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10 mai 2015 7 10 /05 /mai /2015 11:06

Autoportrait de Hans Mielich : Ne Sutor Ultra Crepidam.

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Source de l'image : Mus. Ms. B folio 303.

http://daten.digitale-sammlungen.de/~db/0008/bsb00089633/images/index.html?id=00089633&fip=eayaenyztsxdsydeayaqrsqrseayawxdsyd&no=9&seite=26

http://daten.digitale-sammlungen.de/~db/0008/bsb00089633/images/index.html

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Les commentaires de Quickelberg.

En 1564, Samuel Quickelberg médecin bibliophile qui fut le bibliothécaire de Hans Jacob Fugger a rédigé un volume de commentaires descriptifs du Mus. Ms. B. Ces commentaires sont conservés avec le manuscrit, sous la cote Mus. Ms. B(2), Erläuterungsband zum Chorbuch. La page qui nous intéresse est commenté aux pages 90-91 :

http://daten.digitale-sammlungen.de/~db/0003/bsb00035317/images/index.html?id=00035317&fip=eayaenyztsxdsydeayaqrsqrseayawxdsyd&no=12&seite=185

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Le magnifique manuscrit Mus. Ms. B qui provient de la bibliothèque du duc Albert V de Bavière et qui est conservé à la Bibliothèque Nationale de Bavière se termine par deux portraits : celui du peintre Hans Mielich qui a enluminé 82 de ses 304 pages, et celui du musicien Cipriano de Rore, dont les 26 motets sont copiées pour l'usage privé du duc.

Alors que le portrait du musicien occupe toute la page, celui du peintre, bien plus petit, est placé dans le quart inférieur du folio, en dessous d'une inscription en lettres capitales. On y lit :

GRATAE POSTERITATI SE COMMENDANT :

CYPRIANVS DE RORE MVSICVS

ET IOANNES MILICHIVS MONACH

IEN, PICTOR : HVIVS OPERIS AUTHOR

ES. QVORVM VTERQue SVA INDVS
TRIA ALTERIVS ARTEM CELEBRI

OREM REDDIDIT. PRIOR ENIM

AVRIBVS, POSTERIOR OCVLIS

MIRIFICE SERVIT.

 Cypriano de Rore, musicien,  et Jean Mielich, de Munich, peintre, se recommandent à la gloire de la postérité : ils sont les auteurs de cette œuvre, chacun ayant rendu hommage à l'art de l'autre par son travail. Pour le ravissement de l'oreille d'abord, et des yeux ensuite. (Traduction libre et personnelle).

Enluminure des Motets de Cipriano de Rore, Hans Mielich folio 303, Mus. Ms. B, droits réservés MDZ, BBS.

Enluminure des Motets de Cipriano de Rore, Hans Mielich folio 303, Mus. Ms. B, droits réservés MDZ, BBS.

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Cette inscription est inscrite dans un cadre rectangulaire grotesque avec volutes, masques, atalantes et têtes de griffons, sur un fond de verdure et de rinceaux de vigne, de fleurs en grappes et en guirlandes, de fruits oblongs avec poires et coings. Deux figures en grisaille bleutée flanquent ce cadre; la plus caractéristique est une sorte de faune moustachu qui sert d'allégorie du dessin puisqu'il tient un compas d'une main et un octoèdre de l'autre. Des objets sont suspendus au dessus, comme une palette et des pinceaux. A droite, c'est une femme gracieuse, à sa toilette peut-être, que les objets pendus au dessus d'elle (un livre) pourraient servir à identifier si je les reconnaissais.

Commentaire de Quickelberg :

Genii et termini frequentes circulos et corpora mathematica, huic rei conuenientes, tractant sustinentque.

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En dessous se trouve le portrait de Hans Mielich, dans un médaillon ovale semblable à celui des portraits du duc Albert V et de la duchesse Anne d'Autriche, qui occupaient les premières pages du volume. Il est entouté de l'inscription PICTOR IOANNES MIELICH.

Mielich  se représente dans la posture du peintre faisant son autoportrait, c'est-à-dire de trois-quart, en buste. Puisqu'il est né en 1516 et que le livre a été achevé en 1559, il est donc âgé de 42 à 43 ans, ce que confirme le début d'une calvitie androgénique des golfes temporaux.

Comme tous les peintres à Munich, comme De Rore, comme le duc Albert V,  il porte la barbe, ici taillée en deux U revenant vers les lèvres et cernant le menton, la concavité du U recevant une virgule de poils venant de la moustache. Il est vêtu d'un pourpoint de soie grise à reflets violets, dont l'étoffe est resserrée en une discrète fronce à l'emmanchure. La couture des épaules semble décorée par un petit ruban. Une fente en avnt permet l'enfilage. Le col, haut et étroit, est doublé de fourrure, et il rehausse la fraise au ras de la tête. 

Commentaire du Quickelberg :


Ioannis Muelich pictoris Monacensis, et inventoris huic operi insectarum imaginum effigies est a se picta cum esset annorum xxxxv.

"Jean Muelich, peintre de Munich, et inventeur de cette œuvre s'est peint à l'âge de 45ans."

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Hans Mielich, autoportrait, folio 303, Mus. Ms. B, droits réservés MDZ, BBS.

Hans Mielich, autoportrait, folio 303, Mus. Ms. B, droits réservés MDZ, BBS.

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Le cadre portant l'inscription supporte un cartouche supérieur où le style grotesque se donne libre court, avec des animaux dénaturés évoquant ceux des marginalia, ou les inventions de Jérôme Bosch : insectes ou crapauds fantastiques, poule à corps fait d'un tonneau embroché, rébarbatifs volatils plumés et déplumés  s'affontant en des joutes de longs becs criards. Deux de ces bestioles s'en prennent aux cheveux d'un homme sauvage, qui hurle et roule des yeux au sommet de l'image.

Mais le plus significatif de cette page est le tableau que contient ce cartouche. Pour cette peinture dans une peinture, livrons-nous tel un Balzac à une ekphrasis dans l'ekphrasis (j'en jette!). 

Un tableau est posé sur un chevalet, où on discerne Hercule assis sur un lion couché. Chaque membre de la cour d'Albert V sait que la famille des Wittesbach prétend descendre de ce héros, comme il sait que le Lion couché est chez elle emblématique de la maîtrise de la force. Les deux portraits d'Albert V et d'Anne d'Autriche page 3 et 4 sont d'ailleurs des médaillons sur des lions allongés. Chacun devine donc derrière cet Hercule au lion le tableau du duc de Bavière. Or, devant cette toile, huit personnes (des courtisans) adoptent des postures qui sont tout sauf amènes et admiratives : l'un, barbu et imposant, s'approche pour scruter un détail, l'autre  recule avec dédain, les bras se lèvent, on entends les lazzi et les quolibets fuser. L'un d'entre eux (celui qui se recule), porte un tableir de cuir, une courte serpe, et un tranchoir passé à la ceinture : c'est un cordonnier.

Derrière la toile, un homme, auteur à n'en point douter du chef-d'œuvre ("C'est une croûte !"  crie-t-on derrière moi), à demi-allongé sur un canapé, lève l' index pour désigner l'inscription qui couronne le tout : NE SUTOR ULTRA CREPIDAM. Remarquez au dessus de lui le cuir " de gueule à trois meubles d'or" . Mes recherches sur d'eventuelles armoiries de la famille Mielch/Muelich n'ont pas été concluantes.

Cette devise a reçu à notre époque décrépie ses traductions vulgaires et altérées  : "laisse pisser le mérinos", "les chiens aboient, la caravane passe",  "occupez-vous de vos oignons" ou "la bave du crapaud n'atteint pas la fière colombe" .

Le sens exact en latin est  "Que le cordonnier ne juge pas au delà de la chaussure". Pensez à  "A chacun son métier, les vaches seront mieux gardées", ou encore à "De quoi j'me mèle ?". En anglais : "Let the cobbler stick to his last".

La devise, et la peinture, se rapportent à un épisode de la vie du peintre grec du IVe siècle avant notre ère Apelle de Cos (le plus grand peintre ayant jamais existé, mais dont on ne conserve aucune œuvre). On sait que l'œuvre la plus connue de ce dernier était La Calomnie, peinte après avoir été accusé par son concurrent Antiphilos, et mené en prison. Ici, l'anecdote rapportée par Pline l'Ancien veut qu'un cordonnier (sutor en latin) ait trouvé à redire au dessin d'une sandale. De sandale, l'artisan parlait en orfèvre, et Apelle admis la remarque. Mais voici que le sutor suit la ligne de la jambe, quitte le champ de ses compétences et s'aventure dans la prairie du reste de la peinture, critiquant ceci et dénigrant cela. C'est alors que le peintre sentit la moutarde lui monter au nez, et qu'il s'écria cette réplique historique : Sutor, ne supra crepidam : "Cordonnier, pas au delà de la crépide !" . 

N.B La crépide (krepidos, krepis) est à l'homme grec ce qu'est le sandalion à la femme, une sandale ne couvrant que le talon et la plante du pied et attachée par des lanières . Mais dans la koiné des évangélistes, le Christ porte le sandalion : Marc 6:9 et Actes 12:8. Rien à voir avec Crepidula fornicata, dont la forme évoque plutôt un bonnet phrygien qu'une sandale.

 


En anglais, on nomme depuis 1819 ultracrepidarian une personne pédante, généreuse en  avis ou en conseils sur les choses au-delà de sa compétence. – Ah, vous en connaissez aussi ?


— PLINE l'Ancien, Histoire Naturelle Livre XXXV, 36 

" Apelle avait une habitude à laquelle il ne manquait jamais : c'était, quelque occupé qu'il fût, de ne pas laisser passer un seul jour sans s'exercer en traçant quelque trait; cette habitude a donné lieu à un proverbe. Quand il avait fini un tableau, il l'exposait sur un tréteau à la vue des passants, et, se tenant caché derrière, il écoutait les critiques qu'on en faisait, préférant le jugement du public, comme plus exact que le sien. On rapporte qu'il fut repris par un cordonnier, pour avoir mis à la chaussure une anse de moins en-dedans. Le lendemain, le même cordonnier, tout fier de voir le succès de sa remarque de la veille et le défaut corrigé, se mit à critiquer la jambe: Apelle, indigné, se montra, s'écriant qu'un cordonnier n'avait rien à voir au-dessus de la chaussure; ce qui a également passé en proverbe." 

—  VALERE MAXIME, Des faits et des paroles mémorables, 8,12 :3. :

 Mirifice et ille artifex, qui in opere suo moneri se a sutore de crepida et ansulis passus, de crure etiam disputare incipientem supra plantam ascendere uetuit. 3. J'admire encore cet artiste qui, à propos d'une de ses oeuvres, voulut bien écouter les avis d'un cordonnier sur la chaussure et les courroies, mais qui, lorsque celui-ci se mit à critiquer la jambe, lui défendit de s'élever au-dessus du pied. 

Samuel Quickelberg commente ce cartouche ainsi :

Apellis apophthegma, qui permisit quidem ut de suis operibus palam expositis iudicaretur, quo scire posset quid optimi quique emendandum putarent, sed importune tandem garriendi sutori respondit : NE SVTOR VLTRA CREPITAM. Hoc ergo exemplus adducens pictor illud unum in votis habuit ut inspectores in tam immenso labore, tum huic operi, tum aliis quae subin de Illustrissimo Principo Alberto Bavaria duci paraui, impenso sibi parcerent, si singula minus subtiliter essent elaborata et exposita. Maiestatem enim inventionis et dispositionis ipsi laudem perpetuam parituram nullo modo diffidebamus.

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Si le choix de cette devise, et de la façon dont elle est représentée, a un sens, on comprend mieux que les petits monstres animaux, entourant le cartouche, sont les caricatures des vilains nigauds qui importunent l'artiste. Dès lors, ce thème de l'artiste confronté à la Bêtise et à l'Ignorance, mais réservant son art aux happy few éclairés capables d'en goûter les subtilités, rejoint directement celui du Hibou attaqué par les oiseaux gravé par Dürer, et celui du Hibou au Caducée confronté aux gueules du serpent et d'un oiseau de Hoefnagel, voire même celui du Clou frappé par Bêtise et Malveillance et qui s'en trouve grandi,  du même Hoefnagel, tels que je les ai étudiés ici :

http://www.lavieb-aile.com/2015/03/le-hibou-au-caducee-chez-joris-hoefnagel.html

http://www.lavieb-aile.com/2015/04/le-hibou-au-caducee-de-joris-hoefnagel-pour-une-allegorie-de-la-paix-l-allegorie-aux-deux-nymphes-avec-les-vues-de-munich-et-de-land

http://www.lavieb-aile.com/2015/04/vue-clou-hoefnagel.html

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POSTERITE DE NE SUTOR ULTRA CREPIDAM.

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1°) Joris Hoefnagel, 1569.

En 1569, alors qu'il séjournait en Angleterre, le peintre Joris Hoefnagel réalisa pour son ami Radermacher un corpus de 58 folios nommé Traité de la Patience et portant en première page la devise Ne Sutor Ultra Crepidam. Bien entendu, il ne pouvait alors deviner qu'il allait être appelé à succéder à Hans Mielich moins de dix ans plus tard.

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2°) Giorgio Vasari, 1572.

En 1572, Giorgio Vasari décora a fresco les murs de sa maison du borgho Santa Croce de Florence, la Casa Vasari, selon le thème des peintres de l'antiquité selon Pline,  et il choisi pour le mur nord de la  Sala Grande (1572) de peindre la vie d' Apelle, et, en bonne place, l'impudend cordonnier .

http://it.wikipedia.org/wiki/Casa_Vasari_(Firenze)#/media/File:Casa_vasari_FI,_salone,_parete_02.JPG

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L'expression est citée dans les Adagiorum chiliades d'Erasme page 198.

 

 

 

 

 

Hans Mielich, autoportrait, folio 303 (détail), Mus. Ms. B, droits réservés MDZ, BBS.

Hans Mielich, autoportrait, folio 303 (détail), Mus. Ms. B, droits réservés MDZ, BBS.

SOURCES ET LIENS.

— ZIMMERMAN (Max. G.), 1895, Die bildendenkünste am hof herzog Albrecht's V. von Bayern, Heitz, Strasbourg, pp. 71-108.

https://archive.org/stream/diebildendenknst00zimm#page/72/mode/2up/search/mielich

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Published by jean-yves cordier

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  • : Le blog de jean-yves cordier
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  • "Il faudrait voir sur chaque objet que tout détail est aventure" ( Guillevic, Terrraqué).  "Les vraies richesses, plus elles sont  grandes, plus on a de joie à les donner." (Giono ) "Délaisse les grandes routes, prends les sentiers !" (Pythagore)
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