Les amitiés furtives.
Thomas et Spiruline à l'Île Vierge, Morgat, Finistère.
Pêcheur sur la plage de Goulien, Crozon.
Je repense à Proust et à sa laitière. Le narrateur est derrière la vitre de son train — E' pericoloso sporgersi— lorsqu'il voit passer la belle laitière. Il ne la hèle pas pour boire à ses lèvres ou au bol de lait qu'elle propose, le train assourdissant hurle et repart, c'est fini. Seul persiste le goût amer de la chance manquée. D'autres poètes ont chanté la douce douleur de ces fantômes du souvenir.
A celle qu'on voit apparaître
Une seconde à sa fenêtre
Et qui, preste, s'évanouit
Mais dont la svelte silhouette
Est si gracieuse et fluette
Qu'on en demeure épanoui
Alors, aux soirs de lassitude
Tout en peuplant sa solitude
Des fantômes du souvenir
On pleure les lèvres absentes
De toutes ces belles passantes
Que l'on n'a pas su retenir
Georges Brassens
Une femme passa, d'une main fastueuse
Soulevant, balançant le feston et l'ourlet ;
Agile et noble, avec sa jambe de statue.
Moi, je buvais, crispé comme un extravagant,
Dans son oeil, ciel livide où germe l'ouragan,
La douceur qui fascine et le plaisir qui tue.
Charles Baudelaire.
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Nous restons si souvent dans l'aquarium désert de nos vitres, terrassés par la pulsion scopique, alors que l'échange révé a avorté.
La moitié des twett sont parait-il rédigés — est-ce le terme ?— devant la télé, ou plutôt derrière les petits écrans.
Mon intention n'est pas du tout de me morfondre dans l'âcrité de ces propos, mais d'apporter à ces écrivains le contre-témoignage des rencontres, toutes aussi éphémères, mais qui ont su, par une effraction stupéfiante, crever l'écran.
Mon propos est de dire la force lumineuse et chaude de ces micro-rencontres, qui méritent le nom d' "amitiés furtives".
Chacun a fait l'expérience de ces échanges inattendus où, souvent lors d'un voyage en train ou lors d' une traversée, l'étranger se transforme en confident, ou de ceux, plus brefs encore et plus superficiels, où des petits riens (sourire, regard, deux ou trois mots, un geste) ont brillés comme les astres de fraternités inopinées.
On n'en fera pas tout un plat, sous peine d'en rompre le charme. On présentera ces échappées d'écrans pour ce qu'elles sont, des bonheurs minuscules.
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I. Thomas le Végan et Spiruline.
C'est lors d'une balade à L'ïle Vierge de Morgat que je le découvre, en culotte courte, drapé dun drapeau breton et en train de filmer une feuille de papier colorée qu'il a fixé à contre-jour sur le tronc d'un pin. Dans une main, celle qui ne tient pas le selfie-stick, il tient un ballon, qui se révèle être un globe terrestre. Son amie m'invite à les rejoindre.
Sur le papier, je lis les mots word green and blue. "la couleur de mes yeux !" explique-t-il, mais ces yeux là, rieurs et même peut-être moqueurs, reflètent des cieux idéaux.
Il explique qu'il s'appelle Thomas, de Quimper, et qu'il est activiste du véganiste. Il intervient là où il peut pour combattre la consommation de produits animaux. Il a un grand projet, celui d'entreprendre la production de spiruline, cette algue riche en protéine. "Sur les toits des villes, pour exploiter les surfaces inutilisées".
C'est beau c'est généreux, c'est grand c'est magnifique, et, derrière lui, la Nature fait la queue de paon comme pour rejouer l'aurore du premier jour.
Son amie se contente de sourire. Elle ne veut pas faire de l'ombre à Nature. Elle lui vole un peu la vedette quand même.
Je les quitte dans leur paradis. N'ont-ils pas une place dans le mien, dans mon blog la-vie-est-belle ?
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II. Un pêcheur à pied de la plage de Goulien, Crozon.
Si le moment précédent était minuscule, celui-là serait microscopique. Mais pour combien de temps ces microbes du souvenir resteront-ils associés aux lieux de leur rencontre ? Ce temps là est incommensurable. Si la vie est belle, c'est par ces tout petits riens là, alors que les grands décors s'effondrent avec terreurs et fracas.
C'est, comme on dit, un monsieur. Il est penché sur l'estran et il y plante quelque chose. Nous nous rapprochons.
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Ce sont des lignes de fonds avec leurs hameçons appâtès de tête de poisson ou de morceaux blancs. Voilà qui ne plairait pas à Thomas, mais nous avons laissé ce Petit Prince sur sa planète. Nous sommes sur la planète du monsieur qui plante dans le sable.
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La vitre de l'écran est brisée. Il nous explique qu'il pose ces lignes le soir. Il les relève quand la marée est descendu, avec parfois des daurades. ou des poissons plats. "Mais souvent rien".
Il a sa place sur lavieb-aile. Comme tout le monde, si l'occasion était offerte.
La Belle Occasion, chaleureuse et fugace.
Au loin les couples se tiennent par la main. Les surfers profitent des dernières vagues. On se sent bien.