Vierge allaitante II :
Chapelle Notre-Dame de Kergoat, Quéméneven:
NOTRE-DAME DE KERGOAT
Elle apparaît comme au théâtre, dans la pompe d'un Roi Soleil ou dans le pourpre d'un Empereur romain, sur fond d'hermine, sous un dais factice aux rideaux rouges. Suspendu à un ciel de lit convexe d'où descendent cinq étendards blancs frappés d'un quatre feuille d'or et terminés par des glands de clé dorés, ce dais laisse tomber ses rideaux de velours parés de frange moulinée en une large révérence avant de les renvoyer vers les patères latérales où ils sont noués sur des embrasses câblés. Quatre lourds glands aux fils d'or étranglés d'un robuste postillon pendent à l'extrémité des embrasses, accompagnant dans leur chute serpentine les plis des rideaux au bord doublés d'un galon, toujours d'or. Deux anges roses et joufflus, pudiquement voilés d'une étoffe, en or comme leurs ailes, feignent de le tenir écarté, à moins qu'ils ne soutiennent par d'invisibles fils la couronne fermée de leur Reine. Acrobates aériens, ils font de l'équilibre sur des nuages blancs d'où émergent les têtes géminées de tendres chérubins. La parure rouge et or est reprise en deux bandes parallèles à la glorieuse statue qui s'effacent derrière deux bouquets de six roses.
Notre-Dame mérite bien ce décorum somptueux qu'elle dépasse par la splendeur de ses habits. C'est, d'abord, un manteau d'or doublé de satin rouge, qui tombe sur le sol en plis tubulés ; à gauche, ces plis reviennent vers la main de la Vierge, qui les rassemblent d'un annulaire discret. C'est, ensuite, la robe, évidemment en or, étranglée à la taille au dessous de laquelle elle s'évase comme sous l'effet d'un vertugadin en un magnifique drapé. Les manches, certainement rapportées, sont pendantes et s'ouvrent sur un élément en moule de Kouglof qui peut être une batiste gaufrée, une ruche chicorée, que sais-je ? Et puis le corselet, qui s'entrouvre en un grand V déboutonné jusqu'à la taille, laisse apparaître le sein droit dont la Vierge présente à l'enfant le téton par ce geste spécifiquement maternel, entre l'index et le majeur, et la paume englobante. Une riche et rouge chemise est repoussée par ce geste sur le coté, et vient bouffer sur le col.
Je n'aurais rien décrit si j'oubliais la coiffure, si particulière aux Vierges allaitantes de Cornouaille qu'elle en est un signe distinctif, la longue et ondulante coiffure qui s'échappe du beau bandeau doré pour s'épandre et donner cours à la puissance de la comparaison entre sa luxuriance et la prodigalité féconde et nourricière du fleuve de lait promis à l'enfant, et, en supplément, à l'humanité.
Sur le visage de la jeune mère, la peinture s'est altérée mais laisse voir les joues rosies, les lèvres incarnats, les sourcils et le front épilés, l'ovale régulier et le regard attentif. L'enfant approche une main timide vers l'objet de son désir.
On pourrait percevoir une certaine ferveur dans ma description...un émoi, une emphase devant "l'enflure de ce marbre où fleurit une fraise" (P. de Marbeuf), mais c'est celle de tout être face au Mystère de la Maternité dont l'allaitement est la plus belle icône.
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Mais il existe une confusion dans mon esprit. Qui est Notre-Dame de Kergoat ? Est-ce cette Virgo lactans royale et généreuse, mais dont la présence dans la chapelle peut échapper, comme cela fut mon cas, à un visiteur dont l'attention est retenue par la statue de la Vierge à l'enfant placée devant l'entrée ? Est-ce cette Vierge allaitante, qui n'apparaît dans toute sa splendeur que si on pénètre dans le choeur et qu'on contourne l'autel et son grand baldaquin qui la masque?
Tout semble au contraire désigner pour ce titre celle qui, plus bas, dans la nef, est entourée d'ex-voto, celle dont la statue est portée en procession lors du pardon, celle qui est représentée sur la bannière, celle qui est sollicitée pour guérir d'hémorragies, celle qu'on vénère à la fontaine, et que l'on entretienne néanmoins la confusion pour ne pas froisser le Vierge Au Lait déjà déçue de ne pas voir les nourrices et les mères soucieuses d'obtenir une belle montée de lait, qui s'en vont prier Notre-Dame de Bonne-Nouvelle à Locronan ou à Quillidoaré.
Pourtant, j'ai trouvé un indice qui prouve que jadis, elle ne restait pas à se morfondre des jours durant en rêvant que la visite improbable d'un photographe fantasque vienne abolir sa solitude : c'est à la page 82 du livre Pardons et Pélerinages de Bretagne écrit par André Cariou et Philippe Le Stum, éditions Ouest-France, 1997 que j'ai trouvé la reproduction d'une carte-postale des Editions d'art Hamonic . Elle porte la mention 4053 - N.D. de Kergoat - Chapelle Kergoat (F.) et Coll. E. Hamonic.
Le photographe Emile Hamonic a fondé sa maison d'édition à Saint-Brieuc en 1893, et il la confia à son fils Amaury en 1922 : il édita 10 000 cartes postales, et fut le premier à introduire la légende en breton au dos de la carte, avec la mention Karten Bost plutôt que Carte Postale. Cette carte numérotée 4053 date donc de la période 1893-1922. Elle est visible au Musée de Baud et sur le site Cartolis ici :http://www.cartolis.org/search_simple.php
Elle montre sous le titre " Notre-Dame de Kergoat " notre Vierge allaitante (c'est donc elle qui porte ce nom) entourée de tiges fleuries, l'enfant Jésus disparaissant sous une couronne florale ; on ne constate aucun habillage ni aucune dissimulation du sein. Surtout, cette Vierge est entourée d'ex-voto de cire, posés à ses pieds ou calés près de sa taille et de sa poitrine. Je dénombre 3 "mains" ( ensemble main-poignet-avant-bras), 3 "jambes", et sept statuettes. Ces dernières sont grossièrement façonnées en corps apparemment féminin et nu, les mains repliées sur la poitrine
La même tradition est attestée à Trèguron (Gouezec).
Ces ex-voto étaient vendues en sacristie, et on achetait la partie du corps dont on désirait la guérison, où dont on avait promis l'offrande en remerciement de celle-ci (ex-voto suscepto = "suivant le voeu fait") : main, pied, tête. Mais Felix Régnault a rapporté en 1914 l'usage d'acheter un cierge, de pétrir la cire ramollie en une figure qu'on offre au sanctuaire.
La pratique n'est pas propre au christianisme, et on la retrouve dans l'antiquité dans les sanctuaires de guérison (temple d' Esculape) ou dans la Gaule des premiers siècles dans le culte rendu à Mithra, avec inscriptions votives, ex-voto anatomiques (oeil, nez, bouche, oreille...) dépôt de figurines animales ou humaines. Remarquons que la principale figurine des sanctuaires, des sources et des bassins est Vénus anadyomène, baigneuse sortant des eaux, ses longs cheveux ondulant comme une source, modèle de la fluidité féconde qui n'est pas sans rapport avec l'iconographie de nos Vierges allaitantes, et dont les statuettes votives fabriquées par les potiers en très grande série ressemblent aux ex-voto accrochés dans la robe de N.D. de Kergoat.
A Trèguron, les volets de la niche de Notre-Dame, ou la statue elle-même recevaient en ex-voto des seins en cire.
Il resterait à étudier l'étrange fascination exercèe par la cire, la curieuse ronde de ses métamorphoses successive, et la place centrale que cette matière occupe dans les sanctuaires du monde entier.