Hanc etiam, Maecenas, adspice partem.
Admiranti ibi levium spectacula rerum. Virgile, Géorgiques, Livre IV, 2,3.
Daigne,ô Mécène, considérer aussi cette partie :
Le spectacle admirable de si petits objets! Trad. Cléophas Lavieb.
Enoplognatha ovata (Clerk, 1757) (ou: E. latimana Hippa et Oksala, 1982)
16 juin 2011.
C'est la première araignée que j'observe de la famille pourtant nombreuse des Theridiidae (59 espèces dans le guide Delachaux et Niestlé de J.M. Roberts, auteur qui sera la source de cet article). Mais quel nom à coucher dehors! Pourquoi pas Nabuchodonosor, Hippocampéléphantocamélos (Cyrano, acte I, scène 4), ou porus crotaphytico buccinatorius( Rouvière & Delmas, Anatomie I : 290) ! Où a-t-elle pu chercher cela ? Mais commençons par la présenter.
Alors que je me promenais près de l'étang de Pontavennec à Saint Renan, mon attention fut attirée par une feuille de ronce qui, pourtant, ne faisait rien pour attirer l'attention, à ceci-près qu'elle avait été repliée sur elle-même par un savant tissage. Depuis mon observation des Cigariers, j'ouvre l'oeil.
Je clamais un "Y-a quelqu'un ?" prudent avant d' écarter délicatement les pans de cette tente, non sans en rompre involontairement les attaches, et je me penchais vers l'abri de ce présumé.D.F avec l'attitude débonnaire et affable d'un agent du SAMU social pour découvrir un occupant fort bien vêtu d'une veste rose et d'un pantalon bouffant jaune et vert décoré de rangées de boutons noirs, qui ne m'avait pas entendu (les araignées n'ont pas d'oreilles) et me tournait le dos. Il ressemblait à une courgette pas mûre, et aurait pu être cousin de cette espèce que l'on nomme épeire-concombre.
Mais je remarquais une virole noire en bas de ses tibias, c'était l'Enoplognatha ovata.
Les theridiidae sont une famille d'araignée aranéomorphes aux pattes fines portant très peu d'épines, et à l'abdomen globuleux souvent dotés d'une ornementation colorée. Leurs chélicères, ou pinces-machoires, sont dépourvues de dents, aussi ne peuvent-elles pas croquer les carapaces de leur victime, et, comme les pensionnaires édentées de l'hospice, doivent-elles se contenter de soupes. Elles compensent la faiblesse de ces chélicères par un venin puissant qui paralyse la proie ; et alors, elles injectent par un petit orifice qu'elles pratiquent dans la cuirasse de chitine un produit qui digére les chairs, qu'elles n'ont plus qu' à aspirer, encore tièdes.
Ce ne sont pas des Orbitèles, ces araignées qui construisent au compas de belles toiles géométriques, et elles tendent des fils de ci de là à travers la végétation, dans les trois dimensions de l'espace, en enduisant l'extrémité des fils de quelques gouttes bien poisseuses dans lesquelles les insectes vont s'empêtrer, se débattre, rompre l'une des attaches et se retrouver suspendus à la merci de leur prédateur. Il s'agit alors d'envoyer un jet de venin paralysant, et par ici la bonne soupe !
D'autant que les Theridiidae sont équipées d'un peigne tarsal : leur tarse est doté de trois griffes, deux supérieures et une médiane , et le tarse de la quatrième paire possède un peigne de fausses griffes sérrulées (de forme dentée) à la face ventrale. Celui-ci va lui servir à lancer des fils collants pour mieux embobiner sa victime.
• Le genre Enoplognatha a été décrit par Pietro Pavesi en 1880, alors qu'il était professeur de zoologie et directeur du Muséum de Pavie. Il comprenait 66 espèces selon The World Spider catalogue, après s'être enrichi en 2002 de la description d' une espèce de transbaïkalie par Marusik et Logunov, Enoplognatha monstrabilis (du latin signifiant "remarquable, excellent".
• L'espèce E. ovata a été décrite par le suédois Carl Alexander Clerk en 1757 ( Aranei suecici : 58, pl.3, tab. 8) sous le protonyme d' Aranea ovata, l'araignée ovale, et elle décrite dans l'Encyclopédie méthodique de 1789 ainsi : "le corselet est ovale, aplati, d'une couleur roussâtre, foncée, luisante, avec une ligne longitudinale glauque au milieu. L'abdomen est ovale, oblong, velu, jaunâtre, avec une grande tache rouge ovale, terminée en pointe. On la trouve en Suède, sur les arbres."
La femelle mesure 4 à 6 mm, le mâle 3 à 5 mm ; les chélicères du mâle sont élargies et divergentes, dotés de dents. Le sternum est jaune clair traversé par une ligne médiane noire et aux bords soulignés d'un trait noir. le céphalothorax et les pattes sont claires, translucides, et la première paire de patte porte, à l'extrémité distale du tibia, un anneau noir.
Surtout, cette espèce très commune en France se caractérise par la variété des coloris de son abdomen, et s'il est souvent jaune, il peut être blanc, vert, ou arborer une belle couleur rouge framboise rayé de blanc qui lui a valu son nom vernaculaire anglais de Candy Stripe Spider.
n.b Sur Carl Alexander Clerk et la taxinomie, voir : Pisaura mirabilis.
En 1982, H.Hippa et I.Oksala définissait une espèce très proche d' E. ovata, qu'ils nommèrent Enoplognatha latimana ( Définition and révision of the Enoplognatha ovata (Ckerk) group (Araneae : Theridiidae)Entomologica scandinavia, 13 : 213-222 ) et que M.J.Roberts signale comme " ordinairement sans marques rouges et avec peu ou pas de macules noires". La détermination de certitude n'étant obtenue que par l'examen des pédipalpes ou de l'épigyne, il est tenu pour prudent de se contenter, lorsqu'on montre seulement ses photographies, de conclure à " Enoplognatha sp".
Revenons à notre individu : ovata ou latimana, c'est de toute manière un mâle, avec ses bulbes copulatoires enflant ses pédipalpes comme des gants de boxe de cuir rouge :
Si on observe bien, je crois qu'il est en train de tenter de réparer son rideau, et que des fils de soie sortent de ses filières. Les araignées disposent de trois paires de filières placées à l'arrière de l'abdomen . Certaines présentent un petit appendice impair et médian placé juste en avant des filières antérieures, qui porte le petit nom charmant de colulus , et notre animal en présente un qui est tout à fait bien proportionné, ce qui le distingue des Théridions qui n'en ont point.
Je n'ai pas vu la femelle, dont J.M. Roberts indique qu'elle tisse un cocon bleuâtre et le surveille sous le couvert d'une feuille, cette dernière étant légèrement enroulée avec des fils de soie." et je trouve ailleurs la précision que cette poche d'oeufs (eggs sacs) est maintenu en place sur la feuille par un filet de soie.
Il nous reste à résoudre l'énigme de son nom. La racine enopl- est assez utilisée en zoologie, où elle peut désigner une seiche (Acanthosepion enoplon Rochebrune 1884), des insectes coléoptères voisins des Clairons du genre Enoplium Latreille, 1802 , comme Enoplium serraticorne (Olivier, 1790), des poissons de la famille des perches, les Enoploses (Enoplosus, Lacépède 1802 ) et notamment Enoplosus armatus White, 1790, ou des carpes du Laos ou du Vietnam comme Barbus enoplos ou Cyclocheilichthys enoplos Bleeker, 1850 ou Capoeta enoplos Bleeker, 1851, des vers intestinaux du type helminthe Enoplis brevis et E. communis, des mollusques comme Enoplochiton niger, Barnes, 1824, ou encore des céphalopodes comme Enoplotheutis dubia Adam, 1960 , les Enoplotheutidae étant jadis nommé Cuciotheutis.
Parmi les décapodes où se dissimule le homard breton existe une super-famille des Enoplometopoidea, qui contient le Homard violet et la langoustine des récifs. Le genre Enoplometopus a été créé par Milne-Edwards en 1862.
Pour rester dans les fonds marins, il reste à citer une algue, Pediastrum enoplon W.West et G.S.West, synonyme de Pediatrum simplex Meyen 1829.
Et si, de retour de Paradise Beach, vous vous baladez dans la vieille ville à Mykonos, vous pourrez penser à notre araignée en parcourant la rue Enoplon Dynameon.
Alors, cette racine grecque a bien une signification !
Il suffirait de consulter Edmund Caroll Jaeger qui donne la réponse dans A source-book of biological name and term, 1978. Mais suivons plutôt Alphonse Karr, ce journaliste et romancier du temps de Balzac, ce Prince de l'esprit dont une poire ( et une rue de Paris) célèbrent la mémoire. Il nous entraine à Gènes, via Degli-orefici chez il signor Romanengo, car c'est chez ce confiseur qu'il découvre un vieux manuscrit... il le parcourt, c'est écrit en grec, il vient de découvrir un dialogue de Lucien, le huitième dialogue des dieux : Theôn dialogoi !
Très excité, il le traduit : c'est un dialogue entre Jupiter et Vulcain, où le boiteux rappelle au maître de l'Olympe comment est née sa fille Minerve : " Je me rappelle, ô Jupiter, que tu avais un grand mal de tête, que je te frappai la tête de mon marteau, que cette vierge en sortit toute armée (enoplos), et qu'elle se mit à danser la pyrrhique en agitant son bouclier et en agitant sa lance!"
Oui, Athéna-Minerve, c'est la "déesse aux yeux pers" (glaucosis), mais c'est aussi celle qui sortit toute armée de la tête de Jupiter, la "vierge toute armèe", parthenos enoplos . Euréka, le mot grec enoplon signifie "armé" !
Enoplognatha signifie "aux mâchoires armèes" ; on a dit que ses chélicères étaient pourtant dépourvues de dents, et la zoonymie va encore conserver quelques mystères qui, tels ceux d' Éleusis, resteront peut-être impénétrables.
Mais je m'avisais de sortir de ma contemplation de cette panthère rose et de regarder autour de la feuille de ronce qu'il occupait. Et qu'est-ce que je vois? Une autre feuille tissée. Je l'ouvre, toujours avec la délicatesse de mes doigts de pachyderme (à l' echelle de ces lilliputiens), et qu'est-ce que je trouve ? Une araignée ! Jaune et verte ? non, pas du tout, rouge et blanche comme un bonbon anglais, et si petit que je la prends d'abord pour le bébé du papa que je viens de découvrir, avant de réaliser que c'est une femelle qui veille sur "son cocon ovigère", mais que sa taille (moins de 3mm) exclut de la considérer comme une femelle d'Enoplognatha. (voir celle-ci ici : Tromel à crozon : Grande tortue and co. )
Il pourrait s'agir d'une araignée cribellate de la famille des Dictynidae, du genre Nigma, que l'on rencontre " dans les arbres et les arbustes, bien camouflèes dans leur insignifiantes toiles en soie cardée tissées dsans une feuille légèrement enroulée" ( J.M.Roberts, p.84). Comme cette araignée ressemble à la femelle représentée Planche 2, fig. 1a de son Guide des araignées sous le nom spècifique de Nigma puella (Simon) avec la mention d'une taille de 2,5-3mm, j'en fais mon meilleur choix et je vous présente ma :
Nigma puella (Simon, 1870),
décrite par Eugène Simon (1848-1924) dans (?) le premier volume de son Histoire naturelle des araignées;
Ce passionné d'araignées voyagea en Europe pour enrichir ses collections; il disposait d' un bureau au Muséum national d'histoire naturellle. il a publié :
Les Arachnides de France, 1874-1937
Histoire naturelle des araignées 1864-1884.
Ce "père des araignées françaises" a notamment exploré les gorges de l'Ardèche et rendu célèbre Vallon Pont-d'Arc, où nombreuses de nos araignées ont leur locus typicus.
La tache cardiaque (marque allongée et mèdiane située à l'avant de la face dorsale de l'abdomen et qui recouvre le coeur ) est ici de couleur rouge-fraise, et plusieurs raies ou macules rougeâtres la prolongent vers l'arrière : il semble que ce coloris soit propre à Nigma puella, et lui fasse mériter cet épithète de puella qui signifie "jolie".
Cette araignée me donne l'occasion de faire connaissance avec les Cribélates, et avec le cribellum:
Le cribellum est un organe de tissage placé devant les filières et qui se présente comme une plaque transversale percée d'orifices, des milliers de robinets minuscules qui ne produisent pas un fil, comme les filières normales, mais des fibres extrémement fines qu'un autre organe, le calamistrum, va carder pour produire une soie de texture laineuse. Le calamistrum est situé sur le métatarse des quatrièmes paires de patte, il est constitué de soies organisées en peigne, chaque soie étant dentelée d'un cotè et lisse de l'autre. Primitivement, toutes les araignées étaient pourvues d'un cribellum, puis avec l'évolution, il aurait involué chez beaucoup d'éspèces, laissant parfois en reliquat le colulus que j'ai signalé chez l'Enoplognatha. Chez les Cribellates mâles, le calamistrum et le cribellum disparaissent avec la maturité sexuelle.
On voit sur l'image le genre de tissu que cela produit, et qui est si collant en lui-même que les insectes s'empêtrent dans les nappes disposés pour la chasse sans qu'il soit nécessaire de les apprêter de glue.
Plus tard, j'en observais une autre, minuscule ( 3mm), réunissant les petites billes de ses oeufs: était-ce la même espèce ? Elles sont si petites qu'il est difficile de les photographier en amateur.