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12 mai 2013 7 12 /05 /mai /2013 22:05

             

            Le vitrail de l'arbre de Jessé 

      de l'église Saint-Armel de Ploërmel :

           inspiré de la Biblia pauperum ?

 

 

      Voir la liste de l'ensemble des Arbres de Jessé étudiés sur ce blog en tête de l'article  Le vitrail de l'arbre de Jessé à Férel (56).

 


   Haute de 6,50m et large de 2,10m, cette verrière qui occupe la baie 12 (au sud) a été construite au milieu du XVIe siècle, puis restaurée et presque entièrement refaite par Antoine Lusson du Mans en 1868. Les parties anciennes sont estimées à 10%, dans les deux panneaux supérieurs de la lancette gauche ou, au centre, entre les pieds de la Vierge et le sommet du dais de Jessé : on retrouve des  verres anciens (2e quart 16e siècle) dans le dais.  En 1944, ce vitrail a été l'un des moins touchés de l'ensemble des verrières de l'église par les conséquences des bombardements , mais une  restauration a été effectuée en 1953 par Jacques Bony, puis une  nouvelle restauration a été réalisée en 1984 par l'atelier de Jean-Pierre Le Bihan de Quimper.

 Elle se compose de deux lancettes latérales de 9 panneaux et d'une lancette médiane de dix panneaux, couronnées par un tympan de 7 mouchettes.

L'arbre porte, outre la Vierge à l'Enfant, 20 personnages dont Jessé, Abraham, Isaac, "Jacob", deux autres prophètes, 15 rois,  et enfin 8 anges.

  Parmi les nombreux vitraux consacrés à Jessé et à son Arbre au XVIe siècle, celui-ci est remarquable à mes yeux par :

  • son premier registre consacré à Abraham et au sacrifice d'Isaac.
  • la présence de trois prophètes (dont Balaam).
  • son inscription sur le dais de Jessé, extraite de la "Bible des pauvres".
  • le nombre des rois (15), supérieur à douze. On trouve les noms de David, Salomon, Roboam, Abias, Josaphat, Joram, Ozias, Joatan, Jéconias, mais aussi  Eliaquim et Azor.

 

 


                                         arbre-jesse 4271c

 

 

I. Registre inférieur : le sacrifice d'Abraham.

      

 

  Au lieu de la disposition courante où Isaïe et Jérémie encadrent Jessé, nous trouvons au centre un bûcher, très richement orné, avec à sa droite Abraham se préparant à sacrifier son fils Isaac, lequel, obéissant et confiant, ramène un fagot de bois pour l'autel de son propre holocauste. C'est l'illustration exacte du texte de la Genèse 22 6-8 : Abraham prit le bois pour l'holocauste, le chargea sur son fils Isaac, et porta dans sa main le feu et le couteau. Et il marchèrent tous deux ensemble. Alors Isaac, parlant à Abraham, son père, dit: Mon père! Et il répondit: Me voici, mon fils! Isaac reprit: Voici le feu et le bois; mais où est l'agneau pour l'holocauste? Abraham répondit: Mon fils, Dieu se pourvoira lui-même de l'agneau pour l'holocauste. 

Le Mont Moriah, où a lieu la scène, est ici tapissé de fleurs.

  C'est l'un des rares exemples où l'Arbre de Jessé, au lieu de débuter la généalogie de Jésus par Jessé, reprend le texte évangélique de Matthieu 1, 1-6 et place Abraham et Isaac à l'origine de la filiation.

 Voir ci-dessous mes Commentaires.

 

arbre-jesse 5691c

 

      Panneaux 1a et 2a : Abraham.

arbre-jesse 5705c

 

 

      Panneaux 1c et 2c : Isaac.

arbre-jesse 5692c

 

 

II. Registre intermédiaire inférieur.


Panneaux 2a et 3a : Jéconias.

 

arbre-jesse 5704c

 

 

Panneaux 3a, 4a et 5a : le roi Abia et un prophète.

Outre le roi Jéconias déjà vu, nous trouvons ici le roi ABIA (Abijam, fils de Roboam) mais aussi un personnage en bleu qui ne porte ni couronne ni sceptre, mais le bonnet juif. Hélas, l'inscription du phylactère a disparu. Il occupe une place symétrique au prophète Balaam situé à droite, et semble dessiné par le même carton inversé, avec les mêmes gestes. On peut donc affirmer qu'il s'agit d'un prophète, dont la citation biblique aurait disparu.


                                  arbre-jesse 5701c

 

Panneau 3b 4b et 5b : Jessé.

 

    Inscription gravée sur verre rouge et peinte au jaune d'argent : IC DE RADIXE PROSESSIT VIRGVLA IES. :

  Je ne sais si cette inscription a retenu l'attention de mes prédécesseurs. L'interrogation d'un moteur de recherche permet d'en retrouver l'origine dans la cinquième édition en xylographie de la Bible des pauvres (Biblia paupeum),  recueil du fin XIV-XVe siècle destiné à la documentation et la formation des prédicateurs  pour leur procurer les bases religieuses de leur sermons, et qui comporte des gravures où une scène du Nouveau Testament est encadrée de vignettes créant un lien avec l'Ancien Testament. Elles utilisent donc la typologie biblique illustrée comme une bande dessinée.  Ces Biblia pauperum, comme le Miroir de Salvation humaine, sont essentiellement des livres d'images : dépourvus de longs textes , ils pouvaient permettre l'utilisation de l'impression par xylographie, quitte à copier à la main les textes.

  Il s'agit ici de la citation suivante : Hic de radice processit virgula Jessé . Elle sert de légende à une vignette représentant "Jessé avec les branches généalogiques issant de sa poitrine", qui accompagne "la Nativité de la Vierge" (Sicut spina rosam genuit) et à droite "Balaam et l'âne devant l'Ange" avec la troisième légende Ex Jacob ista processit stellula clara. On peut en voir un exemple sur l'exemplaire de la BNF en ligne sur Gallica de la Biblia pauperum 1480-1485.

 

http://archive.org/stream/guidedulibrairea00lepe#page/130/mode/2up

http://archive.org/stream/guidedulibrairea00lepe#page/136/mode/2up

Principia typographica

Cette citation incite à penser que l'artiste  s'est inspiré d'une telle Bible pour concevoir son dessin, ou que le clerc commanditaire s'en est servi comme d'une aide pédagogique. Plus généralement, elle conduit à s'interroger sur l'influence de ces xylographies sur le programme iconographique de nos églises. (J'en retrouve une utilisation comme modèle d'un des vitraux de Saint-Lô in Callias-Bey, Vitraux de Basse-Bretagne, p. 35). Dans Bible et art, l' âme des sens, , Françoise Mies estime que cette influence, ainsi que celle du Speculum humanae salvationis fut "très importante". Même opinion sur les vitraux de la Sainte-Chapelle de Vic-le-Comte.

 

Notule 1. 

On peut se demander si cette inscription n'est pas due à la documentation d'Antoine Lusson en 1868 lors de sa restauration. Heureusement, le 5ème volume du Bulletin Archéologique de l'Association Bretonne, daté de 1854, contient cette mention : ". M. Delabigne-Villeneuve signale au Congrès qu'il a constaté à Ploermel, au dessus du portail méridional, les restes d'une verrière représentant l'arbre de Jessé, avec cette inscription : « Sic de radice processit virgula Jesse."

Notule 2. 

   Le terme virgula, remplace ici le terme habituel de virga de la fameuse citation d'Isaïe 11,1 Egredietur virga de radice Jesse, et flos de radice eius ascende.

  La forme virgula, ae,f, diminutif de virga, est traduite par "1 - petite branche, rameau. - 2 - petit bâton, baguette. - 3 - verge" (Dict. latin en ligne Gérard Jeanneau). Elle est, on le sait, à l'origine de notre virgule, depuis 1534. Dans le contexte qui est le notre, virgula Jessé, on la traduit, comme virga, par  "rejeton" .

  Elle est employée dans des cantiques de la fête de la Nativité : Ecce virgo nascitur /.../ FloretJesse virgula/ Diffugere nubila / Lux redit mortalibur / .

      On trouve aussi : Veni, o Jesse Virgula / Ex hostis tuos ungula  

  ou encore Ave , Jesse virgula / Rosa verit primula 

 ou bien Flos de Jesse virgula / ut fructu replet saecula 

 Le principal intérêt de cette forme semble être de permettre des rimes en -ula. Je n'ai pas trouvé Virgula Jessé utilisé en prose. 

 Cela confirme donc que cette inscription du vitrail de Ploermel provient d'une forme versifiée, dont le nombre est restreint, ce qui renforce la conviction qu'il s'agit d'une transcription du vers léonin placé en légende de la gravure de la Biblia pauperum

Notule 3.

Cette découverte incite à rechercher dans le vitrail d'autres détails inspirés de la Biblia pauperum notamment dans les scènes originales : c'est ce que je vais découvrir à propos du soit-disant Jacob, et aussi en re-considérant le registre inférieur du sacrifice d'Abraham.


 

 

                                          arbre-jesse 5702c

 

 Panneau 3c et 4c : deux rois et Jacob/Balaam.

  Je ne comprenais pas clairement ce panneau, et je ne déchiffrais pas l'inscription du phylactère, hormis le mot Jacob (voir panneau 5c infra). Après avoir découvert l'influence de l'image de la Biblia pauperum, avec sa vignette consacrée à Balaam et son âne, je réalisais que l'inscription qui s'y trouvait Orietur stella ex Jacob, était celle qui était inscrite sur le vitrail.

  On comprend mieux alors la présence de ce personnage en robe violette, habillé non comme un roi mais comme un prêtre hébreux. Jacob n'est pas représenté ici en tant que fils d'Isaac pour poursuivre la série généalogique Abraham-Isaac-(Jacob-Juda-Phares...), mais pour présenter cette citation biblique de Nombres 24,17 : Videbo eum, sed non modo: intuebor illum, sed non prope. Orietur stella ex Jacob, et consurget virga de Israël: et percutiet duces Moab, vastabitque omnes filios Seth :  "Je le vois, mais non maintenant, Je le contemple, mais non de près. Un astre sort de Jacob, Un sceptre s'élève d'Israël. Il perce les flancs de Moab, Et il abat tous les enfants de Seth".

   D'ailleurs, ce n'est peut-être pas Jacob, mais le prophète Balaam qui figure ici. Un début de phylactère, à droite, montre que son nom était jadis indiqué.


                                   arbre-jesse 5693c

 

III. Registre intermédiaire supérieur

      Panneau 6a et 7a : trois rois.

 Le roi en position de chevalier servant est nommé ELIACIM, son nom Eliaquim figure dans la généalogie de Jésus de l'évangile de Matthieu, dans la séquence - Zorobabel - Abioud - Eliaqim - Azor - Sadoq etc... Ce n'est pas à proprement parler un roi de Juda, puisque le royaume de Juda s'interrompt à la déportation à Babylone avec Jeconiah - Salathiel. Notons aussi que, si Matthieu le cite, son nom ne se retrouve pas dans l'Ancien Testament. Son nom figure aussi sur la généalogie de Luc 3, 31, au cinquième rang après David.

  Son fils AZOR est ce roi dont le turban couronné porte des cornes. Le phylactère qui le désigne appartient au panneau 8a. (Le vitrail de l'arbre de Jessé de Malestroit comporte aussi un roi Azor Le vitrail de l'arbre de Jessé de l'église de Malestroit. )

                                  arbre-jesse 5699c

 

 

      Panneau 5b, 6b, 7b : David et sa harpe et le roi Roboam.


                                 arbre-jesse 5700c

 

      Panneaux 5c et 6c : Un roi

Sur le panneau 6c, un roi, dont le sceptre est curieusement abaissé, est désigné comme .IUDA 

   Le panneau 5c montre la tête d'un personnage non couronné, sans sceptre, que l'on pense être Jacob (le fils d'Isaac) notamment en raison de l'inscription du phylactère : ....Jacob : cf supra.

                     arbre-jesse 5694c

 

 

 

IV. Registre supérieur.

 

      Panneaux 8a et 9a : un prophète. 

Le personnage au genou fléchi face à la Vierge n'est pas couronné, et, plutôt qu'un sceptre, il tient un rouleau de parchemin qui le désigne comme un prophète. Le meneau vient couper le phylactère qui le désigne ...SA. C'est le troisième prophète du vitrail.


arbre-jesse 5698c

 

 

Panneaux 8b, 9b et 10b : Vierge à l'Enfant, Joatan et Salomon.

Vierge à l'Enfant, entourée de deux anges, sous un dais qui répond à celui de Jessé

Verre rouge gravé (dais)

Panneau 8b : tête de deux rois : JOATAN (Jotham?) et Salomon.

                                arbre-jesse 5697c

 

 

Panneaux 7c, 8c et 9c. Trois rois, Oram, Josaphat et Ozeas.

— Inscription ORAM, IOSAPHAT, OZEAS

— Inscriptions gravées sur verre rouge et peintes au jaune d'argent sur la tunique d'Ozéas: V (inversé), VO, V..IV, OMN VV DOMINI.

arbre-jesse 5695c

 

      Tympan :

Anges musiciens dont deux, symétriques par carton retourné, sont anciens, et anges porteurs du dais de la Vierge. Colombe de l'Esprit-Saint.

 

 

Commentaires.

  Le thème iconographique de l'Arbre de Jessé s'articule autour d'un module de base construit autour du symbole de l'arbre.

Le module de base.

 Représentant, sous sa forme la plus simple, Jessé assis ou couché d'où sort un tronc qui conduit à la Vierge et/ou à Jésus, complété, dans sa forme plus riche, par une arborescence où trouvent place un ou plusieurs rois de Juda, descendant depuis David de Jessé, il donne une image verticale de la succession de générations qui mènent à la naissance de Jésus.

Ce module est lui-même constitué de:

—Sous-module de l'homme endormi :

 -Adam endormi lorsque Dieu créa la femme à partir d'une côte d'Adam.

—Sous-module du rêveur prophétique.

-Jacob endormi voyant en songe l'échelle s'élevant vers le Ciel.

—Sous-module du rêveur donnant naissance à un tronc.

- illustrant la prophétie d'Isaïe "Puis un rameau sortira du tronc d’Isaïe, et un rejeton naîtra de ses racines ".

—Sous-module des rois de Juda .


  Bien que souvent confondu avec un arbre généalogique, il diffère pourtant totalement d'une arborescence de transmission familiale construit selon une logique génétique (succession des enfants biologiques d'un ancêtre) ou d'une logique sociale (succession des héritiers du nom après reconnaissance de paternité, fondée ou non biologiquement).

  En effet, cet arbre ne représente pas une réalité généalogique, mais au contraire, une "aberration" biologique, un écart par rapport au réél, que seule la foi religieuse peut valider : la naissance d'un enfant conçu par une femme vierge. C'est cette rupture entre la transmission génétique des générations, humaine, celle qui fait se succéder Jessé, David, Salomon, Roboam,/.../et enfin Joseph époux de Marie, et la naissance miraculeuse de Jésus "né de la Vierge-Marie" qui est l'objet de cette représentation.

 On peut donc donner à ce premier module au moins trois significations.

1. Le Christ des chrétiens est bien celui que le prophète Isaïe avait annoncé.

2. Ce Christ est de la race de David, race royale.

3. Sa naissance est surnaturelle, car il est conçu d'une vierge.

Module complémentaire : les prophètes.

  Si l'image ne donne à voir que le prophète Isaïe tenant le texte d'Isaïe 11,1, nous restons dans le cas précédent. Mais si, comme à Saint-Denis ou à Chartres, ce sont la plupart des prophètes qui sont représentés (14 à Chartres) le thème de base s'enrichit d'une réflexion typologique beaucoup plus approfondie : le Christ n'accomplit pas seulement la prophétie d'Isaïe, mais celles de tous les prophètes par la bouche desquels Dieu s'exprimait : c'est tout l'Ancien Testament qui est ainsi réalisé, c'est lui qui est le tronc qui vient fleurir par le Christ. 

Module complémentaire : Jessé et le Livre.

Lorsque Jessé est représenté tenant encore le livre qui a suscité son rêve, c'est une façon d'illustrer autrement comment le tronc d'arbre est autant l'Arbre de Jessé que celui de la Bible.

Module complémentaire : Jessé et la Démone.

La présence au pied de l'arbre d'une Démone, représentation féminisée du serpent de la tentation, et donc du Mal, s'oppose au Christ rédempteur.

L'Arbre de Jessé de Ploermel : L'Arbre, le Bois et le Feu.

 Si les modules précédents ne sont que des compléments du théme principal construit autour de l'arbre, le vitrail de Ploermel, en plaçant à l'origine, au pied de l'axe vertical qui monte vers la Vierge à l'Enfant un fourneau/autel dans lequel semble brûler un feu vient créer un paradoxe bouleversant et enrichissant considérablement la symbolique engagée jusqu'à présent.

  Avec ou sans Livre, avec ou sans Prophètes, avec ou sans Démone, l'Arbre de Jessé restait assez un symbole assez circonscrit : la poussée verticale, la circulation de la sève, l'énergie vitale et sa puissance de création, la racine se réalisant dans la fleur ou dans le fruit, la fécondation et la fécondité, l'Arbre de Vie et l'Arbre de la Connaissance, le lien entre la terre et son sous-sol et le ciel, les valeurs d'abondance et de régénération, tout cela reste dans le domaine de la production, de l'anabolisme, de l'axe temporel passé —>présent—>futur.

  Avec l'introduction du Feu et de sa symbolique, le thème de Jessé éclate en s'ouvrant, certes à la chaleur liée à l'amour, mais aussi à la destruction, à la perte, au sacrifice, à la transformation stérile. Autant l'Arbre nous apparaît humain, terrestre, familier, autant le Feu et sa puissance évoque quelque chose d'insaissisable et de dangereux.

  C'est bien le brasier qui est placé au centre, là où, habituellement, nous trouvons le corps endormi de Jessé et le tronc de l'Arbre

La présence d'Abraham au panneau 1b auraît paru logique, en référence à la généalogie de  Jésus dans Matthieu 1, qui débute par lui. Et si une scène avait due être choisie, dans ce thème général de la filiation, cela pouvait être celle des chênes de Mambré, avec l'annonce faite à Sarah de sa grossesse à venir, malgré son grand âge: mais l'artiste a choisi de représenter Abraham sur le coté, et de mettre en évidence ce moment troublant du sacrifice d'Isaac.

  Ce que Dieu demande dans Genèse 22, 11-19 à Abraham, c'est de lui offrir en holocauste son fils Isaac. Un holocauste est un sacrifice par le feu, où l'animal offert est détruit entièrement.

  Prenant le contre-pied des représentations centrées sur la croissance, la floraison et la fructification, l'artiste place à la base de son vitrail le signe du Sacrifice du fils, et le symbole de la destruction par le feu.

  On s'attendrait à ce que, au sommet du vitrail, comme à Kerfeunten, il montre le Christ en croix, l'Arbre montant ainsi d'un sacrifice à un autre. S'il n'a pas cette audace, et si, par la suite, son exemple trop déstabilisant ne sera pas suivi, il n'en reste pas moins que son choix de placer le brasier du sacrifice avec ses valeurs de renouveau par la destruction comme un préalable à la montée en croissance de l'Arbre introduit un changement radical de regard théologique porté sur l'Incarnation.

  Bien-sûr, les figures d'Abraham s'apprêtant à obéir à Yahvé, et d'Isaac aidant son père, rappellent que cette radicalité du Feu, de la Mort de l'échec et de la destruction ne trouvent ici leur sens que dans la foi chrétienne en une rédemption.

 L'Arbre et le Bois : le retour de la Biblia pauperum.

Devant Isaac et Abraham descendent les rinceaux des branches de l'Arbre de Jessé, qui finissent par se croiser en entrelacs devant l'autel du sacrifice. 

 Absorbé par ce thème du Feu, je n'avais pas vu la relation que l'artiste souligne pourtant avec insistance : c'est le bois du bûcher, ce bois qu'apporte Isaac, qui en brûlant sacrificiellement, alimente l'axe vertical. Cet axe invisible est composé de : bois du sacrifice d'Abraham / bois de l'Arbre de Jessé / bois de la croix du Christ. 

  Le lecteur qui m'a suivi jusqu'ici et dont j'admire la perséverance se dira que je me suis engagé dans des divagations religiosoïdes bien peu fondées. J'ai dit plus haut que la découverte d'une citation de la Bible des pauvres allait m'inciter à  découvrir d'autres références, et, effectivement, en suivant les pages de l'exemplaire de la BNF, je découvre deux gravures consacrées au sacrifice d'Isaac.

Le folio 68  est composée comme suit : http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k850504w/f68.

Isaac porte le bois pour son sacrifice. 

Ligna ferens Christe / Te presignat puer iste.

— Le portement de croix.

Fert crucis hoc lignum Christus reputans sibi dignum.

—  La veuve de Sarepta qui porte deux morceaux de bois.

Mistica sunt signa Crucis hec vidue duo ligna.

 

 Dans la démarche typologique de recherche des récits de l'Ancien Testament préfigurant la vie du Christ, le bois de la croix, ou plutôt les deux morceaux disposés en croix, symbole du sacrifice accepté du Fils, se retrouve dans le bois qu'Isaac porte à son père pour son propre sacrifice, et celui de la veuve de Sarepta.

 Je rappelle briévement cet épisode biblique : le prophète Elie se rend à Sarepta et demande à une femme un morceau de pain. Elle lui répond qu'elle n'a rien de cuit, seulement un peu de farine et de l'huile, "et voici, je ramasse deux morceaux de bois puis je rentrerai et je préparerai cela pour moi et pour mon fils. Nous mangerons et puis nous mourrons" (1 Rois, 17,12). La veuve accepte de donner ce bois et la farine pour confectionner un gateau à Elie, et elle est récompensée par l'abondance miraculeuse de nourriture, puis par la guérison de son fils sauvé de la mort. Ce récit est donc lu comme un exemple de mise à l'épreuve, de sacrifice accepté, puis de rédemption et de fécondité. Dans les représentations en gravure, et dans les vitraux (Chartres, Orbais, Bourges) les deux morceaux de bois sont placés en croix pour souligner leur valeur préfiguratrice.

 

Le folio 72 represente à gauche Abraham, le glaive levé ; au centre le Christ en croix ; à droite le serpent d'airain.

 

On voit donc que, sur le vitrail de Ploërmel, le fagot de bois n'est pas du tout anecdotique, mais qu'il est hautement symbolique, et relié au bois de l'Arbre de Jessé, et au bois de la croix rédemptrice vers lequel cette élan vital vertical s'élève.

 

ANNEXE : quelques pistes sur l'influence de la Biblia Pauperum dans les vitraux.

 La Biblia Pauperum sive figurae veteris et novi testamentum après avoir été manuscrite a été produite par xylographie en latin en cinq éditions, les quatre premières de 40 tableaux, la dernière de 50 tableaux.

1.  Extrait de Stained Glass in England During the Middle Ages Richard Marks Londres 1993, pp 67-68.

  "Towards the end of the Middle Ages the forty-leaf block-book edition of the Biblia Pauperum which was first produced in Netherlands  c-1464-65 was used quite extensively by English glaziers. The Tattershall cycle was almost totally dependent on the woodcut illustrations of this work in the iconography and in the overall arrangement of the cycle, with the New Testament "anti-type" flanked by the two "types" in each window corresponding with the page layout of the Biblia Pauperum. A number of the Old and New testament scenes at Great Malvern are based partly on the Biblia Pauperum and partly on another popular block-book, the Speculum Humanae Salvationis. Some appear to be direct copies, other borrow certain features and texts only. The west window at Fairford, wich depict the Last Judjement and its Old Testament precursors, the Judgement of Solomon and the Death of the Amalekite, are taken from the Biblia Pauperum ; the same work provided the models for some of the King's College windows."

La figure 48 illustre ce propos par un exemple : 

" Fig. 48 : Stamford, St Martin's Church (Cambs) : Moses stricking the rock, Samson carrying the gates of Gaza, and David and Goliath from the chancel glazing of tattershall (Lincs),c.1466-80. Below, corresponding scenes from the Netherlandish block-book edition of the BIBLIA PAUPERUM, c.1464-5."

Les vitraux cités dans ce passage sont:

  • le vitrail du Pieuré de Great-Malvern (Priory Church of Great Malvern) : 1480-1490.
  • Les vitraux de l'église St-Martin de Stamford, qui proviennent de l'église de la Sainte-Trinité de Tattershall.
  • l'église St Mary de Fairford, Gloucestershire.

2. Les vitraux typologiques de l'église Saint-Etienne de Mulhouse sont basés plutôt sur le Speculum Humanae Salvationis.

3. Vitraux du chœur de l'église Saint-Jacques de Lisieux : voir E. Deville.

4. Vitrail de Saint-Lô.

5. Sainte-Chapelle de Vic-le-Comte.

 

2. Arbre de Jessé et Speculum humanae salvationis.

 Dans le Speculum humanae, à la différence de la Biblia Pauperum, c'est le texte qui prime, et qui est illustré par les miniatures.

Il contient quand il est complet 45 chapitres et 192 figures. Chaque chapitre est construit autour d'un type, scène du Nouveau Testament, et de trois antitypes, ou scènes de l'Ancien testament préfigurant le type. Le volume, écrit sur deux colonnes de 25 lignes, commence par un prélude et une table des matières. J'en extrait le contenu des chapitres III et IV (selon J.M Guichard) :

Chapitre III :

1. Un ange annonce à Joachim la naissance de Marie sa fille (Protévangile de Jacques).

2. Astyage, roi des Mèdes, voit sortir du ventre de sa fille Mandane une vigne qui étend ses racines sur l'Asie entière. Cette anecdote est empruntée à Justin livre I chapitre 4 qui l'avait lui-même prise dans Hérodote livre I chapitre 108. L'auteur du Speculum compare Joachim, père de Marie au roi Astyage, auquel un devin prédit que sa fille mettrait au monde un fils plus puissant que lui. Ce fils fut Cyrus.

3. Une fontaine dans un jardin clos de murs : figure symbolique de Marie provenant du Cantique des Cantiques 4,12.

4. L'ânesse de Balaam arretée par un Ange : Nombres,22.

Chapitre IV

1. Naissance de Marie.

2. L'arbre généalogique de Marie sortant de la poitrine d'Isaïe ou Jessé, fils d'Obed et père de David.

3. La porte du sanctuaire : figure symbolique de la virginité de Marie (Ézéchiel, 44,1-2).

4. Le temple de Salomon, autre figure de Marie.

 

 a)  L'exemplaire du Speculum humanae salvationis de la BNF latin 511 sur Gallica ( XIVe siècle, 49 folios à deux colonnes, 183 miniatures) contient au folios 4r et 4v les enluminures entourant la scène de la Nativité : comme pour la B.P, nous trouvons Jessé endormi, donnant naissance à un arbre portant des feuilles ou fleurs au sommet duquel un oiseau est perché (folio 4v) et Balaam sur son âne face à l'ange. Le texte* placé en dessous de Balaam renferme la citation biblique ex jacob orietur stella mais sous celle de Jessé et de la Nativité, on ne lit pas la phrase hic de radice processit virgula Iesse, qui nous concerne, mais la citation d'Isaïe egredietur virga de radice Iesse. Le speculum humanae, ou du moins cet exemplaire, n'est pas la source du vitrail de Ploërmel.

* voir sa transcription ici :

  Je remarque néanmoins l'association typologique Jessé / Nativité / Balaam présente dans ce manuscrit du XIVe antérieur aux xylographies de la B.P, et je suis interessé à découvrir comment, dans cet exemplaire, Jessé est représenté.

b) autre exemple : le Speculum humanae de Sarnen c. 1427 Benedictinerkollegium cote Cod.membr.8 en ses folio 6r et 6v sur la bibliothèque virtuelle des manuscrits e-codices. http://www.e-codices.unifr.ch/fr/bks/membr0008/6v/large


Quelques liens : 

 

—  Jean Philibert Berjea Speculum Humanae Salvationis: le plus ancien monument  Volume 1, 1861

 

 Joseph Marie Guichard  Notice sur le Speculum humanæ salvationis, Paris, 1840.

 

— Biblia pauperum Guide du libraire-antiquaire p. 134  :http://archive.org/stream/guidedulibrairea00lepe#page/134/mode/2up

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Published by jean-yves cordier

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  • jean-yves cordier
  • "Il faudrait voir sur chaque objet que tout détail est aventure" ( Guillevic, Terrraqué).  "Les vraies richesses, plus elles sont  grandes, plus on a de joie à les donner." (Giono ) "Délaisse les grandes routes, prends les sentiers !" (Pythagore)
  • "Il faudrait voir sur chaque objet que tout détail est aventure" ( Guillevic, Terrraqué). "Les vraies richesses, plus elles sont grandes, plus on a de joie à les donner." (Giono ) "Délaisse les grandes routes, prends les sentiers !" (Pythagore)

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