"Et une blance piereselle, et en la piereselle est escript un noval nom cui nus hom ne seit."
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Dans l'Apocalypse de 1313, je trouve cette enluminure du folio 7r où Dieu, dans des nues étoilées, montre à l'église de Pergame un caillou semblable à un œuf :
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Késako ? Ce n'est guère mon rôle d'éclairer votre lanterne ou de rafraîchir votre mémoire sur les Lettres aux sept églises qui inaugurent — après la Manifestation du Vivant à Jean — l'Apocalypse et qui forment ses chapitres 3 et 4. Pardi ! D'autres sauront situer ce caillou dans la Lettre à l'Église de Pergame, "là où Satan habite" et le placer dans la succession des sept promesses faites aux "vainqueurs" (de quelle épreuve ?) : l'arbre de vie aux chrétiens d'Éphèse, la couronne de la vie à ceux de Smyrne, la manne et le caillou blanc à ceux de Pergame, l'étoile du matin à ceux de Thyatire, un vêtement blanc à ceux de Sardes, et enfin un siège sur son Trône à ceux de Philadelphie.
Peu me chaut ! Je veux d'abord offrir aux internautes cette image du divin caillou blanc, car elle n'est pas si fréquente dans les enluminures de l'Apocalypse. Qu'en sais-je ? Ai-je sondé les quatre apocalypses carolingiennes (celles de Trèves, de Cambrai, de Valenciennes et de Paris) ? J'en reviens : pas plus de caillou pour Pergame sur leurs enluminures que de cheveu sur la tête de Matthieu.
Mais les apocalypses romanes ? Ne cherchez pas à me piéger. Foin de celle de Bamberg, de Saint-Bavon ou de celle conservé à Oxford, où, petit poucet désespéré, j'ai arpenté les manuscrits sans y trouver le moindre gravier.
Les apocalypses gothiques ? La flamande de BnF néerlandais 3, celle de Douce en ancien français vers 1270 à Oxford — Bodleian Douce 180 —, celle de Lambeth, de Namur ocelle de l'Escurial ou des Cloîtres se sont données le mot pour bannir de leurs illustrations tous les gravillons . Et le BNF fr. 403 (1230-1250) ? Pas plus de caillou que de juste à Sodome et Gomorrhe.
Mais comme je ne suis Argus aux cent yeux, je lance un grand concours, et à celui qui me dénichera une enluminure équivalente à celle-ci, je promets une des pierres de mon jardin.
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La peinture du folio 7r est due à un atelier mosan supervisé par un certain Colin Chadewe. Elle illustre les versets Ap. 2:12-17. Saint Jean remet un phylactère à un ange-évêque (celui de Pergame), et, sous deux arcatures, nous assistons aux cultes païens qu'abritent hélas son Église : offrande à une idole et participation à un banquet de sacrifice.
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Pour revenir au coin supérieur gauche, il illustre le verset Ap. 2:17 :
Que celui qui a des oreilles entende ce que l'Esprit dit aux Églises: A celui qui vaincra je donnerai de la manne cachée, et je lui donnerai un caillou blanc; et sur ce caillou est écrit un nom nouveau, que personne ne connaît, si ce n'est celui qui le reçoit.
Qui habet aurem, audiat quid Spiritus dicat ecclesiis: Vincenti dabo manna absconditum, et dabo illi calculum candidum: et in calculo nomen novum scriptum, quod nemo scit, nisi qui accipit.
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mais ce qui est savoureux, et ce qui, une nouvelle fois, n'est pas (n'était pas) publié en ligne, c'est le texte en ancien français de ce passage (attention, la transcription vient de moi) :
Cilh qui a orelhes il oiet che que li espirs dist as eglises
Al venquant donirai ie le manne repunse
Et une blance piereselle, et en la piereselle est escript un noval nom cui nus hom ne seit,se cilh non qui le prent.
https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b10533304x/f20.item.zoom17
le mot "repunse" qui traduit "caché" est retrouvé dans l'adverbe repunsement "en cachette" du Complément du dictionnaire de l'Académie Française de 1847.
La savoureuse "blance piereselle" est précieuse. Je ne retrouve pas le mot piereselle dans Godefroy, mais dans Les Vies médiévales de Marie-Madeleine, Brepol 2008, qui donne le sens attendu de "pierre" et les formes pierreselles et piereselle.
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L'Apocalypse de 1313 est accompagné d'un Commentaire .Selon Marie-Thérèse Gousset, c'est une traduction, peut-être d'origine franciscaine (f.87v-166) de l'Exposito Libri Apocalypsis rédigée aux environs de 1200 par Martin de Léon (Martinus Legionensis), un chanoine régulier de la cathédrale San Isodoro de Léon.
http://www.documentacatholicaomnia.eu/04z/z_1130-1203__Martinus_Legionensis__Expositio_Libri_Apocalypsis__MLT.pdf.html
Je suis avide d'y découvrir le commentaire de ce passage. Je le trouve au folio 98v. Oh, surprise, il ne reprend pas du tout le même vocabulaire, notamment pour notre fameux caillou blanc. M.T. Gousset qualifie cette traduction de "Un français mâtiné de formes lorraines et picardes."
Et ge li donrai un blanc chalhoel ce est la conformiteit de cist qui est piere chalhoeaz por la durteit blanz por innocence et el chaloel ce est en cele conformiteit
li donrai un nouvel nom escrit ce est qui figuret sa renouvelerie car il serat vochiez xpc de est v crestiens
lo queil nom nuz ne seit ce est nuz nentent son mysterie. Se cil nom qui prent la renouvelerie
https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b10533304x/f204.item
La piereselle s'est transformée en chalhoel ou en chalhoeaz. Le moteur de recherche ne retrouve aucune de ces formes, mais elles sont liées à notre substantif "caillou", comme en témoigne la toponymie, notamment de Seine-et-Marne. En vrac : Chaloel, 1155, Chailloiau, 1260, Chaillot, 1452 ; = oïl chaillou + ... 1215, Chalevet, 1430 ; = oïl chaillou «caillou» ; Les Cailloteries, à Chalautre-la-Grande. – Le Caillou : Challeau , Dormelles (Chaloel 1156). – Les Challois, à Thénisy. Le Moulin de Chaillouet (Aube) est connu comme moulin de Chaloel, ou Chalouel ; Chaillouet, Challoel, Chaloel, Chalouel, Chailloellum, Chaillouel .
Godefroy associe le mot caillou à : challou, chaillous, callous, chailo, chaillou, chillou.
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Il me reste à comprendre ce que représente ce caillou blanc.
Dans le texte original, c'est le mot grec psephos qui est employé. Ce nom désigne
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une petite pierre usée et lisse, un caillou
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un vote, un suffrage (à cause de l'utilisation de cailloux pour voter) car dans les anciennes cours de justice l'accusé était condamné par des cailloux noirs, ou acquitté par des cailloux blancs
https://topbible.topchretien.com/lexique-grec-hebreux/5586/
Ce sens nous renseigne : le caillou blanc indique l'innocence et/ou l'acquittement
https://fr.wikisource.org/wiki/Dictionnaire_infernal/6e_%C3%A9d.,_1863/Psephos
[Mais c'était aussi "sorte de divination où l’on faisait usage de petits cailloux qu’on cachait dans du sable." (Collin de Plancy)]
L'adjectif "blanc" correspond au grec leukos : c'est un blanc éblouissant, vif, brillant, celui du vêtement des anges, de ceux élevés à la splendeur de l'état céleste, et aussi du blanc de la mort. Le mot vient de luke, "lumière".
C'est un caillou qui irradie de la lumière.
Enfin, le mot psêphos est utilisé en grec également dans les Actes des Apôtres avec la même signification de suffrage :
Actes 26:10 C’est ce que j’ai fait à Jérusalem. J’ai jeté en prison plusieurs des saints, ayant reçu ce pouvoir des principaux sacrificateurs, et, quand on les mettait à mort, je joignais mon caillou à celui des autres.
Je signale que le mot psêphos est associé à l'activité de compter (psêphidzô signifie « je compte »), tout comme en latin (Calculer calculare se fait avec des calculi ) et en français (les "calculs" urinaires sont des petits cailloux), car à l'origine on comptait avec des cailloux : ceux-ci permettent de figurer un nombre. Un caillou figure un point ; deux cailloux figurent une ligne ; trois cailloux figurent un triangle ; quatre cailloux un carré etc…
Jacques Chopineau (les nombres et la Bible) :
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Comparaison de texte.
Je comparerai ce texte à celui de Bnf Fr 403, une Apocalypse glosée rédigée en français un peu avant 1250) . Le commentaire, qui a été conçu à l’origine pour accompagner la traduction, est lui-même la traduction d’un texte qui figure dans la compilation latine connue sous le nom de Bible moralisée dont le ms de Vienne, Österreiche Bibliothek, codex 1179, offre un témoin très proche du ms. Français 403.
https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b8447298r/f9.image
La blance piereselle (ou le blanc chalhoel) trouve leurs équivalents avec la forme "une blanche dure pierre" et la blanche pierre clere" :
A celui qui veincra donrai le manne couec' et li donrai une blanche dure pierre et en sa pierre sera escript nouveau nun qaue nul ne fiet' fors cil que receit
Ici sunt signifiez treis maneres de pechez qui regnent en plus surs que unt la fei recevee et la tiennent. …
Et a ceus que par charete refraient leur char permet il fermeté de char et clarté a ceo est la blanche pierre clere. Et a ceus ke par' dicrete silence refreigneunt leur cghar langue de mal parler.' promet il la gloire de deu loer de la langue ce » ceo li nuviau nu estcrii en la pierre.
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ANNEXE quelques Apocalypses.
Apocalypses carolingiennes
— Commentaire sur l'Apocalypse rédigé par Beatus de Liébana (milieu du viiie siècle - 19 février 798) théologien et abbé léonais du monastère de Santo Toribio de Liébana . (The 'Silos Apocalypse') Commentary on the Apocalypse (ff. 5v-217v); BL Add MS 11695 http://www.bl.uk/manuscripts/Viewer.aspx?ref=add_ms_11695_f005v Pergame http://www.bl.uk/manuscripts/Viewer.aspx?ref=add_ms_11695_f005v
BL add 10456
—Trèves daté du premier quart du IXe siècle, conservé à la bibliothèque de la ville de Trèves (Codex 31).
—Cambrai Cambrai, Médiathèque d’Agglomération de Cambrai, Ms. B 386
— Valenciennes BM ms 99
— Paris : vers 900. BnF, Manuscrits, Nouv. acq. lat. 1132 fol. 31v
— BnF lat.1 Première Bible de Charles le Chauve composée en 845-846 au scriptorium de l’Abbaye Saint-Martin de Tours, à l'initiative de Vivien de Tours, quelques exceptions.
https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b8455903b?rk=85837;2
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Apocalypses romanes:
— Apocalypse de Bamberg début XIe siècle
http://digital.bib-bvb.de/view/bvbmets/viewer.0.6.4.jsp?folder_id=0&dvs=1544997829790~193&pid=13423867&locale=fr&usePid1=true&usePid2=true#
— Saint-Bavon, 1120, Rijkuniv ms 92
— BnF lat 8865 Lambertus de Sancto Audomaro , Liber Floridus. https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b6000541b
— Oxford Bodleian Library, Ms. Bodl. 352 Bodley 352, XIIe siècle (et Bibliothèque Royale Albert 1er, Ms. 3089 und Oxford, Bodleian Library, Ms. Bodl. 352
cf Yves Christé https://www.persee.fr/doc/jds_0021-8103_1984_num_1_1_1476
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Apocalypses gothiques.
— Apocalypse de 1313
— Apocalypse du musée des Cloîtres. L'Apocalypse du musée des Cloîtres est un manuscrit de l'Apocalypse de Jean enluminé, daté du début du xive siècle, conservé au musée des Cloîtres du Metropolitan Museum of Art de New York (68.174). Il provient de Normandie et a été conservé un temps en Suisse où il a influencé l'enluminure locale.
https://www.metmuseum.org/art/collection/search/471869
https://www.metmuseum.org/art/collection/search/471869
— Apocalypse de Douce
https://fr.wikipedia.org/wiki/Apocalypse_de_DouceL'Apocalypse dite de Douce est un manuscrit de l'Apocalypse de Jean enluminé, datant du troisième quart du xiiie siècle, conservé à la bibliothèque Bodléienne sous la cote Douce 180. Le manuscrit contient 97 miniatures.
— Apocalypse flamande Bibliothèque nationale de France (Néerlandais 3). début du xve siècle. Il présente vingt-trois illustrations en pleine page caractéristiques de l'enluminure pré-eyckienne de Flandres.
https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b10532634z/f15.image
— Apocalypse de Lambeth L'Apocalypse dite de Lambeth est un manuscrit de l'Apocalypse de Jean enluminé, daté du troisième quart du xiiie siècle, conservé à la bibliothèque du Lambeth Palace (Ms.209). Le manuscrit contient 78 miniatures.
http://trin-sites-pub.trin.cam.ac.uk/manuscripts/R_16_2/manuscript.php?fullpage=1&startingpage=8
— L'Apocalypse de Namur, xive siècle (vers 1320-1330) conservé au Grand Séminaire de Namur, en Belgique.
— Apocalypse figurée des ducs de Savoie daté du xve siècle, conservé à la Bibliothèque royale de l'Escurial E VIT 5 . Commandé par Amédée VIII de Savoie en 1428, il est terminé soixante ans plus tard à l'initiative de son arrière petit-fils Charles Ier de Savoie en 1490. Il est décoré de 97 miniatures illustrant systématiquement presque toutes les pages du manuscrit.
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Autres sources :
Speculum humanae salvationis fin XIIIe
Somme le roi 1279
Hortus deliciarum de herrade de Hohenbourg mort en 1195
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SOURCES ET LIENS.
— GALLICA, Apocalypse de saint Jean en français 1313 BnF 13096
https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b10533304x/f21.item.zoom
—GOUSSET (Marie-Thérèse), BESSEYRE (Marianne), 2015, Commentaire du fac-similé de l'Apocalypse de 1313, Moleiro editeur.
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