les armoiries de Tristan sont donc "d'argent, au sanglier de sable".

En effet, la fourrure de zibeline serait à l'origine du terme héraldique "sable" qui désigne le noir : "Le terme sable viendrait du terme russe : соболь (sobol), désignant la zibeline, fourrure noire, ou de l'allemand Zobel, martre noire. Il désignait initialement sa fourrure noire et brillante" (Wikipédia). Mais la référence animale est ici importante, indiquant, tout comme le sanglier, la nature sauvage de Tristan, ou plus exactement, celle de la passion amoureuse qui ensauvageonne ce parangon de l'homme courtois. Si le blanc est son coté civilisé et immaculé, le noir est sa face sauvage.

 J'aborde ce thème en parfait petit amateur alors qu'il a été traité avec la compétence et l'érudition inégalable qu'on lui connaît par Michel Pastoureau : "Les armoiries de Tristan dans la littérature et l'iconographie médiévales" in L'hermine et le sinople, Paris 1982 pp.279-298. Mais je n'ai pas lu cet ouvrage. Tout au plus pourrais-je dire que Pastoureau a établi que si le sanglier est l'emblème de Tristan dans les pays germaniques (Gottfried est de Strasbourg et écrit en moyen-allemand), par contre en France, en Angleterre et en Scandinavie cet emblème est le lion. D'autre part, je lis que les armoiries de Tristan "sont fort instables" et que ses véritables armoiries sont de gueules à deus couronetes d'or  (un escu vermeil à deus couronetes d'or) indiquant ainsi qu'il est l'héritier de deux royaumes, le Lonnois par son père Rivalin, la Cornouailles par son oncle Marc. Enfin, au XVe siècle les Armoriaux lui attribuent des armes de sinople au lion d'or (vert au lion jaune) , cette combinaison rare du vert et du jaune le célébrant comme "le fou d'amour". (Notes par M.L Chênerie et Delcourt in Le Roman de Tristan en Prose. Tome II, Du Bannissement de Tristan Du Royaume, Droz, 1990 page 395.

                                              Blason imaginaire de Tristan.svg  Wikipédia

 

 

 

 Lancelot affronte Tristan en combat (enluminure d'Évrard d'Espinques,BNF Fr.116, 1475).  

 

 

Tristan mourant et embrassant Iseult, trois personnages portant ses armes de sinople au lion d'or (enluminure de Tristan de Léonois, xve siècle, BNF ; wikipédia :

                               


 


II. Botanique : LA RONCE ET LES ENLUMINEURS DES FLORES.

 

   Chacun peut aisément connaître la Ronce, parce qu'elle s'accroche vistement aux robes de ceux qui passent par auprès, elle les arrête tout court. Elle a la tige pleine d'aiguillons poignants. Les feuilles crénelées, noirâtres d'un coté et blanches de l'autre. La fleur quelque peu rouge du commencement, puis après blanche ; icelle tombee survient le fruit semblable aux mûres de mûrier changeant de plusieurs couleurs jusqu'à ce qu'il soit noir. C'est viande agréable aux oiseaux, et quelquefois aux hommes, pour lors il a le jus rouge comme sang, duquel il teint et barbouille les mains.

Le Lieu :

La Ronce vient entre les buissons ; et soudain après qu'elle est quelque peu creue, elle se refiche dedans la terre et prend racine, tellement que derechef on la peut voir recroître de soi-même.

 De Plyne.

 Nature n'a point produit la Ronce pour piquer seulement et faire mal à l'homme, mais aussi pour le rassasier de son fruit. Celui-ci a vertu de sécher et de resserrer, et pourtant il est fort convenable aux gencives, inflammation d'amygdales et aux génitoires : ses fleurs et meures ou catherinettes sont du tout contraire aux pires serpents qui soient en ce monde, c'est à savoir a hemorrhus* et prester. Ils resserrent sans aucun danger d'inflammation ou d'apostemes toutes piqures de scorpions et font uriner. On pile les tiges encore tendres pour en avoir le jus, lequel après qu'il est épaissi au soleil, comme pourrait être miel. 

Leonhardt Fuchs, 1549, Commentaires tres excellens de l'hystoire des plantes, chap LV 

 * Le serpent mâle Hemorrhus, femelle hemorrhois, était réputé causer par sa morsure des saignements profus.

** prester : nom d'un serpent venimeux des Anciens ; la vipère péliade a été nommé Coluber prester.

        

Il existe pour Linné (Species Plantarum : 493, 1753) plusieurs espèces du genre Rubus, dont la ronce commune ou sauvage qui correspond soit à R. fruticosus (du latin fruticōsus, a, um : - 1 - plein de rejetons. - 2 - plein de buissons, plein d'arbres, ombragé), la Ronce noire, soit à R. caesius, (latin : bleu glauque) la Ronce bleue. 

Au même genre appartient le Framboisier Rubus idaeus (parce qu'on le croyait originaire du mont Ida, en Turquie), une plante sauvage qui a été cultivée depuis la fin du Moyen-Âge. Elle est décrite par Linné Species Plantarum 1 : 492 : "habitat in Europae lapidosis".

 

 

Le Grandes Heures d'Anne de Bretagne

  Dans ce manuscrit Bnf latin 9474  peint entre1503-1508 par Jean Bordichon, les oraisons sont encadrées de plantes (et de papillons, libellules et autres insectes) pour réaliser un Vade-mecum contenant tous les remèdes du corps et de l'âme. Ainsi, le Folio 206 représente la Ronce sauvage Arbustum rubra  Ronsces qui encadre une invocation à sainte Marguerite : elle était récitée par "les femmes grosses", pour prévenir les grands périls de l'accouchement :

Ex Madame sainte marguerite Virgo gloriosa Christi margarita : virginum gemma preciosissima virtute supernorum clara. Audi preces nostras coram te fusas et tuis sacris precibus nostris adesto calamitatibus. VERSUS Ora pro nobis beata margarita. RESPONS Ut digni efficiannur pinissionibus Christi. Oremus Dominus qui beatam. ORATIO. Margaretam virginem tuam : ad celos per martirii palmam pervenire fecisti  concede nobis quaesumus : ut eius exempla sectantes ad te venire mereamur. Per Christum dominum nostrum. Amen

Virgo gloriosa Christi margarita est un cantique mis en musique par Adrian Willaert. 

 

 

                                 ronce-ronsce-anne-de-Bretagne-f.206.png

Le livre ne précise pas à quels usages médicaux était réservé la Ronce ; il n'y a pas de rapport entre la plante, et l'oraison à sainte Marguerite. Traditionnellement, depuis Dioscoride, Galien et Pline, on utilisait des décoctions des tiges, des broyats de feuilles, ou le jus des fruits, contre les ulcérations buccales (herpes, angines), pour arrêter le flux de ventre, ou soigner des morsures d'un serpent nommé "prester". Un vin de mûres était aussi employé.

Un auteur, Kim E. Hummer, s'est livré à une étude exhaustive de la ronce : on trouvera ses articles en ligne : 

 http://www.ars.usda.gov/SP2UserFiles/person/2674/hummer%20rubus%20pharmacology.pdf

http://www.hort.purdue.edu/newcrop../rubusicon.pdf

 

On trouve aussi dans le Grand Livre d'Heures une enluminure consacrée au Framboisier, et une autre au mûrier :

Fraxibasia Framboyse.

Mora celsi Meures.

                            rubus-idaeus-framboysier-anne-de-bretagne-detail.png                          mures-anne-de-bretagne-detail.png

Meure (depuis 1165) ou More puis Mûre désigne indifférement le fruit du Mûrier du genre Morus, et celui de la Ronce, du genre Rubus.  L'ancien français meure est issu du bas latin mora (Dioscoride latin; Pseudo-Apulée), pluriel collectif devenu féminin singulier du substantif neutre morum désignant le fruit du mûrier (Varron), la mûre sauvage (Id.), le fruit du sycomore (Pline). (CNRTL)

 

Français 9136 fol. 250v.

 

Latin 6823, fol. 104.

 

Français 1307, fol. 187v  

Nouvelle acquisition française 6593, fol. 173.

 

Français 623, fol. 158. 

 

 

 

Français 12322, fol. 183v.  

 

 

 

 

Sources : 

Le texte de Béroul : http://fr.wikisource.org/wiki/Tristan_(B%C3%A9roul)

L'adaptation par Bédier : http://fr.wikisource.org/wiki/Le_Roman_de_Tristan_et_Iseut/Texte_entier

L'analyse statistique du texte de Bédier :http://www.intratext.com/IXT/FRA1648/OV.HTM

Partager cet article
Repost0
Published by jean-yves cordier

Présentation

  • : Le blog de jean-yves cordier
  • : 1) Une étude détaillée des monuments et œuvres artistiques et culturels, en Bretagne particulièrement, par le biais de mes photographies. Je privilégie les vitraux et la statuaire. 2) Une étude des noms de papillons et libellules (Zoonymie) observés en Bretagne.
  • Contact

Profil

  • jean-yves cordier
  • "Il faudrait voir sur chaque objet que tout détail est aventure" ( Guillevic, Terrraqué).  "Les vraies richesses, plus elles sont  grandes, plus on a de joie à les donner." (Giono ) "Délaisse les grandes routes, prends les sentiers !" (Pythagore)
  • "Il faudrait voir sur chaque objet que tout détail est aventure" ( Guillevic, Terrraqué). "Les vraies richesses, plus elles sont grandes, plus on a de joie à les donner." (Giono ) "Délaisse les grandes routes, prends les sentiers !" (Pythagore)

Recherche