Exposition Miró à Landerneau : Miró, les taches et moi.
J'aime les taches autant que j'abhorre les tâches. les une m'attirent autant que les autres me rebutent. J'ai déjà raconté l'histoire de la tache la plus célèbre, celle de Paul-Louis Courier sur le rarissime manuscrit de Longus à la Bibliothèque Laurentienne de Florence : Histoire d'un pâté célèbre, de l'atacamite, et de "l'encre de la petite vertu".
Mais ce sujet n'est pas pour autant tari et la récente exposition du Fonds Hélène et Édouard Leclerc pour la Culture aux Capucins de Landerneau Joan Miró l'arlequin artificier réveille mes vieux démons.
Commençons par donner libre cours aux images : de la tache, et de la plus belle encre ! Flashe ! Ploutche ! spliche ! Ah !
Quelle exubérance ! Quelle jouissance !
Comme d'habitude, il suffit de creuser un peu le vocabulaire pour constater que ces onomatopées de la projection profanatrice d'encre sur la candeur de la page ou de la toile sont inscrits dans l'inconscience des mots.
Savais-je que le mot esquisse , terme bien propre —si je puis dire — aux peintres, vient de l'onomatopée du gotique *slîtjan " fendre, faire éclater " (cf. éclisser) qui donnera l'italien schizzare, "jaillir, gicler " puis depuis Boccace le déverbal schizzo "tache que fait un liquide qui gicle" avant de prendre le sens d "ébauche (d'un dessin), ce schizzo italien donnant en 1642 naissance à notre esquisse ?
Dans toute esquisse, tout premier jet (eh oui) d'un texte (tissu, textile), si on le porte à l'oreille, on entend encore ce bruit du jaillissement du verbe créateur, qui éclabousse.
Éclabousser ? "Faire rejaillir sur (quelqu'un, quelque chose) en le couvrant de taches" (CNRTL), vient de l'onomatopée klapp klabb et de bouter "pousser dehors". Tous ces mots viennent donc d'un langage primitif, préverbal ou puéril.
Des mots se pressent en synonymes, gicler, arroser, asperger...
On pense à bavochure (l'imprécision et l'imperfection de l'a-peu-près, mais aussi ses débordements), puis à bavure, baver, cracher...
Mais les termes ne possèdent pas seulement ce coté éjaculatoire, ils portent aussi les valeurs de la souillure : c'était vrai pour éclabousser ("fig. : compromettre, salir moralement"), cela se vérifie aussi pour maculer : "salir, souiller, couvrir de taches", emprunté au lat. maculare "marquer, tacher, flétrir, déshonorer". Nous étions avec Rabelais, nous voilà avec Nathaniel Hawthorne et sa Lettre écarlate.
Venons-en au nom tache. Deux étymologies sont proposées (CNRTL, résumé sur Wiktionnaire):
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issu du gotique *taikns « signe » qui donne l’allemand Zeichen (« signe ») et un bas latin *tacca mais « on ne voit pas très bien comment cet étymon ayant le seul sens de « signe » a pu donner, dans les différentes langues romanes, des sens aussi variés que ceux de « souillure », « marque sur la peau », « qualité (bonne ou mauvaise) ».
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L’ancien français tachier (« tacher ») serait à rapprocher du latin vulgaire *tagicare, dérivé du latin tangere (« toucher ») alors que sa variante techier remonterait à un latin vulgaire *tigicare, issu de tingere (« teindre, barbouiller, colorer »). Tache serait donc un déverbal de tacher.
Je retiens la seconde hypothèse pour les relations qu'elle crée entre la tache d'une part et l'acte pictural et les couleurs d'autre part. Tacher, c'est donc, dans la profonde résonance du mot, teindre, colorer et, surtout peut-être barbouiller. Moins dans son sens péjoratif que dans son évocation de l'activité ludique de l'enfant ; et parce qu'il me conduit à brouillon.
L'adjectif brouillon possède deux sens. J'étais, je reste brouillon, désordre, presque foutraque. Mes cahiers de brouillon étaient couverts de tache d'encre violette. L'un parle de confusion, l'autre est synonyme d'esquisse. Mais personne ne contestera que le brouillon est le pays natal de la tache, son pré carré. Là où elle se donne libre cours.
Certains éditeurs ont publié le fac-similé des brouillons de nos meilleurs écrivains, "respectant même les taches d'encre". Les manuscrits autographe de certains artistes, parce qu'ils conservent les taches de café ou de tabac de leur auteur, suscitent une émotion considérable.
Il me reste à établir un dernier lien, celui qui unit la tache, meurtrissure profanatrice de la perfection du trait, avec la déchirure et la béance.
Dans l'œuvre de Miró, les lacérations de la toile sont sans-doute plus rares que les taches, mais elles relèvent du même geste de défi lancé à l'arrogance des puritains du travail soigné.
Post-scriptum à propos de Marie-Madeleine.
J'oubliais l'essentiel de mes découvertes : la relation étymologique entre le nomp tache et le verbe latin tangere. Je constate que la traduction habituelle du verbe tangere, "toucher", telle qu'on la trouve dans le Gaffiot, laisse de coté des sens plus péjoratifs, tels que "souiller", "flétrir", qui ne figurent pas dans les dictionnaires mais qui apparaissent dans les autres mots dérivés de ce verbe : consultons Le Robert historique de la langue française. 2010.
ENTAMER v. tr. est issu (1120-1150) du bas latin intaminare (IVe s.) « toucher à », proprement « souiller, profaner ». Ce verbe est un préfixé en in- de °taminare « souiller » que l'on retrouve dans le composé classique contaminare (→ contaminer) ; il se rattache à tangere, au supin tactum, « toucher » (→ entier, intact, tactile), à rapprocher peut-être du gotique tekan « toucher ».
CONTAMINER v. tr. est emprunté (1215) au latin contaminare, proprement « entrer en contact avec », essentiellement attesté avec la valeur péjorative de « souiller par contact », plus généralement « souiller » (au physique et au moral). La langue littéraire l'emploie au sens spécial de « rendre méconnaissable en mélangeant ». Le mot, formé avec le préverbe cum (→ co-), a été rattaché par les Latins à tangere « toucher » (→ tangible). Il suppose un °taminare qui, à son tour, postule un °tamen, « fait de toucher, contact impur », lequel pourrait être un ancien terme du vocabulaire religieux. ❏ Le mot est un terme religieux passé dans la langue médicale. Le sens initial de « souiller par un contact impur » est sorti d'usage au XVIIe s. et est qualifié de « vieux » par Furetière (1690). ◆ Il a été repris en médecine (1863), se répandant dans le langage courant au détriment de contagionner. Les connotations péjoratives, liées au contexte de la pathologie, ont coloré le sens figuré, « changer la nature de qqch., altérer ».
TANGENTE n. f. est emprunté (1626) au latin tangens, -entis, participe présent de tangere « toucher » (sens concret et abstrait), « toucher à », qui était employé dans de nombreuses acceptions figurées, dont une familière analogue à celle de taper « emprunter », en français moderne. Tangere est rapproché pour le sens du groupe germanique du gotique tekan « toucher » (Cf. anglais to take) mais le t germanique (qui suppose un ancien d) ne concorde pas avec le latin. Si les deux groupes sont apparentés, la consonne initiale étant inexpliquée, on supposerait un ancien thème °teg, təg- ; comme l'indoeuropéen n'admet pas de racines commençant et finissant par une sonore simple, le °deg- sur lequel reposent les formes germaniques n'est pas originel. Tangere n'est pas passé en français comme dans d'autres langues romanes ; il a été supplanté par le dérivé de l'onomatopée °tok- (→ toucher).
Contagion : Empr. au lat. class. contagio (composé à partir de cum et de la racine de tangere « toucher ») « contact, contagion, contamination », fig. « influence pernicieuse ». CNRTL
CONTACT n. m. enregistré en 1611, peut-être attesté en 1586, est un emprunt relativement tardif au latin contactus, nom issu du participe passé de contingere « toucher » (→ contingent), composé d'aspect déterminé, en cum (→ co-) de tangere, de même sens (→ tangible). Contactus et contagio (→ contagion), issus du même verbe, désignent à la fois le toucher en général et le toucher infectieux en particulier.
CONTINGENT, ENTE adj. et n. m. est emprunté (1370) au latin impérial contingens, participe présent de contingere, proprement « toucher, atteindre » (→ contigu) et spécialement « arriver par hasard », d'où « échoir en partage ». En bas latin, contingens est spécialisé en philosophie et substantivé au sens de « ce qui peut être ou ne pas être », traduisant le grec to endekhomenon.
Ces eléments lexicographiques permettent de sentir combien la tache, outre le caractère contingent de sa forme (qui échappe à la maîtrise du peintre), déclenche en nous les peurs ou angoisse lièe à la souillure, dans ses deux aspects religieux et médical. Elle est une effraction, une atteinte sacrilège ou contaminante de ce qui, auparavant, était Intact.
Indépendamment de ceci, ces découvertes m'amènent à reconsidérer le sens du fameux Noli me tangere du Christ à Marie Madeleine : on le traduit régulièrement par "Ne me touches pas" (et le grec du texte originel mê mou haptou (μη μου απτου) par "ne me retiens pas", voire "ne m'étreins pas"), mais on peut aussi entendre entre les mots cette opposition entre le pur, l'immaculé Agneau sans tache, le Sacré, et l'impur humain à fortiori féminin et pécamineux, frappé du péché originel.
Si on traduit, certes abusivement, Noli me tangere par "ne me souilles pas", les réflexions de Didi-Huberman découvrant des taches ou touches de peinture et trois petites croix en terra rosa en guise de fleurs entre Madeleine et le Christ dans la fresque de Fra Angelico "Noli me tangere" dans la cellule n°1 du couvent de San Marco prennent d'avantage de signification encore.
(Georges Didi-Huberman - "Fra Angelico, Dissemblance et figuration", Ed : Flammarion, 1995, pp38-39).
Le Sacré, la Divinité relève de l'Intouchable, de l'Intact et de l'Intègre.
La tache y porte toujours atteinte.
L'Incarnation est le risque de cette altération du divin, et les Stigmates sont la marque de ces taches rédemptées.
Résurrection du Christ - Noli me tangere (Giotto, chapelle Scrovegni, 1302-05)