Cimetière et art macabre : le cimetière (Cosimo Fanzago, 1623) des Chartreux de la Certosa San Martino à Naples.
Cimetière des Chartreux, grand cloître, Certosa di San Martino, Naples. Photographie lavieb-aile 2024.
Histoire.
La Certosa di S.Martino est la deuxième chartreuse construite en Campanie, après la Certosa di Padula construite 19 ans plus tôt.
En 1325, Charles d'Anjou, duc de Calabre, voulut construire un monastère pour les moines chartreux sur la colline de Sant'Erasmo. Bien que les 13 premiers Chartreux se soient installés au monastère en 1337, la Certosa di San Martino ne fut consacrée qu'en 1368, sous le règne de Jeanne d'Anjou.
Au XVIème siècle la chartreuse fut dédiée à Saint Martin de Tours.
Une phase d'agrandissement de la Chartreuse eut lieu en 1581 par Giovanni Antonio Dosio .
En 1623, Cosimo Fanzago entreprit la transformation définitive de la chartreuse en style baroque et y travailla jusqu'en 1656, étant responsable de la décoration de la façade et de l'intérieur de l' église et des pièces annexes, ainsi que de l' appartement du Prieur .
On lui attribut aussi des bustes du portique et de certaines statues de la balustrade du Grand Cloître, mais enfin, pour ce qui nous concerne, du cimetière chartreux situé à l'intérieur de ce cloître.
En 1799, les Chartreux furent expulsés et l'Ordre supprimé par les Français qui occupèrent la chartreuse.
Les Chartreux y revinrent ensuite pour une courte période (1804/1812), puis laissèrent définitivement le site aux militaires qui le transformèrent en Maison des Invalides de Guerre (jusqu'en 1831).
Devenu propriété de l'État, en 1866, le Musée National de S. Martino fut installé dans ces murs .
Le cimetière.
Comme le veut la règle des Chartreux, l'inhumation des moines dans le périmètre du cimetière était strictement anonyme. Les moines étaient enterrés sans cercueil, leur corps attaché à une planche de bois et descendu dans la terre nue, pour ensuite être recouvert et il n'y avait aucun symbole reconnaissable au point d'enterrement. La seule exception est ici une croix en bois sans identification ni date de naissance et de décès.
Néanmoins, au centre est érigée une colonne torse avec croix angevine, dédiée au prieur Don Pedro de Villa Mayna (mort en 1363).
Le petit cimetière chartreux est entouré d'une balustrade sur laquelle se dressent des crânes, au nombre de sept sur un côté, et sept de l'autre. On en trouve aussi deux sur les piliers entourant le petit portail.
Ce sont des crânes très réalistes, à la précision anatomique, dépourvus de mandibules, et dont les orbites sont parfois explorées par des fourmis nonchalantes.
Deux seulement, en position centrale de chaque long côté, sont ornés d'une couronne : couronne de glorieux lauriers d'un côté, avec ses baies bien mûres en guise de boucles d'oreilles posthumes, sur un front anonyme mais surement vertueux, ou bandeau plus soble, et seulement frisé de denticules, du côté opposé. Je n'ai pu m'empêcher de coiffer l'un de ces memento mori de mon chapeau de paille, afin de lui inculquer le sens fort romain de l'otium, et lui, il n'a pu se retenir d'en rire.
Cimetière des Chartreux, grand cloître, Certosa di San Martino, Naples. Photographie lavieb-aile 2024.
Cimetière des chartreux, grand cloître, Certosa di San Martino, Naples. Photographie lavieb-aile 2024.
Cimetière des chartreux, grand cloître, Certosa di San Martino, Naples. Photographie lavieb-aile 2024.
Cimetière des chartreux, grand cloître, Certosa di San Martino, Naples. Photographie lavieb-aile 2024.
Cimetière des chartreux, grand cloître, Certosa di San Martino, Naples. Photographie lavieb-aile 2024.
Cimetière des chartreux, grand cloître, Certosa di San Martino, Naples. Photographie lavieb-aile 2024.
Cimetière des chartreux, grand cloître, Certosa di San Martino, Naples. Photographie lavieb-aile 2024.
Pour être complet, je décrirai un carré d'herbes et de mousses, devant le portail, sous lequel on devine une plaque tombale qui nous interroge : par quelle dérogation à la Règle cartusienne un quidam a-t-il bénéficié de cette plaque ?
Ici fut inhumé, conformément à son testament, Don Diego Manriquez, marquis de Casellae et chatelain du Château Sant-Elmo (tout voisin), qui, parce que ce jour-là il se trouvait à la Chartreuse, avait survécu à la foudre qui, le 12 décembre 1587, s'était abattu sur le château, faisant sauter la poudrière ce qui entraîna la destruction des bâtiments, des quartiers militaires et de l'église, fit sauter une bonne partie de la forteresse, tuant 150 hommes et causant des dégâts dans le reste de la ville.
Il fut délogé — du moins sa plaque tombale— en 1859, lorsque le Père Prieur Francesco Ferreira de Mathos (1859-1867) décida de consacrer un cénotaphe à Raffaele Tufari, historien de la Chartreuse, lequel mourut un peu plus tard à Gaeta le 3 février 1876.
Le site qui révèle cette histoire l'illustre d'une photo ancienne, qui est bien précieuse, bien qu'elle ne soit pas datée : je lui emprunte.
Le chœur et la nef de l'église Sai,nte-Foy de Conches-en-Ouches ont été édifiés entre 1530 et 1550, et la plupart de ses 24 vitraux datent des années 1540-1555. Seules les baies 19 et 20 (cf. lien supra) datent de 1500-1510 et témoignent de la Première Renaissance Rouennaise, par Arnoult de Nimègue (baie 19) et par le Maître de la Vie de saint Jean-Baptiste (baie 20).
Les baies du chœur 0 à 6 sont attribuées à Romain Buron de Gisors, dans les suites des Le Prince de Beauvais, vers 1540, ainsi que les baies 7, 98 et 11, mais les baies 8, 10, 12, et les baies plus tardives 13 à 17 réalisées dans les années 1550-1553 témoignent de la Seconde Renaissance et serait selon Jean Lafond de l'école parisienne.
Pourtant, la baie n°12, datée de 1546, reprend un motif, celui du donateur en transi (son cadavre nu allongé sur un tombeau sous les scènes religieuses) apparu à l'église Saint-Vincent de Rouen en 1520-1530, puis à l'église Saint-Patrice de Rouen en 1540, ainsi qu'à l'église Saint-Médard de Saint-Mards en 1531, et qui sera repris en 1551 à Buchy, toutes localités situées en Seinte-Maritime.
DESCRIPTION
Cette baie de 4,50 m de haut et 2,30 m de large comporte 3 lancettes trilobées et un tympan à 3 ajours.
En bonne état de conservation, elle a été restaurée en 1857-1858 par Maréchal.
Baie 12 (1546) de l'église Sainte-Foy de Conches. Photo lavieb-aile.
LE TYMPAN.
Je débute la description de la Cène par le tympan, car il montre le couronnement de l'architecture du Cénacle, la pièce où Jésus réunit ses disciples pour le repas célébrant la paque la veille de sa mort. C'est une architecture grandiose, à arcs et colonnes Renaissance, qui ne figure pas dans la gravure ayant servie de modèle. Le point de fuite de la perspective coincide avec le blason de la tête de lancette.
Ce blason de gueules aux trois martels d'or porte les armes parlantes du donateur, de la famille Martel. Elles ont été restaurées.
Baie 12 (1546) de l'église Sainte-Foy de Conches. Photo lavieb-aile.
LA CÈNE.
Elle trouve son origine dans une gravure de Marc-Antoine Raimondi , catalogue Bartsch 26 réalisée vers 1515-1516.
Le point de fuite est placé au sommet de la tête du Christ. Celui-ci, encadré par une fenêtre à paysage rural, est entouré de Jean à sa gauche et d'un autre apôtre à sa droite. Il écarte les bras vers les mets placés sur la table, et notamment sa main droite touche le plat de viande. La main gauche est restaurée.
Sous ses pieds, un dogue à collier hérissé de pointes dévore un os qu'on ne voit pas.
Les différents apôtres témoignent par leurs gestes et postures de leur stupeur, car Jésus vient d'annoncer que l'un d'eux va le trahir.
Judas, en robe verte et manteau violet, se lève de son tabouret : sa main droite est posée sur sa bourse, orange.
Baie 12 (1546) de l'église Sainte-Foy de Conches. Photo lavieb-aile.
Baie 12 (1546) de l'église Sainte-Foy de Conches. Photo lavieb-aile.
Baie 12 (1546) de l'église Sainte-Foy de Conches. Photo lavieb-aile.
Baie 12 (1546) de l'église Sainte-Foy de Conches. Photo lavieb-aile.
Baie 12 (1546) de l'église Sainte-Foy de Conches. Photo lavieb-aile.
Baie 12 (1546) de l'église Sainte-Foy de Conches. Photo lavieb-aile.
LE SOUBASSEMENT : LE DONATEUR EN TRANSI, ET SA VEUVE.
Le cadavre du donateur, clairement identifié comme tel par une inscription, est allongé sur le liceul sur la dalle de son tombeau, presque nu (seul un pagne couvre son bassin), les genoux fléchis sur un coussin et la tête cambrée et tournée vers la droite comme par un spasme. Il est maigre, sa tête brune et grimaçante me semble restaurée, les cheveux sont bruns.
Ce n'est pas l'inscription d'origine, laquelle est conservée à Champs-sur-Marne, mais le restaurateur a suivi fidèlement le modèle.
L'inscription, son épitaphe, est un huitain :
Si devant gist loys pierre martel
Lequel avant que passer le morstel
de dure mort ensuyvant son feu père
par testament donna cette verrière
puis trespassa le iour vingt et cinq
du moys juillet mille quarante et six
Avec cinq cens de luy il vous souvienne
Pries à dieu qui luy doint paradis
Louis-Pierre Martel a donc donné cette verrière par son testament, précédent sa mort survenue le 26 juillet 1546. L'abbé Bouillet indique qu'il est question d'un Pierre Martel, probablement petit-fils de ce dernier, dans un manuscrit du siècle dernier, relatif à l'histoire de l'abbaye de Saint-Pierre et Saint-Paul de Conches. On y lit à son sujet « En 1630, Pierre Martel, de Rouen, fut le dernier gouverneur du château de Conches, eut soin de réparer le pont qui y conduisait il y avait une chambre où il logeait quelquefois il mourut en 1672, et est inhume devant l'autel Saint- Michel. »
Mais Wikipédia consacre un long article sur cette famille Martel, et à leurs armes d'or à trois marteaux de sable ou de gueules. Mais les armes des premiers Martel étaient bien de gueules à trois marteaux d'or :
"Il semble que les familles qui portent actuellement le nom de Martel descendent toutes par filiation agnatique (masculine) du mercenaire Baldric le Teuton, arrivé en Normandie en 1013.
Baldric aurait eu plusieurs filles et six fils avec une fille de Godefroi de Brionne bâtard du duc de Normandie ; parmi ceux-ci, l'aîné, Nicolas Ier de Bacqueville, et Richard de Courcy dont les descendants ont joué un rôle important dans l’histoire de l’Angleterre. Plusieurs d’entre eux participent à la conquête de l’Angleterre en 1066 et en sont récompensés par l’attribution de grands fiefs des deux côtés de la Manche ; pour sa part, Nicolas reçoit à titre principal la seigneurie de Bacqueville-en-Caux, à une quinzaine de kilomètres au sud de Dieppe.
Geoffroy Ier, fils aîné de Nicolas, est le premier à prendre le nom de Martel de Bacqueville, probablement en référence à son fief principal et aux marteaux de combat qui figuraient sur le bouclier de Baldric. Les armoiries des Martel, qui portaient au départ trois marteaux d’or sur fond de gueules, ont par la suite connu de nombreuses déclinaisons au fur et à mesure de la diversification des branches de la famille."
Les fleurs qui poussent devant le tombeau atténuent ou démentent le côté macabre de la mise en scène. Il s'agit de jonquilles, d'iris, et de tulipes rouges. Plusieurs sont des pièces en chef d'œuvre.
Concernant cette figure de transi, qui tire son modèle d'un vitrail de l'église Saint-Vincent de Rouen (1520-1530) et qu'on retrouve à Saint-Patrice de Rouen, Buchy et Saint-Mards, je renvoie à mon commentaire sur la baie 12 de l'église Jeanne d'Arc de Rouen, où les vitraux de Saint-Vincent ont été reposés.
.
Baie 12 (1546) de l'église Sainte-Foy de Conches. Photo lavieb-aile.
Baie 12 (1546) de l'église Sainte-Foy de Conches. Photo lavieb-aile.
Baie 12 (1546) de l'église Sainte-Foy de Conches. Photo lavieb-aile.
Baie 12 (1546) de l'église Sainte-Foy de Conches. Photo lavieb-aile.
Sa veuve est agenouillée devant le tombeau, lisant son livre de prière sur un prie-dieu, et tenant un long chapelet (rosaire). Sa tête est couverte d'un voile noir, elle porte une robe grise sur une chemise blanche avec des manches plissées en fraise aux poignets. Le visage et les mains me semblent restaurées, mais ce n'est pas indiqué dans la notice de Callias Bey.
Baie 12 (1546) de l'église Sainte-Foy de Conches. Photo lavieb-aile.
SOURCES ET LIENS.
— CALLIAS-BEY (Martine), CHAUSSÉ (Véronique), GATOUILLAT (Françoise), HÉROLD ( Michel) 2001, Les vitraux de Haute-Normandie, Corpus Vitrearum -p. 399-411, Monum, Éditions du patrimoine, Paris, 2001 (ISBN 2-85822-314-9) ; p. 406-407.
— RIVIALE (Laurence), 2007, Le vitrail en Normandie, entre Renaissance et Réforme (1517-1596), Presses universitaires de Rennes, coll. Corpus Vitrearum
— SALET (Francis), 1943 Romain Buron et les vitraux de Conches [compte-rendu] Bulletin Monumental Année 1943 102-2 pp. 272-273
—Van Moé Émile-Aurèle Jean Lafond. Romain Buron et les vitraux de Conches. П énigme de l'inscription «Aldegrevers ». Bayeux, impr. Colas (1942). (Extrait de l'Annuaire normand, 1940, 1941.) [compte-rendu] Bibliothèque de l'École des chartes Année 1942 103 pp. 271-272
La baie n°12 ou verrière de la Vie Glorieuse du Christ —ses Apparitions après sa résurrection —, au dessus du donateur en transi (1520-1530), de l'église Sainte-Jeanne d'Arc de Rouen.
Cette baie n°12 est la quatrième du pan gauche de la grande voûte, et par son décor —la Vie Glorieuse du Christ — elle achève la série qui a débuté avec l'Enfance et la Vie Publique du Christ (n°9), puis la Passion (n°10), et la Crucifixion (n°11). Elle mesure 6,60 m de haut et 3,24 m de large. Elle est datée de 1520-1530. Elle se compose de 4 lancettes trilobées e d'un tympan à 6 soufflets et 6 mouchettes. Le décor des lancettes se répartit en deux registres présentant en haut la Déposition de croix, et la Mise au tombeau, la Résurrection et les Sainte Femmes au tombeau, et au registre inférieur les apparitions du Christ ressuscité à sa Mère, puis à Marie-Madeleine, aux Pèlerins d'Emmaüs et enfin à saint Thomas).
Au soubassement, le donateur anonyme s'est fait représenter en transi, nu et dévoré par les vers, sous l'imploration Jesus, sis mihi Jesus, "Jésus, sois pour moi Jésus [et tient ta promesse de résurrection]", une oraison jaculatoire souvent reprise dans les textes de préparation à la mort. Ce même motif, sans cette inscription, mais avec des précisions sur les donateurs, se retrouve dans une verrière de l'Annonciation de 1532 de l'église de Saint-Patrice de Rouen, dans la baie 12 de la Cène de 1546 de Conches-en-Ouche (27) , dans la baie 3 de la Résurrection de 1531 de l'église de Saint-Mards (76) et sur la baie 1 de la Vie de la Vierge de 1551 en l'église Notre-Dame de Buchy (76).
Elle a été restaurée , selon Baudry en 1868 ou 1870 grâce aux souscriptions recueillies par la fabrique.
Elle occupait jadis la baie n° 2 de l'ancienne église Saint-Vincent de Rouen, détruite en 1944, alors que les verrières avaient été mises à l'abri. avant d'être réinstallée
Situation :
.
LE REGISTRE SUPÉRIEUR : LA MORT DU CHRIST.
1. Déposition de la Croix.
Joseph d'Arimathie sur une échelle, et Nicodème descendent le cadavre dont ils viennent d'ôter les clous de la crucifixion (tenailles, marteau). La couronne d'épines a été accrochée à la traverse. Remparts de Jérusalem en grisaille sur le verre bleu. Jean soutient la Vierge au visage éploré.
Inscriptions de lettres aléatoires sur le galon de Joseph d'Arimathie et de Nicodème (--NQA-), une caractéristique des ateliers de l'Ouest de la France au XVIe siècle largement reprise dans les Passions du Finistère.
Tête de la Vierge et buste du Christ restaurés.
.
2. Mise au Tombeau.
Les personnages déposent le corps sur le tombeau en marbre orné de deux médaillons à l'antique, devant une grotte peinte en arrière-plan. Remparts de Jérusalem en grisaille sur le verre bleu clair. Deux exemples de verres rouges gravés (la tunique de Nicodème, portant les pieds du Christ, et la toque de Joseph d'Arimathie portant la tête). Jean et Marie ont les mains jointes, les Saintes Femmes sont derrière eux.
Martine Callias Bey fait remarquer que la tête du personnage en bas à droite est réalisée d'après le même carton que celle de l'apôtre Thomas de la lancette D du registre inférieur.
3. Résurrection, Sortie du Tombeau.
Nouveaux exemples de verres rouges gravés. Murailles de Jérusalem en grisaille et jaune d'argent sur le ciel bleu clair.
On retrouve les médaillons à l'antique du Tombeau.
Comme le veut l'iconographie de cette scène, un soldat est endormi, les deux autres sont éblouis par le corps radieux du Ressuscité et se protègent d'un geste de la main.
4. Les Sainte Femmes devant le tombeau vide.
On reconnait Marie-Madeleine au premire plan par le luxe de sa parure et la longueur de sa chevelure blonde. Elle pose le pot d'aromates destinés à l'embaumement sur la dalle du tombeau, où ne reste que le suaire, alors que l'ange annonce aux visiteuses du Lundi de Pâques que le Christ est ressuscité :
"Mais l'ange prit la parole, et dit aux femmes: Pour vous, ne craignez pas; car je sais que vous cherchez Jésus qui a été crucifié. Il n'est point ici; il est ressuscité, comme il l'avait dit. Venez, voyez le lieu où il était couché, et allez promptement dire à ses disciples qu'il est ressuscité des morts. Et voici, il vous précède en Galilée: c'est là que vous le verrez. Voici, je vous l'ai dit." Matthieu 28 5-7.
La tête de Marie-Madeleine est réalisée d'après le même carton que dans l'apparition du Christ à la sainte ; sa tenue vestimentaire est également semblable dans les deux cas avec le manteau bleu dont le pan se fixe sous le poignet par la troussière, la robe de fine toile blanche sur le buste, et d'étoffe d'or damassée pour la jupe, les fraises se déployant aux poignets, et les manches bouffantes rouges des épaules.
Il est difficile de préciser si la sainte est en larmes, ou si le verre est altéré par des coulées.
Toute la robe blanche de l'ange est damassée, par un très délicat usage de la grisaille.
Architecture en grisaille sur le ciel bleu. Savants dégradés des verts des feuillages.
Ces panneaux ont été très restaurés, notamment le panneau inférieur.
Inscriptions de lettres sur le galon du manteau (d'or à damassés de rinceaux) de Marie-Madeleine. Cette dernière porte des chaussures (rouges) à crevés, alors à la mode à la cour royale sous Henri II.
LE REGISTRE INFÉRIEUR : LES APPARITIONS DU CHRIST RESSUSCITÉ.
Voir sur ce thème, notamment à Louviers par le Maître de la Vie de saint Jean-Baptiste, vers 1505-1510 :
Les Saintes Femmes ont constaté que le tombeau était vide, preuve indirecte de la Ressurection et ont entendu l'annonce de l'Ange. Puis le Christ est apparu à Marie-Madeleine (comme jardinier au jardin près du tombeau), puis aux Saintes Femmes, puis aux apôtres réunis (Thomas étant absent) Lc 24:36, puis aux apôtres en présence de Thomas Jn 20 :26-29, puis/et à saint Pierre Lc 24:34, à 7 disciples dont Pierre Jn 21:1-2 et aux Pèlerins sur le chemin d'Emmaüs Lc 24:13-15. Au total, l'Église reconnaît dix apparitions du Christ dans son corps glorieux, représenté dans l'iconographie couvert du manteau rouge, tenant l'étendard rouge frappé d'une croix et montrant ses cinq stigmates.
L'apparition du Christ à sa Mère n'est pas mentionnée dans les Évangiles, mais cette scène est décrite dans les Méditations sur la Vie de Jésus Christ du Pseudo Bonaventure vers 1336 à 1364. Discussion et références ici.
5. Apparition du Christ glorieux à sa Mère.
Martine Callias Bey indique que ces panneaux s'inspirent de la la scène homologue de la Petite Passion de Dürer, datant de 1511. Le titre donné par l'article Wikipédia (Apparition à Marie-Madeleine) est erroné, et n'est pas repris sur le site du Louvre.
La Vierge est agenouillée au prie-dieu dans sa chambre, en prière, devant son lit à baldaquin ou ciel de lit (ici avec une tenture dorée damassée au motif de candélabre), mais elle est ici représentée frontalement. Autre différence, le Christ est accompagné de huit anges orants.
.
.
6. Apparition du Christ à Marie-Madeleine, ou Noli me tangere.
Dans un jardin clos de pallisade, le Christ apparaît à Marie-Madedleine qui, agenouillée, semble lui tendre en offrande le pot d'onguent. Les murailles de Jérusalem sont peintes en grisaille sur le ciel. Teintes variées de vert pour les feuillages et pour le tronc de l'arbre qui, vertical et parallèle au corps du Christ s'affirme en métaphore. Verre rouge gravé pour la croix de l'étendard.
L'accent est mis sur l'apparition, et non sur l'injonction Noli me tangere ("ne me touche pas"), et l'élan d'amour de Marie-Madeleine ou le retrait du Christ sont traités de façon atténuée. Il persiste néanmoins l'échange des regards, et la tendresse de la posture du Christ, en contraposto, tête inclinée.
On notera le détail des aiguillettes fixant les manches ; les lettres NMVEAE... sur le galon du manteau ; et le motif en tête grotesque du damassé de la robe.
Tête et main gauche du Christ restaurés.
7. Apparition du Christ glorieux aux pèlerins d'Emmaüs.
Dans une espace fermé (l'auberge) d'architecture Renaissance en perspective avec plafond à caisson, médaillons à l'antique et pilastres aux sculptures en bas-relief, le Christ , assis, rompt le pain, dans un geste qui le fait reconnaître à ses compagnons de route. Ceux-ci portent le costume des pèlerins de Compostelle, avec le bourdon, la besace dont la sangle passe sur l'épaule, et surtout le chapeau rejeté derrière la nuque et portant les bourdonnets (en os ou en ivoire, et croisés par paires souvent autour de la coquille). Ces bourdonnets sont gravés sur le verre rouge.
Curieusement, le personnage en premier plan porte ce chapeau derrière la tête, mais tient également un chapeau, bleu cette fois, et portant (gravés sur verre blleu) les bourdonnets et la coquille.
Le Christ tient également le bourdon de pèlerin.
8. Apparition du Christ glorieux à saint Thomas.
Il s'agit de la scène de l'Incrédulité de saint Thomas, où le Christ fait toucher à l'apôtre, qui doutait de la réalité de la résurrection, la plaie de son flanc droit.
La posture des personnages ne correspond pas bien à cette scène, et le bras de Thomas me semble avoir été très modifié entre l'épaule et la main. Ne s'agissait-il pas au départ d'une Apparition à saint Pierre, modifiée avec repeint de la main sur la plaie ? Voir le panneau homologue de Louviers.
En détail, les délicates architectures en grisaille sur verre bleu.
LE TYMPAN.
Il comporte six mouchettes et six soufflets et est consacré à la Trinité entourée de la cour céleste. Au sommet, Dieu le Père tient le globe crucifère. En dessous, s'inscrivant dans un triangle avec le Père, le Fils et l'Esprit se répondent en miroir, assis de trois-quart et enveoloppé dans le même manteau écarlate que le Père au dessus d'une robe blanche brodée d'or. Mais le Christ tient la croix tandis que le Saint-Esprit, aux traits restaurés, est figuré sous des traits humains et tient la colombe dont il écarte en croix les ailes.
En dessous, deux anges tiennent une banderole avec l'inscription GLORIA PATRI ET FILIO ET SPVI, "Gloire à Dieu, au Fils et au Saint-Esprit".
LE SOUBASSEMENT : LE DONATEUR EN TRANSI.
.
Posé sur une longue dalle de marbre blanc et intégré à la composition des quatre Apparitions, un homme nu à l'exception d'un pagne, livide, barbu, aux cheveux en désordre et aux traits émaciés est étendu, et on comprend vite qu'il s'agit d'un cadavre car sa chair est dévorée par des vers roses qui se repaissent.
On peut hésiter un moment à y voir le cadavre du Christ lui-même, mais cet homme est un "transi de vie", un trépassé, donnant à voir le terrible spectacle de la décomposition des corps après la mort pour convaincre le public — les fidèles, ses frères — de se souvenir de leur destinée : memento mori.
Plus exactement, ce cadavre prend la parole et dit, par des mots inscrits sur le phylactère qui le domine JESUS, SIS MIHI JESUS. Il s'adresse, non aux spectateurs du vitrail, mais au Christ qu'il implore : "Jésus, sois un Jésus pour moi", autrement dit ressuscite-moi comme tu as ressuscité toit-même. Il s'adresse à ce Christ qui est apparu dix fois à ses disciples en leur apportant la preuve de la réalité de sa victoire sur la mort et réclame sa participation à cette victoire, dans une imploration à la fois pleine d'espérance et pleine d'inquiétude.
Émile Mâle nous donne le commentaire suivant :
"A partir de 1400 ces tombeaux forment une suite presque continue. En 1412, le cardinal Pierre d'Ailly fut représenté dans la cathédrale de Cambrai sous l'aspect d'un mort couché dans son linceul1 ; en 1424 Jacques Germain fut sculpté sur sa pierre tombale enveloppé d'un suaire tragique ; en i434,on fit graver sur la plate-tombe qui devait recouvrir les restes de Richard de Chancey, conseiller de Bourgogne, et ceux de sa femme, deux squelettes Gaignières, Pe 1 m, f°8a.; en 1437, les enfants de Jacques Cœur élevèrent à leur mère, dans l'église Saint-Oustrille de Bourges, un monument funèbre surmonté dune figure nue de la morte' ; vers 1467, on marqua la place de la sépulture du chanoine Yver, enseveli à Notre-Dame de Paris, par le fameux bas-relief où se voit le cadavre déjà décomposé du défunt; vers 1490 ou 1500, on plaça sur le sarcophage de Jean de Beauveau, évêque d'Angers, une image décharnée qui porte la mitre et la crosse .
"Le XVIe siècle manifesta un goût plus vif encore que le XVe siècle pour ce genre de représentations. Exemples de cadavres couchés sur des tombeaux du XVI° siècle : tombeau de la comtesse de Cossé aux Jacobins d Angers (1536), Gaignières, Pe 2, f° 10; tombeau de Claude Gouffier à Saint-Maurice d'Oyron, Gaignières, Pe 7, f° 11 (après 1570).
" Les cadavres ne se montrent pas seulement alors sur les tombeaux : on en voit jusque dans les vitraux. En Normandie, les morts sont quelquefois représentés au bas des verrières que leurs veuves ont offertes en leur nom. A Saint-Vincent de Rouen, une sorte de momie parcheminée est étendue au bas d'un grand vitrail consacré aux scènes de la Résurrection; le pauvre mort implore encore, et il crie du fond de son néant : Jésus, sis mihi Jésus, « Jésus, sois pour moi Jésus », c'est-à-dire : « Jésus, tiens ta promesse, et, puisque tu as triomphé de la mort, fais que j'en triomphe à mon tour. » A Saint-Patrice de Rouen, un cadavre est couché au bas du vitrail de l'Annonciation ; à Conches, sous les pieds du Christ célébrant la Cène, on aperçoit encore un mort : il est étendu au milieu des pavots et des jonquilles, et sa veuve prie à ses côtés. Ces œuvres étranges se placent entre 1520 et 1560. Le vitrail de Saint-Patrice, qui seul est daté, porte la date de 1538."
.
Je décrirai dans un prochain article la verrière de la Cène de la baie 12 de 1546 de Conches-en-Ouche (27), mais en voici deux clichés . L'inscription identifie le personnage, Louis-Duval-Martel et la date de 1546.
Le transi est pâle, maigre, son visage aux yeux clos est émacié et grimaçant, mais il n'y a ni décomposition des chairs, ni présence de vers. Les fleurs tempèrent l'aspect macabre de la présentation.
— À Saint-Patrice de Rouen, la baie 15 de l'Annonciation offerte en 1540 par Guillaume de Planes et sa femme montre au soubassement le couple de donateurs et leurs filles agenouillés à leur prie-dieu et entourant le transi, sans-doute le donateur lui-même. Pour le site patrimoine-histoire "Au soubassement, l'ordonnancement des donateurs ne rend pas l'interprétation aisée. On voit en effet, à gauche, une femme agenouillée et sa fille, au centre un transi, et à droite un homme vêtu de noir en oraison devant un prie-Dieu. Qui sont réellement les donateurs? Sont-ce le transi, la dame et sa fille? Le priant de droite est-il le deuxième mari de la dame?"
Sur l'image disponible (infra), on voit un homme barbu, aux longs cheveux blancs, dans un linceul, et au corps nullement décomposé ou en proie à la vermine, sous réserve d'un examen plus précis des détails.
— Martine Callias Bey signale encore deux autres vitraux du XVIe siècle avec ces donateurs en transi : celle de la baie 3 de la Résurrection de 1531 de l'église de Saint-Mards (76) et celle de la baie 1 de la Vie de la Vierge de 1551 en l'église Notre-Dame de Buchy (76).
— À Saint-Mards : Voir Callias Bey p. 417. Baie 3 de la Résurrection, datée de 1531, apparentée à la verrière de l'église de Lintot actuellement réemployée dans la baie 8 de Saint-Patrice de Rouen. Le donateur ecclésiastique, peut-être Laurent Brunel, est représenté agenouillé devant son transi (tête restaurée).
—À Notre-Dame de Buchy, sous la Vie de la Vierge, le transi est Jacques Arnoult [de la Meilleraye ?]. Son nom est inscrit sur le tombeau [CY GIST JACQUES ARNOULT], avec la date de 1551. Je ne vois pas de vers, le cadavre est nu mais non décomposé, le visage est trop altéré pour juger de son état. Le tombeau est entouré à gauche d'un couple de donateur en tenue de bourgeois marchands, et à droite d'un autre couple, de la noblesse puisque l'homme est en armure et accompagné de ses armes de gueules à trois merlettes, également figurées sur son tabard. Voir Callias Bey page 277
Le plus ancien transi serait celui de Jean de Lagrange, mort en 1402 et conservé à Avignon
Ajoutons qu'en l'église de Gisors (Eure), un donateur s'est fait représenter en 1526 en haut-relief dans le mur de la chapelle Saint-Clair de la nef sud de l'église ; Etienne Hamon suggère qu'il s'agit d'un sculpteur sur pierre. L'inscription en latin Quisquis ades, tu morte cades, sta, respice, plora, Sum quod eris, modicum cineris, pro me, precor, ora (*) se traduit par "Qui que tu sois, tu seras terrassé par la mort. Reste là, prends garde, pleure. Je suis ce que tu seras, un tas de cendres. Implore, prie pour moi." Et le transi de conclure, en français cette foi : "Fay maintenant ce que vouldras / Avoir fait quand tu te mourras"
On lit également IE FUS EN CE LIEV MIS / EN LAN 1526
Il s'agit cette fois d'un memento mori.
Le cadavre dont l'intimité est couvert d'un pagne sur lequel il croise les bras est très maigre, sa tête est inclinée vers la gauche, la bouche entrouverte et les yeux mi-clos. Un fémur lui sert de coussin, sous de longs cheveux bouclés. Les mains et les pieds sont décharnés, la sarcopénie sénile fait apparaître les tendons.
(*) cette inscription se retrouverait aussi sur le Tombeau de Perrinet Parpaille à Avignon.
Le même transi se retrouve en l'église Saint-Samson de Clermont-en-Beauvaisis, avec la même citation (sans la formule en français).
.
Au total, on peut souligner que le transi de la verrière de Saint Vincent de Rouen (aujourd'hui à Sainte Jeanne d'Arc), témoigne d'une façon macabre de mettre en scène le donateur qui sera suivie en trois autres églises de la région durant les trente années suivantes, mais qu'il présente deux originalités, la présence de vers de décomposition d'une part, et l'invocation directe au Christ ressuscité disant son espérance de survivre à la mort. Il n'est pas un memento mori, mais un acte de foi dans la donation (cf. Cohen 1973).
— COHEN (Kathleen), 1973, Metamorphosis of a Death Symbol: The Transi Tomb in the Late Middle Ages and the late middle ages and the Renaissance, California studies in the history of art, n°15, 215 pages.
Cet ouvrage s'intéresse au tombeau à image transi, que l'auteur définit comme « un tombeau avec une représentation du défunt sous la forme d'un cadavre, représenté nu ou enveloppé dans un linceul », tombeaux particuliers à l'Europe du Nord à partir de la fin du XIVe siècle. tout au long du XVIIe siècle. Cohen remet en question la vision moderne selon laquelle l’image transi n’était qu’un simple memento mori pour les vivants. S'appuyant sur 200 exemples de tombes avec ou sans images de transi, ainsi que sur la poésie, les hymnes d'église, les prières, les sermons, les textes de cérémonie et les testaments, elle démontre qu'au cours des XVe et XVIe siècles, le sens du transi a évolué , reflétant les changements dans la vie religieuse, sociale et intellectuelle au cours de cette période.
SOURCES ET LIENS.
—BAUDRY (Paul), 1875, L'Église paroissiale de Saint-Vincent de Rouen, par Paul Baudry. Description des vitraux (1875) pages 101-102.
"La première fenêtre du côté de l'Épitre, représente la Résurrection du Rédempteur. Elle a été restaurée en 1868, au moyen de souscriptions recueillies par la Fabrique. Une photographie en donne la reproduction.
Dans l'amortissement de l'ogive, les trois personnes de la sainte Trinité sont entourées d'un chœur d'anges. Deux de ces messagers célestes déploient un phylactère chargé de la doxologie : GLORIA PATRI ET FILIO ET (SPIRIT) VI. Le saint Esprit, personnifié comme le Père et le Fils, par une forme humaine, tient entre les mains la colombe symbolique.
Au plan supérieur de la fenêtre, nous voyons :
1o La descente de la croix qui a pour témoin la sainte Vierge et saint Jean, dont les attitudes expriment la plus profonde douleur. Nous croyons que la figure de la sainte Vierge est de récente restitution.
2°) Joseph d'Arimathie et Nicodême déposant, en présence des deux mêmes précédents personnages, le corps de Jésus dans le tombeau.
3°) Jésus sortant vainqueur du tombeau, pendant que les gardes semblent être endormis ou frappés de stupéfaction.
4°) Un ange, assis sur la pierre renversée du tombeau, et annonçant aux saintes femmes l'accomplissement de la Résurrection. La robe de sainte Madeleine, dont les plis produisent un effet de miroitage parfaitement rendu, doit être une peinture récente, dans la presque totalité. Quelques caractères s'y remarquent ainsi que sur le vêtement de saint Jean, dans le premier tableau.
Au plan inférieur :
1°) Jésus apparaît à la sainte Vierge, qui est agenouillée devant un livre ouvert. L'édifice à l'intérieur duquel la scène se passe est appuyé sur des colonnes de style grec. Des draperies, aux couleurs éblouissantes, descendent d'un splendide baldaquin. Des anges remplissent les vides du tableau.
2°) Jésus, portant les plaies de la Passion, se fait voir à sainte Marie-Madeleine, qui tient le vase de parfums précieux et se prosterne. La sainte femme, richement parée, offre certains points de ressemblance avec celle qui, dans la verrière précédente, figure le même personnage.
3°) Jésus, à table, s'entretient avec les disciples d'Emmaüs et est reconnu d'eux à la fraction du pain. Les trois personnages ont chacun un bourdon de pélerin. Une arcade ouverte, ornée de deux gracieux médaillons de la Renaissance, ménage une belle perspective d'architecture.
4° L'apôtre incrédule, saint Thomas, est aux pieds du divin Sauveur, qui lui fait toucher son côté ouvert. De même que dans le troisième tableau de l'étage supérieur, et dans les premier et deuxième de l'étage inférieur, Jésus tient une croix; et, ici comme dans la Résurrection, et dans l'Apparition à sainte Madeleine, la croix est surmontée d'une oriflamme portant aussi une petite croix.
Sur les tableaux de cette verrière, le Rédempteur est couronné du nimbe commun, au lieu de l'être du nimbe crucifère, son attribut distintif.
Le donateur, rappelant celui de l'un des vitraux de l'église Saint-Patrice, est représenté mort, au bas de la fenêtre. Etendu dans un tombeau, son cadavre est déjà décomposé. Une banderole le couvre dans toute la longeur, avec l'inscription : Jesus sis mihi Jesus, qui devrait régulièrement se formuler ainsi : Jesu sis mihi Jesus."
— CALLIAS-BEY (Martine), CHAUSSÉ (Véronique), GATOUILLAT (Françoise), HÉROLD ( Michel) 2001, Les vitraux de Haute-Normandie, Corpus Vitrearum -p. 399-411, Monum, Éditions du patrimoine, Paris, 2001 (ISBN 2-85822-314-9) ; p. 406-407.
— DAVID (Véronique), 2004, Rouen, église Sainte-Jeanne d'Arc : les verrières, Connaissance du patrimoine de Haute-Normandie, coll. « Itinéraires du patrimoine », 16 p. (ISBN 2-910316-03-3)
— DELSALLE (L.), 1998, "A St-Vincent de Rouen, vitrail dit des Œuvres de Miséricorde", Bull. CDA, 1998, p. 119-130.
— FAVREAU (Robert), 1989, Fonctions des inscriptions au moyen âge, Cahiers de Civilisation Médiévale Année 1989 32-127 pp. 203-232
— MÂLE (Emile), 1925, L'art religieux de la fin du moyen âge en France: étude sur l'iconographie du moyen âge et sur ses sources d'inspiration, A. Colin, 1925 - 512 pages, pages 432 et suiv.
— PERROT (Françoise ) 1995, Vitraux retrouvés de Saint-Vincent de Rouen, Catalogue d'exposition Musée des Beaux-arts, Rouen, 190 p.
— PERROT (Françoise ), « Les vitraux de l'ancienne église Saint-Vincent remontés place du Vieux-Marché » , Bulletin des Amis des monuments rouennais, 1979, p. 71-73
— PROUIN (Norbert), PRÉAUX (André), JARDIN (Anne), 1983, Rouen place du Vieux-Marché, L'Église Jeanne-d'Arc et ses vitraux, Charles Corlet, 36 p.
— RIVIALE (Laurence), 2007, Le vitrail en Normandie, entre Renaissance et Réforme (1517-1596), Presses universitaires de Rennes, coll. Corpus Vitrearum .
—RIVIALE (Laurence), 2003, « Les verrières de l’église Saint-Vincent de Rouen remontées à Sainte-Jeanne d’Arc »,Congrès archéologique de France, 161e session, 2003, Rouen et Pays de Caux, Paris, Société archéologique de France, 2006, p. 262-268.
Erik Dietman (Jönköping,1937-Neuilly-sur-Seine, 2002) est, comme Marcel Duchamp, "un farceur" (Nelly Collin, pour l'exposition Entre lard et l'art) qui participerait du Nouveau Réalisme avec Tinguely, Klein, César, Arman, Spoerri, Robert Filliou ou Hains s'il ne préservait pas son indépendance entre poésie et réalisme.
Mais pour ce Voyage organisé sur l'Adriatique, il délaisse ses habituels pansements de sparadrap et de gaze et nous invite à une escale à Murano pour nous présenter, dans une méchante caisse en ferraille, sa collection de crânes de verre, aux couleurs raffinées et aux or précieux. Il déclare :
"Nous ne vivons plus dans un siècle d’édification. Nous avons haché menu l’idée de Dieu et tentons d’ignorer la mort. Il nous faut parfois buter physiquement contre un obstacle pour que son idée saugrenue nous revienne en mémoire. Oui, nous mourrons. Vous. Moi. Tous. Nous finirons dans une caisse. Ou une cage. Tous les divertissements que nous avons inventés ne nous sauveront jamais du terme qui est le nôtre. Jadis Pascal évoquait la chasse, les jeux de balle. Aujourd’hui nous avons les voyages, les croisières, en Adriatique pourquoi pas. On charge des retraités sur des paquebots comme on entasserait des marchandises dont on ne veut plus. Où donc aller les jeter ? Au large. Loin des yeux."
Chacun de ces crânes est un objet de luxe, mais le détournement de ces luxueux presse-papiers de collectionneurs fortunés dans une cage-ossuaire proche de la benne de déchetterie crée le "choc au noir propre à l'art macabre. Chaque crâne voit le caractère somptueux et inestimable de son individualité déniée par ce destin collectif de rebut, et d'incarcération.
Mais Murano n'était qu'une escale sur l'Adriatique, et les touristes se réjouissent de vivre "une odyssée à la découverte d'une mosaïque fascinante de cultures et de panoramas", pour relier les prestigieuses cités adriatiques, émaillant un rivage idyllique.
Ils sont fiers de participer à cette aventure de dévellopement économique, puisque "à l’horizon 2025, les professionnels du secteur tablent sur la construction de plusieurs centaines de paquebots, la plupart estimant que le marché de la croisière va doubler voire tripler avant 2030, pour atteindre les 117 milliards €, avec à la clé la création de plus de 900 000 emplois."
Certes, "les navires de croisières, toujours plus gigantesques et plus nombreux sur les divers mers et océans , hébergent en moyenne plus 3 000 passagers et membres d’équipage. Ils constituent de véritables cités flottantes dont la majeure partie des déchets, même si certains sont traités, est rejetée directement dans l’océan. Les croisières, au-delà de leur attractivité touristique et de l’image idyllique qu’en diffusent les tour-opérateurs, sont en réalité trop souvent synonymes de pollution du fond des mers, des ports et des régions côtières ; de dégradation de sources d’eau ; de destruction des habitats offerts par les herbiers et les récifs de corail (ancrage des navires et des petits bateaux) ; d’émissions de polluants atmosphériques dans l’air et dans l’eau ; de pression exercée sur les sites terrestres de rejets des déchets ; de production de quantités de déchets pouvant entraîner de graves risques sanitaires et des coûts de nettoyage. Ces navires peuvent produire jusqu’à 120 000 litres d’eaux usées par jour, et 28 000 litres d’eau huileuse de cale, tout en étant exempts du programme de contrôle de rejet des déchets issu de la principale loi de lutte contre la pollution de l’eau, le Clean Water Act américain (s’y ajoutent des émissions de cheminée et d’échappement équivalentes à 12 000 automobiles chaque jour). Chacun utilise l’équivalent de 33 camions-citernes d’eau de ballast, y compris plantes et animaux pouvant causer des maladies, prélevés d’endroits lointains et déchargés dans des ports et des baies à un autre bout du monde ». Même au mouillage, les navires de croisière ne s’arrêtent jamais." Jean-Marie Breton
Mais il n'y a pas de quoi grincer des mandibules et tintinabuler des fémurs ; et il faut bien danser sur le volcan avant que Mort nous fasse danser.
.
"Voyage organisé sur l'Adriatique", Erik Dietman 1999. MBA Nancy. Photographie lavieb-aile 2024.
"Voyage organisé sur l'Adriatique", Erik Dietman 1999. MBA Nancy. Photographie lavieb-aile 2024.
"Voyage organisé sur l'Adriatique", Erik Dietman 1999. MBA Nancy. Photographie lavieb-aile 2024.
"Voyage organisé sur l'Adriatique", Erik Dietman 1999. MBA Nancy. Photographie lavieb-aile 2024.
"Voyage organisé sur l'Adriatique", Erik Dietman 1999. MBA Nancy. Photographie lavieb-aile 2024.
Le piédestal de la croix cénotaphe (calcaire, milieu XVIe siècle chapelle des Cordeliers de Nancy, coll. Musée lorrain) de la duchesse de Lorraine Philippe de Gueldre (1464-1547).
.
.
PRÉSENTATION.
.
Mon but initial était de partager ma découverte, en la chapelle des Cordeliers de Nancy, de ce piédestal aux figures et aux inscriptions macabres. Mais ma consultation de la notice du musée lorrain dédiée à ce monument m'a vite convaincu de l'inutilité de cette démarche, tant cette notice était complète et accompagnée d'un riche dossier photographique.
Ayant saboté par cette introduction mon article, mais sans renoncer à le rédiger, il me reste à tâcher d'aller un peu au delà de cette notice de Pierre-Hippolyte Pénet. Ce que je ferais en deuxième partie dans une réflexion sur les liens entre Philippe de Gueldre l'art macabre .
J'ai d'abord naïvement cru que Philippe (ou Phelippe) de Gueldre était un personnage masculin, avant de découvrir qu'il s'agissait de l'épouse du duc René II de Lorraine, dont le monumental et luxueux monument funéraire occupe, sur 7 mètres de haut, le centre du côté sud de la chapelle des Cordeliers. René II est le vainqueur en 1477 de la Bataille de Nancy , dans laquelle Charles le Téméraire trouva une mort sordide (on retrouva son corps nu dans un étang gelé).
Dame Philippe épousa René II le 1er septembre 1485 à Orléans. Née en 1464, elle était la fille d'Adolphe, duc de Gueldre, et de Catherine de Bourbon, elle-même fille de Charles Ier duc de Bourbon, et sœur de Jean II duc de Bourbon jusqu'en 1488, du cardinal Charles II duc de Bourbon en 1488, d'Isabelle, épouse de Charles le Téméraire et grand-mère de Charles Quint et de Pierre II qui épousa Anne de Beaujeu régente de France. J'ai présenté la nécropole des Bourbon ici :
Orpheline dès 1469, elle fut éduquée à la cour du duc de Bourgogne, sous l’autorité de Marguerite d’York jusqu’en 1483, puis à la cour du roi de France, sous celle d’Anne de France, dame de Beaujeu, jusqu’en 1485. Cette dernière la donne alors en mariage au duc de Lorraine, René II. Douze enfants naîtront de cette union, dont cinq fils survivront.
Devenue veuve en 1508, Philippe de Gueldre refusa la régence instituée en sa faveur par le testament de son mari, laissant le pouvoir aux mains du prince Antoine, l'aîné de ses fils. Retirée durant quelques années au château de Bar, qui lui avait été assigné en douaire, elle entra, vers la fin de 1519, au monastère des Clarisses de la ville de Pont-à-Mousson (*). Sa prise d'habit eut lieu le jeudi 8 décembre de la même année et sa profession solennelle l'année suivante, le jour de la fête de la Conception, 8 décembre 1520. Elle mourut vingt-sept années plus tard, le 26 février 1547, à l'âge de quatre-vingt-sept ans.
(*) Ce monastère fut fondé par sainte Colette, cédant aux sollicitations du duc Charles II de Lorraine et de sa femme Marguerite de Bavière. Les travaux, commencés en 1431, furent terminés en 1447, sous le règne du duc René Ier. Les religieuses, au nombre de treize, prirent possession des bâtiments le 21 septembre de cette même année.
"Cependant, Philippe dispose d’un statut particulier au sein de la communauté. Elle possède une pièce à part et ne dort pas dans le dortoir commun. Elle est rapidement dispensée des rigueurs de la règle, en raison de son état de santé. Lorsqu’elle est malade elle bénéficie d’un traitement particulier, recommandé par ses médecins. Philippe peut donc s’affranchir des normes de vie du cloître. Elle n’oublie d’ailleurs pas la politique terrestre.
Aidée d’une sœur secrétaire, elle maintient une active correspondance avec les princes et l’aristocratie. À Pont-à-Mousson elle demeure une princesse. Le receveur de la ville a ordre de subvenir à ses demandes. Elle interpelle également les autorités locales, comme en 1529, où elle ordonne au maître-échevin de distribuer des aumônes aux pestiférés, jetés hors de la ville.
Philippe dote son couvent de multiples œuvres, dont un magnifique retable (*) encore visible à l’église Saint-Laurent de Pont-à-Mousson." (Est-Républicain)
(*)Retable d'Anvers à six compartiments sculptés et dorés et quatre volets peints.
Elle décède le 26 février 1547 d'une péritonite par perforation vésiculaire. Dans son testament rédigés dès le 23 octobre 1520, elle avait déjà spécifié : "& voulons notre corps viande aux vers soit enterré au cimetière dudict couvent ". Elle aurait obtenu, de son vivant, de faire élever au milieu du cimetière des religieuses, situé dans le cloître, un grand crucifix taillé en pierre afin d’indiquer l’emplacement de sa sépulture. Le crucifix a disparu, et le piédestal fut retrouvé en 1890 au cimetière de Vilcey-sur-Trey.
Piédestal de la croix cénotaphe de Philippe de Gueldre, 1ère moitié du XVIe siècle, Calcaire, H. 116 ; L. 60 ; Pr. 57 cm, Musée lorrain de Nancy Inv. 2121.1 Achat auprès de la commune de Vilcey-sur-Trey, 1895
.
DESCRIPTION.
.
.
Le piédestal débute par un soubassement carré sans sculpture, auquel succéde un étage à deux inscriptions de cinq lignes en ecriture gothique, puis un étage plus étroit dont deux faces opposées montrent un cadavre ou un crâne, et les deux autres une invocation pieuse. Au sommet, la base du crucifix détruit.
.
.
.
La face qui attire immédiatement le regard est ornée d’un petit squelette assis sur un rocher, dans la figure du penseur mélancolique, vu de trois-quart, la tête posée sur la main en signe de douleur et d’abattement. Mais en contraste avec le squelette décharné, les intestins sont représentés par des boyaux en spirale.
Ainsi la duchesse décédée, jadis enterrée en pleine terre du cloitre sous le monument, invitait-elle ses sœurs clarisses à une méditation sur la mort.
.
Cénotaphe de Philippe de Gueldre, v.1547, calcaire, Chapelle des Cordeliers de Nancy. Photo lavieb-aile 2024.
Cénotaphe de Philippe de Gueldre, v.1547, calcaire, Chapelle des Cordeliers de Nancy. Photo lavieb-aile 2024.
.
.
Sur la face opposée, un crâne est sculpté en moyen-relief dans un médaillon suspendu par un ruban. Le sculpteur compose ainsi un "miroir de la Mort". C'est, en littérature macabre, le titre de l'ouvrage Le miroir de mort , "ung excellent et tres prouffitable livre pour toute creature humaine" publié dès 1470 puis en 1481-1482 par George Chastelain historiographe des ducs de Bourgogne. L'inplicit et l'explicit du manuscrit Carpentras BM 0410 reprennent les mêmes vers :
...le miroir de la mort
a glace obscure et tenebreuse
la ou on voit chose doubteuse
et matiere de desconfort.
.
Le texte reprend vite la métaphore :
Pour au miroer de mort mirer
Penser y fault en remirant
Et sy nous fault tous amirer
De ceulx que nous voyons mirer
Pour la mort qui nous va minant
Rien n'y vault don non mie nant
...
Comme ou mirouer si est la glace
La ou on voit sa remembrance
On y choisist et corps et face
Mais de legier elle s'efface
Car elle n'a point de souffrance
Elle ne peut avoir grevance
Que de legier ne soit cassee
Nostre vie est plus toust passee
Mirons nous dont et remirons
Et il se conclut par une série d'anaphores dont la dernière est :
Mirons nous au grand jugement
Mirons nous en la passion
Mirons enfer en dampnement
Mirons la mort et son tourment
Mirons nostre inclinacion
Mirons le monde et sa façon
Mirons nostre fragilité
Mirons nous pour estre saulvés
.
En Bretagne, Jehan An Archer Coz compose en 1519 le Mirouer de la mort, en breton, imprimé à Morlaix en 1575. Sa couverture est illustrée d'un miroir de la mort avec cette injonction : MIRE TOY LA.
.
.
Cénotaphe de Philippe de Gueldre, v.1547, calcaire, Chapelle des Cordeliers de Nancy. Photo lavieb-aile 2024.
Cénotaphe de Philippe de Gueldre, v.1547, calcaire, Chapelle des Cordeliers de Nancy. Photo lavieb-aile 2024.
.
.
Sur la paroi latérale, on peut lire dans un petit cartouche suspendu à un anneau par des rubans l'inscription en lettres romaines « JESU.MA/IOSEPH » (Jésus, Marie, Joseph).
.
Cénotaphe de Philippe de Gueldre, v.1547, calcaire, Chapelle des Cordeliers de Nancy. Photo lavieb-aile 2024.
.
.
Sur la paroi latérale opposée, on peut lire dans un cartouche identique l'invocation « AVE.MAA/MERE.D. » (Ave Maria, Mère de Dieu).
.
Cénotaphe de Philippe de Gueldre, v.1547, calcaire, Chapelle des Cordeliers de Nancy. Photo lavieb-aile 2024.
.
.
Sous les deux motifs à squelette, deux inscriptions sculptées en lettres gothiques auraient été rédigées par la duchesse elle-même. Le coin droit de chaque inscription est abimée, d'où des lettres et mots absents:
Sous le squelette méditatif :
« Cy gist . Ung . Ver . Tourn . en .porriture . re[n]dant . Amort . le tribut . De . nature. Seur. phelip de. Gueldres .fust .roine du passe. terre . lost pour toute. conieture. Cest . La . Mal. De . to[u]te. creature. Seurs. Dictes. lui Req. Pa »
Cy gist ung ver tourn en porriture
rendant à mort le tribut de nature
seur phelip de gueldres fust roine du passé
terre lost soulat pour toute couverture
cest la ma[…] de toute creature
Seurs dites lui requiecat in pace
.
L'insistance sur les vers qui décomposent le cadavre et le transforme en pourriture et en poussière est caractéristique de l'art macabre. On trouve souvent au XVIe siècle en sculpture des "têtes de mort" où des vers sortent par les orbites.
.
Cénotaphe de Philippe de Gueldre, v.1547, calcaire, Chapelle des Cordeliers de Nancy. Photo lavieb-aile 2024.
.
.
Sous la face sculptée d'un crâne
on lit la supplique suivante, dont la dernière ligne est presque détruite:
« O REDEMPTUR.BEOIST.CRUFIE.E.Q.MO
CUEUR.IAMAIS.NADEFFIE.MAIS.ESPER
A.TA.CROIS.JE.MACORDE.COME.A.CELLE.Q
A.VIVIFIE.LE.GENRE.HUMAIN.DU.JOUR »
O redempteur benoiste crucifie
que mon cueur jamais na deffie
mais espere à la croix je maccorde
comme a celle qui a vivifie
le genre humain du jour [moult rude
mon ame priant à ta misericorde]
soit
« Ô Rédempteur benoît crucifié à qui mon cœur jamais n’a défié mais espéré, à ta croix je m’accorde comme à celle qui a vivifié le genre humain du jour horrifié. Mon âme prie en ta miséricorde ».
.
Cénotaphe de Philippe de Gueldre, v.1547, calcaire, Chapelle des Cordeliers de Nancy. Photo lavieb-aile 2024.
.
.
Pierre-Hippolyte Pénet conclue sa notice ainsi :
"Cette iconographie et ces inscriptions sont une transcription du motif du transi funéraire, apparu au XIVe siècle, qui décrit le défunt en état de décomposition. Elles ne sont pas sans évoquer les reliefs très proches appelés « miroirs de la mort » de l’église Notre-Dame de Bar-le-Duc ou du monument funéraire de Claude de la Vallée à l’église Saint-Didier de Clermont-en-Argonne qui sont tous deux accompagnés de l’inscription : « Mirez-vous et considérez comme je suis telz vous serez ». Le monument de Clermont-en-Argonne, représentant le squelette du défunt allongé, complète par une inscription proche de celle de Philippe de Gueldre : « Considérez ma hideuse figure / Quelque belle que vous ayez la face / Sy fauldra-t-il que telle la vous face / Quant consumez servez en pourriture ».
Loin du faste inhérent à son statut princier, le monument de la duchesse témoigne ainsi de son mépris du corps et de sa foi dans le Christ souffrant pour lequel elle avait développé une dévotion particulière."
a) La pierre de l'église Notre-Dame de Bar-le-Duc
Dans un médaillon bordé d’une inscription un crâne tenant un tibia entre les dents est représenté de trois-quarts ; les angles de la pierre sont ornés de crânes et la partie inférieure est gravée d’une citation. Le cadre circulaire comporte cette phrase : « Mirez-vous et considérez, comme je suis tels vous serez » ; l’ordre indique clairement aux vivants de se regarder comme dans un miroir pour connaître leur devenir. Le bandeau inférieur indique : « Naistre, labourer et mourir, L’on ne fait qu’à la mort [courrir] ».
.
.
b) Lemonument funéraire de Claude de la Vallée, dans l'église Saint-Didier de Clermont-en-Argonne, est daté de 1548. Le squelette gisant est surmonté des 3 trois allégories: la justice divine, le miroir de la mort, très semblable au précédent avec les mêmes inscriptions.
Le miroir porte les sentences :
Miroir ou l'homme au naturel,
Se doit recongnoistre mortel.
Mirez vous et considerez
comme je suis tels vous serez.
Naistre labourer et mourir,
Lon ne fait qua la mort courrir
Au-dessous de ces trois premiers bas-reliefs, une niche rectangulaire présente un transi presque à l’état de squelette ; en haut un cartouche explique : « Tu feras ce que vouldras avoir fait au jour que moras » ; près de la tête « Memento mori » et près des pieds « Memento finis ».
.
.
.
.
.
COMPLÉMENTS.
.
Le caractère macabre des termes du testament de Philippe de Gueldre, et de l'inscription qui figure sur ce pièdestal, amène plusieurs réflexions complémentaires :
1. Philippe de Gueldre a fait rédiger en 1506 par Guillaume le Ménant une traduction de la Grande Vie de Jésus-Christ de Ludolphe le Chartreux, qui a été illustrée de 111 enluminures par un artiste nommé par convention, et pour cet ouvrage (Lyon B.M 5125), le Maître de Philippe de Guelde, actif à Paris et peut-être à Rouen entre 1495 et 1510.
Le Maître de Philippe de Gueldre fournit des illustrations pour les imprimés de luxe d'Antoine Vérard, et, outre la famille de Lorraine, il travailla pour Louise de Savoie et Georges d'Amboise (le cardinal d'Amboise). Or, cet artiste est selon F. Avril, dans un style inspiré de Bourdichon, l'enlumineur du manuscrit BnF français 995 (vers 1500-1510 ?) associant la Danse macabre (dérivant de la D.M de Guyot Marchant 1486), le Dit des trois vifs et des trois morts et la Danse macabre des femmes.
Or, cette dernière Danse débute par la déclaration de l'acteur : "Mirez vous icy mirez femmes Et mettes vostre affection A penser a voz poures ames Qui desirent saluacion ...."
Puis, parmi les femmes entrainées par les morts, viennent en premier la reine (Phelippe de Gueldre est reine de Jérusalem et de Sicile), et la duchesse, mais ensuite la veuve dont voici le dialogue avec la morte (notez les cheveux de son cadavre).
La morte : "Femme vefue venez auant Et vous auancez de venir. Vous voyez les autres dauant Il conuient vne foys finir Cest belle chose de tenir lestat ou on est appellee Et soy tousiours bien maintenir Vertus est tout par tout louee."
La veuve : "Depuis que mon mary mourut Jay eu affaire grandement Sans ce que aucun me secourut Si non de dieu gard seulement Jay des enfans bien largement Qui sont ieunes et non pourueux Dont iay pitie: mais nullement Dieu ne lesse aucuns despourueux."
.
.
Mais la réponse de la damoiselle est plus en rapport avec l'épitaphe de Philippe de Gueldre :
"Que me vallent mes grans atours Mes habitz. ieunesse. beautequant tout me fault lesser en plours Oultre mon gre et voulente Mon corps sera tantost porte Aux vers et a la pourriture: Plus nen sera bale: ne chanteIoye mondaine bien peu dure "
.
2. Le Maître de Philippe de Gueldre a enluminé égalementle mirouer des pécheurs et des pécheresses de Jean Castel édité par Antoine Vérard en 1505-1507. On y trouve les enluminures suivantes, suffisament éloquentes :
.
.
.
.
3. Malgré un monument funéraire de plus grande envergure fut édifié après sa mort, vers 1547-1548, au sein de la chapelle de la Conception qu’elle avait fait construire dans l’église conventuelle. Commandé par les descendants de Philippe de Gueldre (dont le duc Antoine le Bon) ou par les clarisses, ce monument, installé dans un enfeu orné de motifs sculptés polychromes, était constitué d’un sarcophage de marbre gris foncé sur lequel était placé le gisant de la duchesse, exposé aujourd'hui en la chapelle des Cordeliers tout près du cénotaphe. Il est attribué au sculpteur lorrain Ligier Richier, dont le duc Antoine s'était attaché les talents dès 1530. La duchesse n'est pas idéalisée au summum de sa jeunesse et dans ses plus beaux atours (comme dans la plupart des gisants) mais est représentée en habit de clarisse, et son visage est bien celui d'une femme âgée que Delacroix décrivit comme "une vieille de quatre-vingts ans dont la tête est encapuchonnée, maigre à faire peur et tout cela représenté de manière à ce qu’on ne l’oublie jamais et qu’on n’en puisse détacher les regards". Ce type de gisant est proche du "transi", défini comme "représentant le défunt de façon réaliste, nu, voire en putréfaction, contrairement au gisant représentant un personnage couché et endormi, dans une attitude béate ou souriante. C'est un genre qui se développe au XVIe siècle en France et en Europe, où on compte 155 tranis, contre 75 au XVe siècle et 29 au XVIIe siècle.
Or, la réalisation la plus connue de Ligier Richier est le Transi de René de Chalon dans l'église Saint-Étienne de Bar-le-Duc, un chef-d'œuvre de l'art macabre qui surmonte le tombeau du cœur et des entrailles de ce dernier, prince d’Orange et ... gendre d'Antoine Le Bon : le traitement en écorché du transi suggère des connaissances étendues en anatomie et une volonté d'émouvoir le spectateur par son réalisme. Ce transi est daté de 1545-1547, il précède de très peu le gisant de Philippe de Gueldre .
.
Gisant de Philippe de Gueldre, Ligier Richier, v.1548, calcaires polychrome, Chapelle des Cordeliers de Nancy. Photo lavieb-aile 2024.
Gisant de Philippe de Gueldre, Ligier Richier, v.1548, calcaires polychrome, Chapelle des Cordeliers de Nancy. Photo lavieb-aile 2024.
Gisant de Philippe de Gueldre, Ligier Richier, v.1548, calcaires polychrome, Chapelle des Cordeliers de Nancy. Photo lavieb-aile 2024.
.
.
SOURCES ET LIENS.
— BOURDIEU-WEISS (Catherine), 2005, « Réflexions sur les Vanités lorraines au XVIIe siècle : diverses formes artistiques », Littératures classiques 2005/1 (N° 56), pages 169 à 175
— TRANIÉ (Ghislain) 2011, Un exemple d'articulation du féminin et du masculin à travers le mécénat. Les pratiques de Philippe de Gueldre (1467–1547) et d'Antoine de Lorraine (1489–1544) , dans Le Moyen Age 2011/3-4 (Tome CXVII), pages 531 à 544
"Lors de son entrée au couvent, Philippe de Gueldre emporte avec elle de nombreux ouvrages de liturgie et de dévotion, acquis de son propre fait ou retirés de la bibliothèque ducale. Quelques-uns de ces ouvrages ont pu être identifiés par les bibliophiles du XIXe siècle : des heures, un temporal, un bréviaire et un passionnaire illustrent le mécénat ducal pour les manuscrits à peinture mais on rencontre également des livres imprimés, tels que La discipline de l’amour divin, un Dialogue de consolation entre l’âme et la raison, les Dialogues de saint Grégoire le Grand, la Vita Christi de Ludolphe le Chartreux/ de Saxe, une Horloge de la Passion de Jésus Christ et, plus étonnant, Le livre de vraie et parfaite oraison de Luther."
La météorite d'Ensisheim (1492), le polyèdre de Dürer (1514), le crâne de cristal (XIXe siècle) et la Tête crâne de Giacometti (1934) : un parcours macabre de l'exposition Voyage dans le cristal au musée de Cluny.
Au gré des six salles de l'exposition, et des cartels des œuvres présentées, c'est un étrange ou macabre voyage qui est proposé au visiteur. Le rapport avec le cristal n'est pas toujours évident, notamment à propos de Dürer et de Giacometti, et c'est bien ces petites énigmes que nous allons tenter de débrouiller. Quand au crâne, et son rapport avec le macabre, central dans mon premier article, nous verrons qu'il tient également une place majeure, mais cachée, pour ces deux artistes.
Je débuterai donc, pour être limpide, par le Crâne de cristal du Quai Branly, avant de partir, tel Indiana Jones, à sa recherche chez Dürer puis Giacometti.
.
.
.
I. Le crâne de cristal.
.
Cette alliance du cristal, pierre de lumière symbole de pureté et d'inaltérabilité, et du crâne, image du memento mori dans les mosaïques romaines ou les Vanités baroques, crée un oxymore troublant, que Patrick Neu a repris dans sa Danse macabre (article précédent).
Il en existe douze autre exemplaires, mais tous n'ont pas cette pureté lumineuse du crâne du Quai Branly. Ce fut la fierté du Musée, comme représentant de l'art des lapidaires atzèques, jusqu'à ce que les analyses scientifiques du Louvre prouvent qu'il s'agissait d'un faux, provenant d'Allemagne entre 1867 et 1886 et commercialisé par Eugène Boban, comme celui du British Museum et de la Smithsonian Institution.
Cette duperie, qui a triomphé pendant un siècle, est elle-même troublante : elle nous révèle la faillibilté de la science et de l'esprit, leçon d'humilité qui s'ajoute à la certitude de notre destin mortel : vanitas vanitatis et omnia vanitum est précisément le message muet des crânes qui nous fixent de leurs orbites creuses.
La lumière se fait un plaisir de passer comme en se jouant à travers ce crâne jadis si savant et d'en révéler l'ombre, creusée d'un cœur éblouissant.
Exposition Voyage dans le cristal, Musée de Cluny, Paris décembre 2023. Photographie lavieb-aile.
Exposition Voyage dans le cristal, Musée de Cluny, Paris décembre 2023. Photographie lavieb-aile.
Exposition Voyage dans le cristal, Musée de Cluny, Paris décembre 2023. Photographie lavieb-aile.
.
.
II. Le crâne de la Melencolia I (1514) d'Albrecht Dürer, et la météorite d'Ensisheim.
.
La série macabre se poursuit par cette Mélancolie de Dürer, et si nous n'en étions pas convaincu, nous pourrions nous rappeler que cette gravure appartient à un cycle où figure le Chevalier, La Mort et le Diable (1513), qui est un Memento mori explicite, mais surtout Saint Jérôme pénitent (1496), puisque la retraite érémitique et pénitentielle est une préparation chrétienne à la mort ; et que saint Jérôme tient un caillou dans la main, pour se frapper la poitrine. Le sablier et le crâne sont présents dans les deux premières de ces œuvres, et s'ils sont absents de Jérôme pénitent, ils sont présents dans Saint Jérôme dans sa cellule.
Un crâne est discrètement représenté sur l'une des faces du polyèdre, déformé comme par une anamorphose. On peut imaginer que la surface polie reflète en une image macabre le visage de la femme ailée, possible allégorie de la Mélancolie. Ce reflet morbide du soi pourrait être donc ce que contemple d'un regard songeur la femme. Et ce que dessine l'enfant sur sa tablette.
Le matin du 7 novembre 1492, une météorite de pierre de 127 kg entre à grande vitesse dans l'atmosphère terrestre. La météorite laisse derrière elle une vive trainée lumineuse, avant de s'écraser dans un champ de blé, à proximité de la ville d'Ensisheim, à 22 km au nord de Mulhouse et à 44 km de Bâle.
Son point de chute est alors marqué par un cratère de deux mètres de diamètre. Les habitants prélèvent des fragments de cette météorite, en guise d'amulette porte-bonheur. Le bailli fait suspendre la météorite, comme signe divin de bon augure, dans le chœur de l'église paroissiale. Elle y reste jusqu'en 1793, date à laquelle elle est exposée à la Bibliothèque nationale de Colmar. De nombreux prélèvements sont réalisés : cadeaux pour des visiteurs d'importance, spécimen à analyser pour Ernst Chladni. En 1803, la ville d'Ensisheim la récupère et la replace dans son église. Le 6 novembre 1854, l'église voit son clocher s'effondrer. La météorite fut alors remisée à l'école, puis à l'hôtel de la Régence devenu par la suite l'hôtel de ville. Elle a été divisée en plusieurs morceaux qui se trouvent aujourd'hui pour la plupart d'entre eux dans des musées, dont le Muséum d'Histoire naturelle de Paris, galerie de minéralogie : elle fait partie des chondrites à olivine et hypersthène, du groupe LL6 dans la classification des météorites.
.
La chute de cette "pierre de tonnerre" a été relaté par de nombreux auteurs notamment en 1492 par Sébastien Brant — De fulgerra anni xcii. Sebastianus Brant — (dont Dürer illustrait alors la Nef des Fous) ou en 1493 dans la Chronique de Nuremberg de Hartmann Schedel : c'est la première chute observée d'une météorite depuis l'invention de l'imprimerie. Certains (W) pensent que Dürer a "assisté" à cette chute ; ou qu'il aurait pu entendre le son, perceptible jusqu'à Bâle, ou enquêter auprès de témoins indirects : son séjour chez des imprimeurs de Bâle est attesté, du moins à l'été 1492.
.
.
.
Cet évènement a en tout cas frappé Albrecht Dürer qui l'a représenté dans sa gravure Hexensabbat (date inconnue) et qui l'a peinte en 1496 au au verso du tableau Saint Jérôme pénitent: la météorite jaune citron est au centre d'un tourbillon de flammes rouges et grises.
.
.
C'est sa traversée incandescente de l'atmosphère qui est représentée dans le ciel de Melencolia I, au dessus de la chauve-souris portant sur ses ailes le titre.
.
.
Le polyèdre contemplé par l'ange féminin est-il une "représentation idéalisée" de la météorite sosu la forme d'une structure cristalline ? En tout cas, ce polyèdre est relié au cristal par la commissaire de l'exposition, puisque rien, sinon, ne justifie la présence de cette gravure (dans son exemplaire possédé par le Louvre) dans l'acte IV du parcours :
"À la Renaissance, la maîtrise de la glyptique et la passion de la taille du cristal atteignent une virtuosité jamais égalée. La redécouverte des codes antiques trouve une expression particulièrement perceptible au travers de rondes-bosses et de pièces d’apparat. [...]Parallèlement, les écrits scientifiques de Platon, Aristote et Euclide sont revisités. Luca Pacioli, avec son De Divina Proportione, est une figure centrale de ce mouvement. Dans la peinture et la gravure, les formes et facettes du polyèdre sont transcendées par Paolo Uccello et Albrecht Dürer qui cherchent à déployer les volumes en facettes."
Il a été prouvé que ce polyèdre est "un cube dressé selon sa diagonale, d’abord étiré selon son grand axe puis tronqué en haut et en bas". Le cube est une forme parfaite, comme la sphère posée juste en dessous.
Jacques Bousquet y consacre un très grand nombre d'articles sur son site artifexinopere, car ce polyèdre est pour lui "avec le carré magique, l’objet le plus intrigant de la gravure". Dürer n’aurait-il pas fait tourner le polyèdre autour de son axe vertical, de manière à ce que l’angelot regarde dans la direction du rhomboèdre ?
Avec lui, et tous les auteurs dont il relate les calculs, les travaux et les hypothèses, ce polyèdre devient un abîme de réflexion, comme le crâne et son interrogation insondable.
.
Exposition Voyage dans le cristal, Musée de Cluny, Paris décembre 2023. Photographie lavieb-aile.
.
.
III. GIACOMETTI ET LE POLYÈDRE : LE CUBE, LA CAGE, ET LE CRÂNE-CUBE
Les commissaires de l'exposition nous prennent par la main pour souligner comment Giacometti reprend le polyèdre de Dürer, et sa réflexion mélancolique sur le crâne.
" Quelques années avant Le Cube, Giacometti produit une mélancolie, La Cage, dans laquelle on peut voir un squelette enfermé dans un cristal, nous rappelant sa fascination pour la Melancolia de Dürer. Ce rapprochement formel se double d’un autre point commun, celui d’une expérience initiatique. Le polyèdre de Dürer est une référence à une expérience personnelle extraordinaire. En 1492, Dürer est témoin de la chute de la météorite appelée «Pierre du tonnerre d’Ensisheim».
De son côté, Giacometti évoque le caractère fondateur de la vision d’une pierre dans la montagne suisse de son enfance : Ce fut mon père qui, un jour, nous montra ce monolithe. Découverte énorme, tout de suite je considérai cette pierre comme une amie, un être animé des meilleures intentions à mon égard; nous appelant, nous souriant, comme quelqu’un qu’on aurait connu autrefois, aimé et qu’on retrouverait avec une surprise et une joie infinie ."
La figure de Dürer (découverte dans l'enfance sous l'influence de son père peintre), sa Melencolia, et en particulier son polyèdre renvoie donc à la figure paternelle, Giovanni Giacometti, qui lui appris à dessiner et à modeler. Alberto découvrit directement Melencolia à l'exposition deu Petit Palais de 1933 sur les estampes de Rembrandt et de Dürer.
La figure maternelle, Anetta Giacometti, est néanmoins centrale, et elle fut le modèle de nombreuses œuvres peintes ou sculptées.
1. "La Table" bronze, 1969, d'après l'original en plâtre, 1933. Centre Pompidou AM1705 S.
"Il appuie son coude sur la table, et reste absorbé dans ses pensées comme un somnambule" (Lautréamont, Les chants de Maldoror)
"Signé et daté par Giacometti, le plâtre fut probablement conçu pour l’« Exposition surréaliste. Sculptures, objets, peintures, dessins » (galerie Pierre Colle, 7-19 juin 1933). C’était, comme le rappelle Giacometti à Pierre Matisse en insistant sur sa fonction d’objet mobilier, « une table pour un couloir » : la conçut-il, déjà entraîné à d’autres commandes de pièces d’ameublement – chenets, vide-poche, cheminée – pour Charles et Marie-Laure de Noailles, qui de fait achètent l’œuvre, le 20 juin, et la placent dans un couloir de leur maison d’Hyères (où elle restera jusqu’en 1951)? Quoi qu’il en soit, en l’exposant galerie Pierre Colle, face à Femme qui marche (1932), il la présente aussi comme une sculpture à part entière. Instabilité ontologique de l’œuvre en effet : à la fois meuble, avec son dos plat s’ajustant au mur et ses objets déposés sur la table, comme l’étaient les bibelots dispersés au-dessus de la cheminée que le sculpteur dessine alors pour l’ensemblier Jean-Michel Franck, et sculpture figurative, offrant un dispositif plastique complexe, très scénographié. Quatre pieds disparates et trop grêles supportent le buste, en forme de pion d’un jeu d’échecs géant, d’une femme à la figure à moitié cachée par un voile, dont le lourd pan menace de déséquilibrer la table ; sur le plateau, devant cette sorte de voyante, sont posés un objet polyédrique (réduction du Cube), un mortier d’alchimiste et une main coupée, motifs récurrents de cette époque de grande angoisse.
Au-delà de la poétique de ce dispositif, qui n’est pas sans posséder la force d’inquiétante étrangeté du Cerveau de l’enfant de De Chirico et qui pourrait presque apparaître comme un « poncif » du surréalisme (la sculpture fut fameuse en son temps, photographiée par Man Ray, exposée à Londres en 1936, reproduite dans le Dictionnaire abrégé du surréalisme de Breton et Eluard en 1938, etc.), c’est, semble-t-il, un ouvrage de « mélancolie » que dresse encore ici Giacometti, dans l’incertitude du saisissement de la figure humaine, dans son aveuglement. Dans le dessin-poème « le Rideau brun », qu’il livre au Surréalisme au service de la révolution (n° 5, 15 mars 1933), il écrit en place des yeux, au centre d’une figure aveugle : « aucune figure ne m’est aussi étrangère même plus un visage de l’avoir tant regardée, elle s’est fermée sur des marches d’escaliers inconnus ». Le propos ésotérique qu’il expose dans Table s’éclairera dans un dessin, Figure (1935) : la table se déploie comme un cube ouvert, pour faire corps avec un buste féminin enfin dévoilé, tenant un cristal polyédrique. En 1935, Giacometti sera prêt à se dégager des énigmes fantasmatiques de la période surréaliste passée pour revenir à la vision directe de la figure humaine." (Agnès de la Beaumelle)
.
De l'autre côté du plateau, Giacometti a posé la main coupée de la femme, un de ses "objets désagréables" qui revet une étrange morbidité, à l'instar des reliquaires parlants du Moyen-Âge. (Catalogue)
.
Exposition Voyage dans le cristal, Musée de Cluny, Paris décembre 2023. Photographie lavieb-aile.
Exposition Voyage dans le cristal, Musée de Cluny, Paris décembre 2023. Photographie lavieb-aile.
.
.
2. Le polyèdre : "Le Cube", plâtre [1934-1934 ] Centre Pompidou.
.
"Le monolithe polyédrique aux douze faces irrégulières – objet de géométrie descriptive et de stéréométrie bien connu pour constituer notamment un des éléments de la Melencolia de Dürer – apparaît à maintes reprises dans l’œuvre de Giacometti des années 1932-1935, comme une citation de la fameuse allégorie gravée du maître allemand, qu’il revoit, en mai 1933, dans une exposition au Petit Palais. Avec ce Cube , qui radicalise la grande colonne polyédrique de Figure (1931-1932), conçue pour le jardin de la villa Noailles à Hyères, et qui annonce sa résolution figurative de Tête-Crâne (1934, AM 1986-58) – les deux œuvres se trouvent côte à côte sur une page de Minotaure , n° 5, mai 1934 –, se pose la question, pour le sculpteur, qui perd son père en juin 1933, de la possibilité ou non d’une apparition de la figure, du saisissement ou non du réel.
.
.
"Étroite association, pleinement mélancolique et récurrente chez Giacometti, du polyèdre et de la tête de mort : déjà un cristal irrégulier, enfermant un pantin-squelette, apparaît sur le dessin de L’Atelier (1932), un caillou de forme identique est posé sur la Table surréaliste (1933, AM 960 S), aux côtés d’une voyante à demi voilée, un autre, à moitié ouvert, apparaît dans la gravure Lunaire (1933), un crâne cristallin polyédrique constitue la Tête gravée (1933-1934, New York, MoMA), un polyèdre irrégulier encercle une figure féminine dans une gravure quasi inédite de la même date ( Giacometti, Le dessin à l’œuvre , cat. exp., Paris, Centre Pompidou / Gallimard, 2001, n° 56), tandis qu’un « objet invisible » polyédrique semble apparaître enfin entre les mains de la grande figure de 1934 : autant d’objets géométriques regardés comme des figures d’énigmes, entachés d’une blancheur lunaire, et associés toujours à des figures comme s’ils en incarnaient le cercueil ou la réduction.
La masse blanche, presque phosphorescente et aux arêtes vives de Cube , qui apparaît à première vue comme un météorite tombé au sol sous l’effet d’on ne sait quel désastre, semble se dématérialiser, s’ouvrir, engageant celui qui regarde à en franchir les parois pour saisir, dans son hallucination, le possible fantomal d’une présence.
Dans la méditation mélancolique du sculpteur, qui vient d’ériger une stèle « cubique » sur la tombe paternelle au cimetière de Borgonovo (*), le Cube , intitulé d’abord par lui Pavillon nocturne (ainsi à l’exposition « Abstrakte Malerei und Plastik, Arp, Ernst, Giacometti, González, Miró », Zurich, 11 octobre-4 novembre 1934), constituerait dès lors le lieu d’apparition / disparition, d’émergence / enfouissement de la figure paternelle : hypothèse étayée encore par la gravure d’un portrait d’homme sur une face d’un des deux exemplaires en bronze du Cube (Zurich, Kunsthaus, Alberto Giacometti Stiftung) (**). À cette méditation se noue étroitement le questionnement, à nouveau crucial pour Giacometti en 1934, sur les perspectives de son travail de sculpteur : l’affrontement devant le modèle avec la tête humaine, qui sera « de retour » définitivement en 1935 avec la Tête-Crâne qui en est la résolution explicite, est ici en gestation. La présentation du Cube à Lucerne (Kunstmuseum, 24 février-31 mars 1935), dans l’exposition « Thèse, antithèse, synthèse », sur un « socle » mobile à quatre pieds coniques (identique à celui qui soutenait en 1927 les Danseurs), socle dont on retrouve plusieurs exemplaires dans les photographies de l’atelier à cette époque, confirme la signification figurative de l’étrange objet géométrique. Ce Cube ainsi finalement nommé, un objet « abstrait » ? « Je le considérais en réalité, dira Giacometti à James Lord, comme une tête »." (Agnès de la Beaumelle)
.
(*) La tombe de Giovanni et Anetta Giacometti à Borgonovo, Italie :
.
.
(**) Bien sûr, on souhaite voir cette "gravure d'un portrait" grattées à la fin des années 1930 sur la face de la deuxième version du Cube (moulage de la version précédente) , du Kunsthaus de Munich. Elle a été effacée du modèle en plâtre inventaire GS 128 mais est conservé sur le moulage en bronze de 1959, GS 025. Les lignes gravées sont décrites comme "une représentation de l'atelier et à un autoportrait". Mais la photographie proposée ne permet pas de discerner le motif :
.
.
.
Inversement, le Cube en plâtre conservé au Centre Pompidou montre des lignes sur trois faces, dont un cercle et une croix.
.
Y-a-t-il un lien entre ces lignes gravées, comparées (pour GS025) à un portrait d'homme, évoquant peut-être la figure paternelle décédée en juin 1933, et le crâne du polyèdre de Dürer ?
Les faces du Cube exposé à Cluny et visibles sans contorsion pour le visiteur ne permettent pas de voir ces gravures.
.
Exposition Voyage dans le cristal, Musée de Cluny, Paris décembre 2023. Photographie lavieb-aile.
.
.
3. "La Tête-crâne". Terre-cuite chamottée, 1934, Centre Pompidou AM1986-58
Pour les auteurs de l'exposition, "Ainsi le Cube et la Tête-crâne sont-ils un seul et même geste, qui ancre l'artiste dans une métaphysique poètique du cristal".
"La Tête-crâne est inscrite dans la suite créative du Cube, y surlignant par le motif l'association mélancolique du polyèdre et de la mort (les deux œuvres apparaissent sur une même planche dans le Minotaure de 1934). De face et de profil droit, un crâne est reconnaissable, les orifices ronds des yeux suggérant le côté osseux et squelettique. Le profil gauche ne révèle plus que la fente rectangulaire de la bouche dans un volume facetté (elle n'est jamais autant une tête cubique que sous cet angle. Par l'arrière, il semble que le bloc soit une macle et alors, sans-doute, sommes-nous face à la « tête-pierre » de Giacometti : Si je vous regarde en face, j'oublie le profil, si je regarde le profil, j'oublie la face ». La correspondance formelle avec le crâne de cristal qu'il avait vu au musée d'ethnographie du Trocadéro est l'indice d'une probable inspiration directe, Tête cubiste (gravure, 1933, New-York, Moma inv.42.1968) constituant un jalon intermédiaire entre le crâne du Trocadéro et sa sculpture." (Catalogue)
.
Exposition Voyage dans le cristal, Musée de Cluny, Paris décembre 2023. Photographie lavieb-aile.
Exposition Voyage dans le cristal, Musée de Cluny, Paris décembre 2023. Photographie lavieb-aile.
Exposition Voyage dans le cristal, Musée de Cluny, Paris décembre 2023. Photographie lavieb-aile.
Exposition Voyage dans le cristal, Musée de Cluny, Paris décembre 2023. Photographie lavieb-aile.
.
.
CONCLUSION.
.
L'exposition de Cluny nous révèle de façon argumentée les liens étroits qui existent entre le Crâne-cristal du Quai Branly, le Melencolia I de Dürer, et les trois œuvres d'Alberto Giacometti, la Cage, le Cube, et la Tête-Crâne.
Le crâne est l'élément central. Le cristal est présent sous la forme indirecte du polyèdre, d'une pierre de structuration géométrique.
La mélancolie est celle qui naît de la méditation devant le crâne, figure de la mort (les Vanités) mais aussi de celle qui naît devant la pierre, le monolithe, la météorite, l'organisation géométrique de la Nature et ses échelles de temps confondante.
La pierre jette l'effroi et place l'artiste devant le défi de le résoudre ; ce défi n'est relevé que partiellement, sous forme d'une création, et d'un échec imposant de poursuivre l'œuvre.
Pour Giacometti, la pierre est d'abord féminine, amicale, et nostalgique, un être animé des meilleures intentions à mon égard; nous appelant, nous souriant, comme quelqu’un qu’on aurait connu autrefois, aimé et qu’on retrouverait avec une surprise et une joie infinie. Mais c'est ensuite la pierre tombale de la mort du père.
Les deux fils conducteurs les plus visibles, crâne et cristal, tissent donc les motifs en entrelacs de la Lumière, du Cosmos, de la Mort, du Temps, et de la création artistique. Le Macabre est là, mais se fait discret.
:
1) Une étude détaillée des monuments et œuvres artistiques et culturels, en Bretagne particulièrement, par le biais de mes photographies. Je privilégie les vitraux et la statuaire. 2) Une étude des noms de papillons et libellules (Zoonymie) observés en Bretagne.
"Il faudrait voir sur chaque objet que tout détail est aventure" ( Guillevic, Terrraqué). "Les vraies richesses, plus elles sont grandes, plus on a de joie à les donner." (Giono ) "Délaisse les grandes routes, prends les sentiers !" (Pythagore)