Zoonymie (origine du nom) du papillon le Morio, Nymphalis antiopa (Linnaeus, 1758).
La zoonymie (du grec ζῷον, zôon, animal et ónoma, ὄνομα, nom) est la science diachronique qui étudie les noms d'animaux, ou zoonymes. Elle se propose de rechercher leur signification, leur étymologie, leur évolution et leur impact sur les sociétés (biohistoire). Avec l'anthroponymie (étude des noms de personnes), et la toponymie (étude des noms de lieux) elle appartient à l'onomastique (étude des noms propres).
Elle se distingue donc de la simple étymologie, recherche du « vrai sens », de l'origine formelle et sémantique d'une unité lexicale du nom.
Résumé.
— Nymphalis, Kluk, 1780 : reprise comme nom de genre de celui de la quatrième "phalange" parmi les six dans lesquelles Linné a réparti en 1758 ses Papilio ou papillons diurnes. Le savant suédois y organisait cet ensemble comme la société grecque pendant la Guerre de Troie, avec ses Cavaliers, ses Héros, ses Divinités, ses Muses et ses Nymphes, lesquelles peuplaient les bois les monts et les sources. Les Nymphes (du grec ancien νύμφη / númphê, « jeune fille ») regroupaient alors 57 espèces aux ailes dentelées soit ocellées (Nymphalis gemmati "ornées de joyaux" ou sans ocelles (Nymphalis phalerati ou "harnachées"). De ce riche groupe, le genre ne contient plus que trois espèces en France.
— Antiopa (Linnaeus, 1758) est l'héroïne, toujours belle, de diverses légendes de la mythologie grecque ; celle de la fille de Nyctée, séduite par Zeus, poursuivie par la haine de son père et vengée par ses enfants Amphion et Zéthos est racontée par Apollodore III,5,5 : son récit y est suivi par celui d'Oedipe.
— "Le Morio" Geoffroy, 1762 est le nom vernaculaire français créé par Étienne-Louis Geoffroy par adaptation du nom latin "vulgaire" Morio choisi par Linné dans sa Fauna suecica de 1746. Ce dernier a-t-il voulu créer une comparaison avec la Morion ou Morio du Livre 37 de l'Histoire Naturelle de Pline, qui est une sorte de topaze noire ? Ou plutôt, comme le suggère le Petit Robert 2011, ("p.-ê.de maure, more « brun »") l'a-t-il tiré de Maurus, "maure", du latin Maurus « Africain » à cause de la couleur sombre de ce papillon ? Car Linné, puis son élève Fabricius, suivis de nombreux naturalistes, ont donné l'épithète spécifique morio à de nombreuses espèces animales caractérisées par leur couleur noire. Le Morio a été repris par Engramelle en 1779, Godart en 1821, et officialisé par G.C. Luquet en 1986.
I. Nom scientifique.
1. Famille et sous-famille.
a) Famille des Nymphalidae Rafinesque, 1815.
Cette famille comporte (Je suivrai Dupont & al. (2013) ) 7 sous-familles en France :
- Sous-famille des Libytheinae Boisduval, Rambur, Dumesnil & Graslin, [1833]
- Sous-famille des Danainae Boisduval, [1833]
- Sous-famille des Limenitidinae Butler, 1870
- Sous-famille des Heliconiinae Swainson, 1822
- Sous-famille des Apaturinae Boisduval, 1840
- .Sous-famille des Nymphalinae Swainson, 1827
- Sous-famille des Charaxinae Doherty, 1886
b) Sous-famille des Nymphalinae Swainson, 1827
Cette Sous-famille comporte deux Tribus en France :
- Tribu des Nymphalini Swainson, 1827
- Tribu des Melitaeini Newman, 1870
c) Tribu des Nymphalini Swainson, 1827 :
Elle comporte 5 genres en France :
- Genre Nymphalis Kluk, 1780
- Genre Aglais Dalman, 1816
- Genre Vanessa Fabricius, 1807
- Genre Polygonia Hübner, [1819]
- Genre Araschnia Hübner, [1819]
2. Nom de genre : Nymphalis Kluk, 1780
a) Description originale :
Nymphalis, Jan Krzysztof Kluk 1780 : Hist. nat. pocz. gospod.* volume IV page 86 (Books Google)
*Historyja naturalna zwierzat domowych i dzikich, osobliwie kraiowych, historyi naturalney poczatki, i gospodarstwo : potrzebnych I pozytecznych donowych chowanie, rozmnozenie, chorob leczenie, dzikich lowienie, oswaienie : za·zycie; szkodliwych zas wygubienie. 4 vols.
N.B : selon Dupont & al. (2013), Balint & al. (2001) ont montré que la date initiale de publication de ce taxon était 1780 (et non 1802)
— Type spécifique: déterminé par Hemming en 1933 ( Entomologist 66(845): 223) : Papilio polychloros Linnaeus, 1758.
— Description : en polonais ici
Description par Latreille 1804 page 184 : Palpes allant au delà du front, une demi fois au moins que la tête.
— Ce genre renferme 3 espèces en France :
- Nymphalis polychloros (Linnaeus, 1758) : Grande Tortue.
- Nymphalis xanthomelas ([Denis & Schiffermüller], 1775) : Vanesse du Saule. [Espèce migratrice]
- Nymphalis antiopa (Linnaeus, 1758) : Morio.
Origine et signification du nom Nymphalis
— A. Maitland Emmet (1991) :
Numphè, a bride, a nymph, all to often made a bride against her will by a lascivious god. The nymphs were lesser deites associated with springs, groves, moutains, etc, good entomological habitats. The Nymphales formed the fourth of the phalanges into wich Linnaeus divided the butterflies, Kluk being considered the first to have used the name in a generic sense.
— Hans A. Hürter (1998) :
—Doux et Gibeaux (2000) page 128
Nymphalis : de Nymphe, « fiancée », « nymphe ». Les nymphes étaient des petites divinités associées aux sources, aux bosquets et aux montagnes, tous bons habitats entomologiques.
— Perrein et al. (2012) page 379 :
Étymologie : des Nymphales de Linné, du grec numphè "jeune mariée". Dans la mythologie grecque, les Nymphes, divinités secondaires, peuplent la campagne, les bois et les eaux. Elles sont les esprits des champs et de la nature en général, personnifiant la fécondité et la grâce. Quatrième des six "phalanges" suivant lesquels Linné subdivise les Papiliones ou papillons de jour, les Nymphales ont les ailes plutôt denticulées "Alis denticulatis" et regroupent deux catégories : les "Gemmati Alis occelatis" et les "Phalerati Alis caecis absque ocellis" suivant la présence d'ocelles aux ailes.
Discussion.
Archeo-taxonomie : le genre Nymphalis de Latreille 1804.
Traduction (avec correction) de l'article du NHM en ligne. commentant le statut d'homonyme junior du nom de genre Nymphalis, Latreille 1804
Ce nom est basée sur la publication de Latreille dans le Nouveau dictionnaire d'histoire naturelle appliquée aux arts ..., Volume 24 (Tableau méthodique) page 184 et 199.
Selon Hemming (1967) :
Latreille, qui n'était pas au courant de l'article publié par Kluk deux ans plus tôt a indiqué qu'il se considérait lui-même comme l'auteur de ce nom de genre en y accolant un astérisque (page 184). A la page 199 du Nouveau dictionnaire, Latreille cité comme appartenant à ce genre (a) Papilio atalanta Linnaeus et (b) ce qu'il a appelé " Papilio morio".
Une telle espèce nominale Papilio morio n'existe pas stricto sensu, mais on peut supposer que Latreille avait à l'esprit le Papilio antiopa de Linné, espèce qui a été connue en France sous le nom vernaculaire "Le Morio". Ce n'est cependant que pure spéculation et la position est que Papilio atalanta est la seule espèce nominale citée par Latreille et est donc le type-espèces de Nymphalis Latreille, 1804, par monotypie.
Avant la découverte de l'article de Kluk de 1802 le nom Nymphalis a été attribué à Latreille, mais la plupart des auteurs ignoraient sa publication de 1804 dans le Nouveau Dictionnaire et considérèrent son travail comme ayant été publié pour la première de l'année suivante en 1805, dans l'Histoire Naturelle Insectes de Sonnini et Buffon, IV, 82.
Le nom Nymphalis Latreille est invalide comme étant un homonyme de Nymphalis Kluk, 1802. L'espèce type du genre Nymphalis Latreille,1804 est devenue plus tard l'espèce type du genre Vanessa Fabricius, 1807 et est actuellement placées dans ce genre.
Papilio morio Retzius 1783, a été proposé comme l'espèce type pour Nymphalis Latreille, 1804, par Wagener, 1995, Die Tagfalter der Turkei unter der Berucksichtigung angrenzenden Lander. Spezieller Teil. Nymphalidae. Band 2. Fundortverzeichnis, Sammlerverzeichnis, Literaturverzeichnis, Indices, p. 1008.
NHM :
"The word "Nymphalis" is one of a number used by Linnaeus in 1758 and his immediate successors for terms intermediate between the generic name Papilio Linnaeus and groups of species referred to the genus so named. The claim of these terms to be recognized as having been published as generic names was rejected by the Commission in its Opinion 124 (1936, Smithson. miscell. Coll. 73 (No. 8) : 1-2 ; republished in facsimile in 1958 (Opin. int. Comm. zool. Nom. 1 (B) : 465-466)). The word "Nymphalis", together with the other words used in a similar sense in the XVIIIth century were later employed as generic names, and it proved difficult to determine what was the first genuine usage as a generic name. As shown above, it was Kluk who in 1802 who first so used the name here in question. The name Nymphalis Kluk has been placed on the 0fficial List of Generic Names in Zoology as Name No. 703."
Le mot «Nymphalis" est l'un de ceux utilisés par Linné en 1758 et ses successeurs immédiats pour les termes intermédiaires entre le nom générique Papilio Linné et groupes d'espèces visés au genre ainsi nommé. La demande de ces termes pour être reconnu comme ayant été publié en tant que noms génériques a été rejetée par la Commission dans son avis 124 (1936, Smithson miscell (n ° 73 Coll 8):... 1-2; réédité en fac-similé en 1958 (.. Opin int Comm zoul de Nom 1 (B):... 465-466)). Le mot «Nymphalis", ainsi que les autres termes utilisés dans le même sens au XVIIIe siècle ont été plus tard utilisé comme noms génériques, et il s'est avéré difficile de déterminer ce qui était la première utilisation réelle comme un nom générique. Comme indiqué ci-dessus, il était Kluk qui, en 1802, qui le premier a utilisé le nom de sorte ici en question. Le nom Nymphalis Kluk a été placé sur la Liste du 0fficial de noms génériques en zoologie comme Nom n ° 703.
3. Nom d'espèce : Nymphalis antiopa (Linnaeus, 1758)
a) Description originale
Protonyme Papilio antiopa Linnaeus, C. 1758. Systema naturæ per regna tria naturæ, secundum classes, ordines, genera, species, cum characteribus, differentiis, synonymis, locis. Holmiæ. (Salvius). Tomus I: 824 pp. Page 476 et 477. [http://www.biodiversitylibrary.org/item/10277]
— Description :
P[apilio] N[ymphalis] [Phalerati] Alis angulatis nigris limbdo albido
— références données :
- Fauna suecica de Linné 1746 page 232 n°772 sous le nom vulgaire de Morio.
- Jonston ins. t.9 et 11
- John Ray, Hist. insect. 135, 136.
- De Geer, Ins. I t.21 fig. 8 et 9.
- Wilkes, Pap. 58 t.2 a 10.
- Roesel Ins. I t.1 p. 1.
— Habitat in Betula, Salicae, etiam in Americae. Kalm. ("Vit dans les Bouleaux et les Saules")
c) Synonymes INPN (Muséum) et sous-espèces.
Liste des synonymes :
-
Euvanessa antiopa (Linnaeus, 1758)
-
Papilio antiopa Linnaeus, 1758
c) Origine et signification du nom antiopa .
Les interprétations des auteurs :
— Arnold Spuler (1908) page 17 :
gr. Frauenname.
— August Janssen (1980) page 39 :
dochter van een legendarische koning van Thebes
— A. Maitland Emmet (1991) page 153 :
Antiope : after giving birth to twins sons, Amphion and Zethus, by Zeus, Antiope married Lycus, king of Thebes. He later divorced her in favour of Dirce.
— Doux et Gibeaux (2000) page 132 :
Antiopa : Antiope, personnage mythologique qui, après avoir donné naissance à deux fils jumeaux, Amphion et Zéthus (Zêthos), conçus avec Zeus, épousa Lycos, roi de Thèbes. Celui-ci la répudia pour épouser Dircé (Dirké), laquelle s'employa à persécuter Antiope. Amphion et Zéthus, pour venger leur mère, s'emparèrent de Dircé, et l'attachèrent aux cornes d'un taureau, qui la mit en pièce.
— Perrein et al. (2012) page 379 :
Étymologie : d'Antiope, fille du dieu-fleuve Asopos ou de Nyctée roi de Thèbes célèbre dans toute la Grèce antique pour sa beauté extraordinaire : elle fut aimée de Zeus qui s'unit à elle sous la forme d'un Satyre.
— Hans-A. Hürter (1998) page 216 :
Bei Pauly sind 11 gestalten des Namens Antiope, bei Roscher 9 solche aufgeführt ; davon sind vornehmlich 2 von Interesse : zum einen die Tochter des Asopos, des flussgottes des Gegend um Sikyon, oder Tochter des Nykteus in Boiotien und zum anderen Amazone namens Antiope. Die Gemahlin des Pieros, Mutter des 9 piërischen Musen sowie die Schwester des Meleagros spielen in der Sage keine bedeutende rolle.
Somit ist die Annahme gerechtfertigt, dass Linné bei der Namensgebung Antiope, die Tochter des Nykteus, vor Augen hatte.
Trad : "Pauly donne pour le nom d'Antiope onze personnages différents, et Roscher en cite neuf ; mais deux peuvent retenir notre intérêt. D'une part la fille d'Asopos, le dieu-fleuve de la zone autour de Sicyone, ou fille de Nyctée en Béotie, et d'autre part l' Amazone appelée Antiope. L'épouse de Pierus, mère des neuf Muses et sœur de Méléagre ne tient aucune place significative ici.
Ainsi, l'hypothèse est justifiée que Linné avait à l'esprit en nommant ce papillon Antiope, la fille de Nyctée".
Discussion :
Peu d'arguments dans l'étude de l'onomastique de Linné ne permettent de préciser si nous avons ici affaire à Antiope de Thèbes, ou à l'Amazone Antiope, épouse de Thésée. Les deux légendes sont rapportées par Hygin, dont les Fables sont l'une des sources principales de l'auteur suédois. (— Classical mythology in the « Systema Naturae » of Linnaeus, pp.333-357 par John L. Heller).
De même, parmi les 34 noms choisis par Linné pour ses Nymphales phalerati, on ne décèle pas de ligne directrice permettant de choisir l'une ou l'autre des héroïnes homonymes.
Peut-on considérer qu'une Amazone n'est pas une Nymphe, et qu'Antiope fille du dieu-fleuve Asopos rentre mieux dans le groupe des Nymphales de Linné ?
On choisira selon ses préférences, et on découvrira les récits mythologiques selon sa curiosité, mais nous quittons ici le champ de la zoonymie des lépidoptères et de l'étude des œuvres de Linné.
J'aime le récit d'Apollodore Livre III, 5,5 (Hugo Bratelli, 2002) car il s'achève par l'évocation du sort de Laïos , fils de Labdacos et père d'Oedipe : tout le destin d'Oedipe s'y inscrit dans les fatalités transgénérationnelles. Oedipe sera "exposé" (abandonné aux bêtes sauvages) sur le mont Cythéron comme Amphion et Zéthos et il en gardera le pied gonflé (oedi-pes). Du boiteux ( sens de labdacos) au gaucher ( sens de laïos), l'écart par rapport à la norme se développe ici :
Antiope était la fille de Nyctée, et Zeus fit l'amour avec elle. Quand elle fut enceinte, son père la chassa, et la jeune femme se réfugia à Sicyone, auprès du roi Épopée qu'elle épousa. Lors d'un accès de désespoir, Nyctée se donna la mort, ayant laissé à Lycos le soin de punir Épopée et Antiope. C'est ainsi que Lycos marcha sur Sicyone qu'il conquit ; il tua Épopée, et captura Antiope. En cours de route, près d'Éleuthères en Béotie, Antiope mit au monde deux jumeaux. Ils furent aussitôt exposés, mais un bouvier les trouva et les éleva ; il les appela l'un Zéthos et l'autre Amphion. Zéthos s'occupait du bétail ; Amphion, lui, s'entraînait au chant lyrique, avec l'instrument que lui avait donné Hermès. Lycos et sa femme Dircé avaient enfermé Antiope, et la maltraitaient continuellement. Or un jour, les liens qui maintenaient Antiope se défirent tout seuls ; la femme s'enfuit en cachette ; elle arriva à la cabane des deux garçons, et leur demanda l'hospitalité. Quand Zéthos et Amphion surent qu'il s'agissait de leur mère, ils tuèrent Lycos, et attachèrent Dircé à un taureau, puis ils jetèrent son cadavre au fond d'une source qui, de son nom, s'appela Dircé. Ayant pris le pouvoir, les deux frères fortifièrent la ville : les pierres suivaient le son de la lyre d'Amphion. Laïos fut expulsé de la ville ; il fut accueilli par Pélops, dans le Péloponnèse. Laïos enseigna à Chrysippe, le fils de Pélops, comment guider un char. Mais il tomba amoureux de lui, et l'enleva.
III. Noms vernaculaires.
Préambule : le nom est créé par Linné en 1746.
Dans sa Fauna suecica (Faune de Suède) de 1746, Linné décrit ce papillon aux ailes noires avec la mention "vulgo Morio". La majuscule indique bien qu'il mentionne un nom propre. Linné l'a-t-il lui-même emprunté à un autre auteur ? Il mentionne trois sources, John Ray dans son Historia insectorum de 1710, Jonston dans son Historiae naturalis insectis de 1657 et "Hoffnagel" (Hufnagel). Ce nom de Morio n'est pas retrouvé chez ces auteurs.
Comme il n'avait pas encore conçu son système de dénomination binominale qu'il appliquera en 1758, Linné a tenté dans sa Fauna suecica d'attribuer à certains papillons diurnes des noms : il l'a fait sans rigueur (ne donnant un nom précédé de -vulgo- qu'à 26 Papilio sur 36 et à aucun papillon nocturne, selon son inspiration peut-être) et en alternant les noms descriptifs, les séries arbitraires (Cour royale ; mythologie) ou quelques reprises de noms anciens (Oculus pavonis). Dans tous les cas, ces noms sont écrits en latin : Linné ne rapporte pas des noms vernaculaires en usage en Suède ou ailleurs, pour la simple raison qu'au XVIIIe siècle, les papillons ne sont pas nommés selon leur espèce. Ce sont des noms savants, inventés pour faciliter les échanges entre naturalistes.
La diversité des 25 autres noms ne permet pas de comprendre ce que signifie ce nom "Morio", qui est le premier de la liste et n'appartient pas à une série. Puisque tous les autres sont en latin, on peut affirmer que ce Morio est un terme latin, mais dans le latin des savants du XVIIIe et non obligatoirement dans le latin classique. Il n'existe pas de nom propre latin correspondant (Quicherat 1858, vocabulaire latin-français des noms propres de la langue latine).
Le premier réflèxe est de penser, surtout sous la plume du botaniste et médecin qu'est Linné , à l'Orchis morio ou Orchis Bouffon et d'évoquer le nom latin qui figure dans tous les dictionnaires latin :
mŏrĭo, ōnis, m.
- cf. gr. μῶρος.
1 - un fou, un bouffon.
- Plin. Ep. 9, 17, 1 ; Mart. 8, 13, 1
2 - un imbécile.
- Aug. Ep. 166, 17.
3 - un monstre, une personne contrefaite.
- Mart. 6, 39, 17.
C'est ainsi qu'en ornithologie le Morus bassanus correspond à notre Fou de Bassan.
Mais si on peut trouver des arguments pour attribuer à l'Orchis morio une telle clef étymologique ( voir L'Orchis Bouffon Orchis morio à Crozon.), l'exercice devient plus difficile lorsqu'on recherche quel brin de folie, quelle allure bouffone présenterait le papillon étudié ici.
Si on reprend les dictionnaires latin-français, en recherchant les plus anciens, on trouve celui de François Noël en 1852 qui indique, outre morio, onis, ceci :
Morion, onis, m. Pline : sorte de pierre précieuse de couleur noire.
Linné aurait-il écrit fautivement Morio à la place de Morion ? Le dictionnaire étymologique de Ferdinand Jacob (1883) tolère cette forme en indiquant :
Morio ou Morion, onis : sorte de topaze noire.
Parmi les premiers dictionnaires de noms propres, celui de Charles Estienne (1553) ne comporte pas ce nom, de même que l'Onomasticon de Conrad Gessner page 198 (1550) alors que l'Onomasticon d'Ambrosio Calepino (1550) donne page 283 :
- Moriones : stulti*, principium delirae. Martial, Livre 8 : Morio dictus erat, viginti milibus emi**.
- Morio [una pietra preciosa] : lapis preciosi nomen. Plin. libro 36 capi 10.
* stultus = sot, stupide, idiot.
**Ambroise Calepin cite Martial 8,13 :
Morio dictus erat: uiginti milibus emi./ Redde mihi nummos, Gargiliane: sapit.
A Gargilianus : "C'est un fou, disais-tu : je l'ai acheté vingt mille sesterces. Rends-moi mon argent, Gargilianus ; c'est un sage."
Nous sommes alors renvoyés au Livre XXXVII de l'Histoire naturelle de Pline (source favorite de Linné), Livre consacré à la minéralogie et qui indique au chapitre 63 "Des morions, celui de l'Inde est très noir, transparent, et se nomme pramnion ; celui dans lequel se mêle la couleur du rubis vient d'Alexandrie, et de Chypre celui dans lequel se mêle la couleur de la sarde." Une note du traducteur de 1833 commente : "Morio. C'est la tourmaline à base de magnésie (elle est noire, brune ou verte mais le plus souvent noire et très éclatante)". Linné pouvait lire, par exemple, l'édition de Hardouin (Paris, 1723) dans le texte latin page 792 : Morio in India, quae nigerrimo colore translucet, vocatur Pramnion ; in qua miscetur et carbunculi colos, Alexandrinum"
Pour compliquer les choses, notons que chez Pline, morion désigne aussi la graine de mandragore qui rend fou (HN, 25, 148).
Conclusion provisoire :
Nous aboutissons donc à l'hypothèse selon laquelle Linné aurait donné à ce papillon le nom courant (je traduis ainsi son -vulgo- ) de Morio en l'empruntant au nom d'une sorte de topaze noire citée par Pline dans son Histoire Naturelle. En effet, la caractéristique principale du papillon, dans la description de Linné du moins, est la couleur noire ourlée de blanc (alis angulatis nigris : margine postico albido).
Poursuite de l'enquête :
Néanmoins, j'éprouve de confuses réticences à adopter cette proposition. Elle est trop savante, plus que les autres noms de la Fauna suecica. Linné, devant la couleur noire des ailes, se serait souvenu de cette mention de Pline ?
Je remarque qu'à la fin du XVIIe et au début du XIXe siècle, de nombreuses espèces recevront cet épithète de morio pour indiquer leur couleur noire : le Dasytes morio velu et noir (Lucas), l'Ichneumon morio, noir également ; l'Ophion morio, "très-noir" (1811), le Psoque morio de Latreille, le Taon morio Taleinus morio, l'Eumolpus morio " noir obscur", le Pentatome morio, "Pentatoma Jusco-nigra nitens", On trouve souvent ce qualificatif sous la plume d'Olivier comme synonyme de "noir" : le Bombille morio, l'Helops morio, le Forficule morio . L'édition 1789 —posthume— de la Fauna suecica cite Cantharis morio : (nigra), Tenebrio morio, Chrysomela morio (la Négresse) Curculio morio, Cerambyx morio ( thorace spinoso niger). Outre l'entomologie, on trouve aussi un lichen morio, à la croûte noirâtre et en conchyliliogie le Fusus ou Murex morio ou Fuseau Noir. L'Heaulme echinopore ou Morio echinophorus tient son nom, par contre, de la forme de casque ( le morion) de ce coquillage.
Linné lui-même est à l'origine du nom du Murex Morio avec le M majuscule des noms propres dans son Systema naturae de 1758 page 753 pour désigner ce testacée nigra fascia alba, "noir strié de blanc".
En 1761, sa Fauna suecica nommait ainsi page 250 le Cimex Morio (actuel Sehirus morio) et page 470 l'Anthrax Asilus morio. décrit comme hirsutus niger et aussi connu sous les noms d'Anthrax maura, Anthrax nigrita, Musca maura.
En 1767, il décrira le Bombyx Morio dans Systema naturae page 828 avec une description assez semblable au Murex : alis nigris atro striatis "aux ailes noires striées de sombre". Ce papillon porte actuellement le nom de Pentophera morio et le site Funet indique son nom vernaculaire allemand de "Trauerspinner" et le nom français de "Le Nègre".
En 1766, il décrit le Turdus morio, ou Jaunoir du Cap de Bonne-Espérance dont (Bory de Saint-Vincent ) les parties supérieures sont d'un noir brillant irisé, les inférieures d'un noir mat.
En 1767 également, il décrit Tabanus morio, le Taon noir.
Au total, le site Animalbase dénombre 46 taxons avec l'épithète spécifique morio, dont 30 sont dues à Fabricius, disciple de Linné.
Il est donc possible d'affirmer que, à partir de 1746, l'épithète Morio (avec une majuscule sous la plume de Linné) ou morio (sans majuscule sous la plume des autres naturalistes) s'est imposé dans le vocabulaire du latin scientifique de la fin du XVIIIe et du premier quart du XIXe avec la signification de " de couleur noire" notamment en entomologie, ornithologie, conchyliologie.
Il est aussi remarquable que dès 1754, un compilateur de Linné, François-Alexandre Aubert de La Chesnaye Des Bois mentionne le papillon Morio dans son Système naturel du règne animal, par classes, familles ou ordres, genres page 129 en adaptant la forme latine Morio dans la forme française "Le Maure".
Quoique l'on ne puisse tout à fait exclure qu'en 1746, Linné n'ait pas utilisé le nom "vulgaire" Morio de son papillon par emprunt à la pierre noire proche du topaze décrite par Pline au premier siècle de notre ère, la multiplicité des emplois successifs de ce nom pour de nombreuses espèces animales pour en désigner la couleur sombre ou noire indique une contamination par le mot latin maurus "de Mauritanie, Africain" avec sa signification élargie de "Noir, noir". On retrouve cette possibilité évoquée dans l'étymologie de Morio comme nom de famille ["morio" est un nom de famille rare, forme italienne de more, sobriquet désignant celui qui est brun de peau comme un maure."] ou dans celle du nom des champignons morilles [ : "à cause de leur couleur noire"]. Comme l'écrivait Gilles Ménage dans son dictionnaire de 1694 " Je croy que tous ces mots ont été faits de morus, dans la signification de noir, fait de Maurus." Voir plus haut le nom "La Négresse" donnée en 1789 par C. de Villers à Chrysomela morio.
Au terme de mon enquête, j'ai été conforté dans cette conclusion en constatant que c'était aussi celle que reprenait le Petit Robert 2011 dans son article consacré à notre papillon:
"MORIO [mɔʀjo] n. m.–1762 : latin des zoologistes, p.-ê. de maure, more « brun »"
ou aussi celle de l'Encyclopédie Universelle du site http://fracademic.com/
Emprunté au latin scientifique moderne morio (cf. LINNÉ Syst. Nat. 1770, t.1, 2e part., p.722, 1193 et 1221), lui-même probablement tiré de Maurus, v. maure, du latin Maurus « Africain » à cause de la couleur sombre de ce papillon.
I. Les Noms français.
1. Le Morio, Geoffroy 1762
— Étienne-Louis Geoffroy, 1762. Histoire abrégée des insectes qui se trouvent aux environs de Paris: dans laquelle ces animaux sont rangés suivant un ordre méthodique ; Paris : Durand 1762 Tome second Planches XI à XXII colorées à la main par Prévost gravées par Defehrt. 744 p. page 35.
Geoffroy cite comme référence la Fauna suecica de Linné (1746) dans laquelle l'auteur suédois mentionne pour cette espèce le nom vulgaire de Morio. Geoffroy est donc le créateur du nom français "Le Morio" par adaptation de sa forme latine due à Linné.
2. Le Morio, Engramelle, 1779.
Jacques Louis Engramelle 1779 Papillons d'Europe, peints d'après nature, Volume 1 page 1 planche 1 par J.J Ernst gravée par J.J. Juillet.
3. Le Nymphale morio, Latreille, 1817
Le Règne animal III, Les crustacés, les arachnides et les insectes Paris, Deterville 1817 page 546.
4. La Vanesse Antiope, Latreille et Godart 1819
Latreille et Godart Encyclopédie méthodique, Paris : Vve Agasse tome 9, page 308 n°28 .
Cet article permet de disposer de l'ensemble des références bibliographiques sur cette espèce, notamment par les auteurs germaniques, autrichiens ou suisses.
5. La Vanesse morio , Godart 1821,
Jean-Baptiste Godart, Histoire naturelle des lépidoptères ou papillons d'Europe, Paris : Crevot 1823, page 93 n° XXX. Planche V dessinée par Delarue et gravée par Naquet.
PAPILIO MORIO. (Linn. Faun. Suec. ) PAPILIO ANTIOPA. (Linn.Syst. Nat.) Envergure, 3 pouces environ. Le dessus des quatre ailes est d'un noir-rougeâtre et velouté, avec une bande jaunâtre, terminale, large, plus ou moins saupoudrée de noirâtre etc,.
6. La revue des noms vernaculaires par Gérard Luquet en 1986, et le nom vernaculaire actuel.
Dans la révision des noms vernaculaires français des rhopalocères parue dans la revue Alexanor en 1986, Gérard Christian Luquet proposait comme nom principal " le Morio" et comme autres noms admissibles " le Manteau royal" —créé par Luquet en 1983— ; le "Velours" de l'auteur suisse R. Rappaz 1979 et le" Manteau-de-deuil". Comme il le signale en note 80 le nom de "Manteau-de-deuil" cité par l'auteur suisse Paul-A. Robert en 1934 est la traduction littérale du nom vernaculaire allemand "Trauermantel". Il conviendrait donc d'en éviter l'emploi, selon la règle énoncé par C.G. Luquet page 5.
7. Étude zoonymique des auteurs français :
— Doux et Gibeaux 2007 page 132 :
Morio (nom donné par Geoffroy en 1762) : d'après le Dictionnaire de l'Académie française, Supplément de 1827, « entom., du latin morio, « topaze enfumée », à cause de la couleur de ce papillon ».
— Perrein et al. 2012 page 379 :
Le nom français Morio donné par Geoffroy (1762) vient du latin morio "topaze enfumée", sorte de pierre devenant brun-noir pourpre au feu.
8. Noms vernaculaires contemporains :
— Doux & Gibeaux 2007 : "Le Morio ".
— Perrein et al. 2012 : "Morio".
— Wikipédia : "Le Morio".
III. Les noms vernaculaires dans d'autres pays.
en allemand selon Esper : Der Trauermantel. Pleureusenvogel. Ici illustré (fig.3 et 4) par Hübner :HÜBNER, Jacob, 1761-1826 Das kleine Schmetterlingsbuch : die Tagfalter : kolorierte Stiche, Insel-Bücherei ; . http://www.biodiversitylibrary.org/item/138312#page/35/mode/1up
Langues celtiques :
1. langues gaéliques : irlandais (gaeilge) ; écossais (Gàidhlig ) ; mannois ( gaelg :île de Man).
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en irlandais
- en mannois.
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"" en gaélique écossais*
2. Langues brittoniques : breton (brezhoneg) ; cornique (kernevek); gallois (Welsh, cymraeg).
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pas encore de nom en breton ;
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"Mantel alarus " en gallois.
*Liste des noms gaéliques écossais pour les plantes, les animaux et les champignons. Compilé par Emily Edwards, Agente des communications gaélique, à partir de diverses sources. http://www.nhm.ac.uk/research-curation/scientific-resources/biodiversity/uk-biodiversity/uk-species/checklists/NHMSYS0020791186/version1.html
Voir aussi :http://www.lepidoptera.pl/show.php?ID=70&country=FR
Bibliographie, liens et Sources.
Zoonymie des Rhopalocères : bibliographie.
— Inventaire national du patrimoine naturel (Muséum) : Nymphalis antiopa