Le Décaméron du Légumaire. Exercice d'écriture et de photographie sous contrainte sur mon compte facebook pendant le Grand Confinement.
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Les contraintes étaient :
Un légume par jour pendant dix jours.
Des textes courts.
Des photos personnelles.
Une interaction entre le texte et l'image.
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Le 30 avril : première journée. L'Artichaut.
"Mon compte tout neuf a maintenant beaucoup plus d'amis que je n'en mérite : cela fait ma fierté mais me donne des responsabilités. "C'est le temps que je perdrai pour mes amis qui les fera si importants." Vite, au travail, pas de temps à perdre !
L'un d'eux me demande de publier chaque jour l'image d'un légume de mon garde-manger. "Ou un fruit si tu veux, comme ça on saura qui tu es". Mais sans les trier, sans les laver, non, tirés du panier !
Mes légumes ne sont pas bien beaux, ne sont pas bio, ils ne sont pas bo-bo, le potager c'est trop de boulot, et moi je vais au Leclerc avec mon p'tit vélo.
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Pour commencer, l'Artichaut.
"Je ne vais pas en faire un foin, il trahit ses origines prolétaires. Mais aussitôt j'ai entendu :
"Tu frottes ta joue à toutes les moustaches,
Faut s' lever de bon matin pour voir un ingénu
Qui n' t'ait pas connu,
Entrée libre à n'importe qui dans ta ronde,
Cœur d'artichaut, tu donne' une feuille à tout l' monde",
et j'ai fredonné Brassens toute la journée."
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1er mai Mon légumaire, deuxième journée. La patate et le photographe.
"J'allais fermer : j'avais fini ma journée, j'étais bien fatigué, et affamé, car je n'avais rien mangé.
"Moi non plus, fit une voix dans l'escalier, voulez-vous souper?"
Elle était déjà âgée, très décoiffée, un tête à tête il ne fallait pas y penser. J'allais la renvoyer. Mais elle était en robe de chambre, qu'elle laissa tomber sur le parquet dans un bruit de baiser mouillé. Avait-elle des vapeurs? Voulait-elle se faire sauter?
"Prenez-moi comme ça, et je débarrasse le plancher!"
Je la pris, en un seul cliché, à peine voilé ; je lui remis, avec l'adresse d'un bon cuisinier. "Allez vous rhabiller !"
C'était il y a des années, mais pourras-tu me le pardonner ?
Sur un clic-clac de 1/125s, f.11, mon cœur l'avait beaucoup aimée. Ce fut mon premier et dernier amour de pomme de terre.
Vous m'avez cru? Vous l'aurez cuite."
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Le 2 mai. Le Légumaire, jour trois : le Fenouil
"En Fenouillie, la société est divisée en deux États. En bas, habitent les Bourgeois blanchis et cossus suant dans les corsets en coutil baleiné qui leur tiennent lieu de coffre-fort. Car ils vivent de leurs recettes, et les coutures de leurs bourses trop pleines sont prêtes à craquer. Tout à l'heure, ils feront le potage.
Vivant sur leurs dos sur les créneaux de leurs châteaux, une joyeuse bande d'aristos a pris le Vert comme couleur et le Chahut comme mot, agitant les plumes de leurs chapeaux et faisant friser leurs jabots. Ces muscadins distribuent à tout crins les espèces que leurs voisins économisent grains par grains ; eux, c'est le gratin.
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Le 3 mai. Le Légumaire, jour quatre. L'Oignon.
"Ce frileux se couvre toujours trop ; pourtant, vous le cuisineriez un peu, qu'il avouerait qu'il sue. Il porte sous sa pèlerine, sa gabardine, son paletot et son pardessus. Mais ne vous mêlez pas de les lui ôter : il crierait qu'on se les pèle, qu'on le tond, qu'on le dépouille, qu'on le plume ou qu'on l'épluche, on en viendrait vite au couteau, et il arracherait des larmes aux bourreaux les plus endurcis.
Ces pelisses ne sont pourtant que des oripeaux, des parchemins qu'il a jadis écrit, puis recouvert de couches translucides, mordorées, tuilées, noisettes ou parfois rosées.
Lorsque le vernis est trop sec, il s'écaille, et il rejette cette parenthèse satellite : il la renie. Il n'est ni crustacé, ni testacé ; il perd ces feuilles éphémères, qu'il ne relit jamais.
Sous ce gousset absolument pas comestible, il cache comme une perle nacrée une poupée russe d'une blancheur d'agneau.
Mais ce n'est pas mon propos : de l'oignon, j'admire l' extimité : son moi-peau.
Je pourrais conclure que son recueil intime ne me regarde pas : que ce ne sont pas mes oignons. Mais quand on débute en photographie, il faut savoir éviter les clichés."
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4 mai. Le Légumaire, jour cinq. L'Ail blanc.
"Qu'est l'ail ? Que sont les aulx ? Il ne m'en chaut pourvu que l'on m'en serve.
L'ail, je l'éminçais et évinçais la question. Jusqu'au jour où je le photographiai. Je le soumis à la question en l'éclairant aussi brutalement que dans les meilleurs films policiers, mais il s'installa dans le mutisme propre à tout objet, et c'est moi qui fit les réponses.
Car l'ail photographié fait lentement germer des graines littéraires. Tenez, maintenant qu'il est sur scène, il devient évident qu'il fait profession de frugalité. Il n'a rien perdu de sa première vocation qui fut d'être frotté sur une tranche de pain. Avec un filet d'huile le stoïcien s'en faisait un festin.
Il affiche en outre, en portant l'habit blanc des magistrats romains et des moines cisterciens, un goût pour l'austère simplicité de la vertu.
Mais qu'on ne s'y trompe pas. Ses poches sont trop pleines et son habit de papier trop aisé à déchirer pour qu'on croit à sa sincérité. Ce faut-dévot ne tend de papier-bible ses formes girondes que pour en souligner les contours appétissants ; et cette aumônière en papillote n'est pas vouée à la charité.
Déchirons cette lanterne, et révélons la farce : c'est en fait une boite de quinze dragées fourrée chacune d'un grain d'aneth, savoureux mais qu'éviteront les digestions délicates.
J'extrais de cette tête trop pleine un de ses caïeux, enveloppé dans sa caissette de pain azyme. Il se dresse en sifflant : n'est-ce pas là dragées au poivre, sulfureuses et funestes?
Une cuisson à l'étouffée viendra refroidir les humeurs brûlantes de ce condiment, pourvu qu'on place la tête entière, toute emballée, entre les haricots et les carottes. On en retirera une purée brune onctueuse et sucrée.
Je m'en tiendrai là ; je ne voudrais pas que mon propos soit long comme un jour sans pain et fade comme gigot sans ail."
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L'Ail blanc II : « ils sont beaux mes champipi ! »
"Mon Légumaire est un espace de création, mais il est aussi, je l'ai dis d'emblée, une confession de mes consommations : et mon Artichaut n'était pas de saison, il venait d'Italie.
Certes, j'ai fait mes achats « de première nécessité » au Leclerc le plus proche, ganté, masqué et muni de la toise d'un mètre copiée sur la barre-étalon de Sèvres. Certes le Marché avait été interdit par le Préfet.
Je dois donc l'avouer : mon Ail Blanc n'était pas d'ici ; il venait d'Argentine !
Sous l'étiquette Jardins du Midi, ZA DE SERIGNAC, Beaumont de Lomagne (la Lomagne, entre Gers et Tarn, est « le berceau d'origine » de l'Ail blanc bénéficiant d'une Indication Géographique Protégée, et Beaumont-de-Lomagne en est le cœur), je lis en plus petit : 60/80 origine Argentine.
La France produit annuellement quelques 20 000 tonnes d'ail tout venant, dont 82% d'ail blanc au tarif 2019 de 3€ HT / kg (et 6 € /kg pour l'ail rosé ). Cette production est sensible aux conditions climatiques, redoutant le froid et la pluie. En 2017 et 2018, la quantité moyenne achetée par an et par ménage est de 455 g., dont 70 % en grande distribution. Le prix moyen était de 8,41 €/kg en 2018.
Les principaux producteurs mondiaux sont la Chine et l'Inde. La France importe 7000 tonnes/an dont 70% d Espagne ; 15 % de Chine … et 5% d'Argentine.
Notre pays en exporte 7000 tonnes/an, essentiellement vers l’Europe, principalement en Suisse, Allemagne et Italie.
Conclusion : j'aurais dû m'abstenir de cet achat. Je le ferais dorénavant, je l'jure.
Mais si on devait tout étudier comme cela, on ne ferait plus rien !
Si on devait cesser de voyager en vacances en avion ou en camping-car, on ne ferait plus rien !
Si on devait renoncer au diesel, aux SUV et aux 4x4, on ne ferait plus rien !
Si on devait ne plus acheter made in China ou made in Korea, on ne ferait plus rien !
Tiens, c'est vrai, depuis 8 semaines.... on ne fait plus rien.
On va se rattraper !"
https://www.youtube.com/watch?v=zt5gdaw5C-k
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Le Légumaire, jour six : L'Ail rosé de Lautrec.
L'Ail rosé de Lautrec est très différent de l'Ail blanc. Ce n'est pas tant qu'il soit rosé, le rose de ses caïeux n'étant visible que par transparence que si la tête est pelée. Mais il a l'accent, il vient de Lautrec (Tarn) ou des terres arrosées par l'Agout et le Dadou. Ce Dadou le rend déjà fort sympathique.
Le consommateur est protégé par l'attribution du Label Rouge et d' un IGP. S'il coûte deux fois plus cher, il est aussi meilleur au goût, croquant et juteux. Il se récolte en mai, et se conserve d'une saison sur l'autre.
Mais sa vraie différence avec les autres ails, c'est qu'il s'agit d'un ail à bâton. Expliquons cela d'emblée : Le bâton est la hampe florale porteuse d'une fleur stérile : devenue dure et rigide, on la trouve au milieu des caïeux . À la vente, cette hampe est despoulinée, coupée plus court ; mais si le producteur conserve ce bâton, il ne peut le tresser , alors, il le dresse en grappes, nouant les tiges rigides avec une ficelle : ce sont les « manouilles ».
Le néophyte, en jeune pousse ingénue s'étant lancé dans un légumaire, ne sait rien de tout cela lorsqu'il prend sa photo. C'est encore une tête pareille à cent mille autres têtes ; et même pas la grosse tête, une légume, non, il l'a pris dans son panier, l'a posée sur sa table, l'a éclairée, et a pris son premier cliché.
Elle avait été pelée à la dernière peau, et il devinait sous le corsage de popeline les berlingots roses pleins de promesse. Il le dégrafa et y entra. Tout cela changea.
C'était un pigeonnier de tuffeau où pénétrait une lumière blonde ; une chapelle troglodyte où des pénitents blancs s'imposaient le silence ; une tente dressée dans le désert, une kaïma berbère aux toiles de coton soutenues autour du mât ; une maison de berger de la vallée de l'Omo aux murs passés à la chaux et où des sièges étaient aménagés par le maçon. On s'attendait bien à voir apparaître quelque poule, une chèvre et son chevreau. Les colombes qui voletaient agitaient doucement de grandes ailes blanches. Le mot maçon fit venir celui de colimaçon, et il eut envie d'entendre vibrer ces voûtes cellophanes, il chanta, s'enveloppa dans d'aériennes réverbérations et dans des vapeurs balsamiques et vaguement narcotiques.
De l'Ail rosé, il sut alors l'essentiel.
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Le Légumaire, jour sept : Le Navet
Il traîne des casseroles de réputations d'acteur raté, et cet artiste reste encore souvent confiné aux orchestres d' accompagnement tandis que son cousin le Radis fait les ouvertures en solo. On lui trouve mauvaise mine — alors qu'il respire la santé!—, la ménagère le ménage, le réservant à des pots-au-feu miteux et critiquant son jeu fade et son jus anémique. Je ne lui connais qu'un succès « le Canard aux navets » dont le titre dit combien il est démodé et rediffusé pour les lendemains de fête. Fait-il encore recette ?
Je veux réparer cette injustice et dédier ce poème à tous ces navets qu'on aime mais qu'un festin différent entraîne sans avoir pu les encenser.
Car Navet est mon Chevalier, mon Amour empanaché, et quand viendra la prochaine fête, je lui présenterai ma requête.
J'aime à le distinguer lorsque dans la marmite il se cache confus parmi les pommes de terre : d'une fourchette sûre, je le choisis pour mon assiette.Il se reconnaît de ces voisines par une tranche opaline, judicieusement qualifiée de napiforme car sillonnée d'un réseau de bandes blanchâtres parfois organisées en rayon autour d'une astre céladon.
J'ai connu à cette chasse quelques déboires, et au lieu de l'élue, je piquais parfois son chaperon dont je mangeais, vexé, la tranche de pomme de terre. Va donc, eh, patate !
Oui, ce grand virtuose de la mandoline mériterait ses lettres de noblesse, ses Palmes, son Label !
Mais il se présente aux Comices agricoles dans son ridicule costume (chausses blanches, veste purpurine) et s'abstient d'ôter devant le Jury son indéfectible chapeau de chasseur tyrolien. Cette faute de mauvais goût, un comble pour ce prince de nos palais, l'écarte régulièrement des honneurs.
Dans les antichambres et arrières-cuisines, on se moque de son pourpoint zinzolin, mais surtout de de son plumet ; on fait des gorges chaudes, on se gausse, on dit : « Il va l'enlever ! ».
Mais Monsieur du Navet ne l'enlève jamais.
Il en rosit, le traître !
Il sait que sa fantaisie sera punie. La ménagère ôtera sans vergogne sa peau et coupera ses feuilles inopportunes : ses vitamines ! Ses pigments ! Sa verdeur ! Ils tomberont sous la lame de l'économe.
L'Économe ? Néfaste à la joyeuse pulsion de la Vie ?
Ça se saurait.
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Le Légumaire, jour huit. La Carotte.
On n'échappe pas à son destin.
Elle se nommait Roth. « C'est un cas » me prévint-on dans le service.
Elle entra, figée, les yeux baissés, raide comme Antigone devant Créon. Elle venait de se faire butter.
Elle ne parlait pas, mais de ses lèvres sortait un son monotone : « to, ... to, ... to, ... to, ... to ». Cette émission morse n'avait aucun sens. Elle avait été traumatisée, il fallait l'aider, la comprendre, la faire parler.
Je lui proposai le divan, le canapé ; elle voulu obstinément rester debout, la seule idée de s'allonger la faisait trembler.
Je la fis dessiner : elle traça un tronçon sans queue ni tête. Mais en me rendant le crayon, je la vis porter sa main sur sa gorge. Et toujours to, …to,... to,...to.
Le stagiaire s'écria : « un cou, un to, elle parle d' un couteau, ! » Elle frissonna en le fixant bizarrement. Allait-elle se mettre à table?
La thérapie dura des semaines, rendez-vous après rendez-vous, puis, un jour, on sut : petite, elle avait vu, tenez-vous bien, sa mère se faire couper en rondelle, allongée sur une planche à découper. Souvenez-vous, on en avait parlé dans les journaux : « On a découpé une femme en morceau rue de la Bienséance, à deux pas du Château. ». C'était sa mère.
Elle s'était enfuie dans une cave, sans jamais se coucher, terrée, atterrée et terrorisée.
On lui avait prédit qu'elle connaîtrait le même horrible sort, et je parvins en effet à détecter la répétition d'une violence transgénérationnelle, depuis qu'à la Révolution, une aïeule eut à souffrir de la guillotine. Beaucoup, chez elle, à La Rochelle, avaient été opérés plus qu'à leur tour de phlegmons et de goîtres. Beaucoup avaient choisis des métiers violents. Une tante, Isabelle, habitant Thiers, vendait du fromage, à la coupe. Un oncle d'Opinel débitait du saucisson. Le cousin Marcel, d Azay-le Rideau fabriquait des rondelles en inox, un grand-père Abel croyant se distinguer avait composé des rondeaux.
Elle même redoutait le sang mais son nom signifiait rouge, pourtant. Elle avait choisi de s'installer à Vichy et ne comprit pas notre étonnement.
Une fois tout ces secrets décryptés, cette hantise familiale des rondelles explicitée, on la crut protégée. Elle sortit de l'hôpital un lundi. Elle tomba, debout, dans la goulotte d'un Robot. On entendit to to to to to to, et ce fut tout.
Son prénom ? Julienne, le crois. Pourquoi ?
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Le Légumaire. Jour neuf. Le Radis.
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Le ballet des petits radis
s'est produit jeudi après-midi
au théâtre Marigny.
Il fut très applaudi.
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9 mai 2020. Le Légumaire, jour dix. Les Raves.
Le jour neuf est mort et enterré : celui-ci ferme la décade du premier Légumaire jamais conçu. Il n'a pas beaucoup plu.
Des jours ensoleillés nous sont annoncés comme d'excellentes nouvelles. Rien n'a changé.
Il n'a pas beaucoup plu.
La température continue à augmenter : c'est déjà l'été.
Il n'a pas beaucoup plu.
Où sont passés nos potagers ?
Que deviendront nos potagers ?
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