Surprendre ou comprendre la Grande Tortue Nymphalis Polychloros?
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C'est par une belle matinée de juin que je me rends sur une rive — mi-ombre, mi-soleil— du ruisseau de Kerloc'h, et comme il est encore assez tôt, le cours d'eau n'est pas animé par les va-et-vient d'Anax imperator ou les brèves incursions depuis leur perchoir de Calopteryx virgo.
J'attends, et c'est très agréable de laisser s'installer en moi cet état d'alerte (qui vive ?) et de torpeur, tandis que la tièdeur de l'air m'incite à rester là, au pied d'un noisetier.
J'écoute les chants d'oiseaux, sans même tenter de les identifier. Les minutes s'étirent, comme des nuages.
Je cherche, sous les feuilles, les libellules (Calopteryx virgo) qui s'y sont suspendues pour la nuit, et qui hésitent à monter à l'étage.
Une tache de lumière m'intrigue. Ah, c'est le Robert-le-Diable (Polygonia c-album)! Mais il s'enfuit à peine photographié, laissant la place à un bien banal Tircis (Pararge aegeria). Chacun tente de profiter du soleil avant de regagner l'ombre des sous-bois.
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Je reste au pied de mon noisetier, qui est de belle taille. Seuls mes yeux scrutent les alentours.
Oh, là-bas, se faufilant entre les troncs, la silhouette d'une fouine (Martes foina), marque blanche sous la gorge, et longue queue bien fournie. Impossible à photographier, mais son apparition silencieuse me comble. Comme je suis bien !
Aucune impatience. Le défilé des minutes s'est dissous. Aucun songe, juste l'exquise réalité devant laquelle je suis tapi et dans laquelle je me dissous.
Miracle des feuilles de châtaignier se livrant à la photosynthèse : leur jouissance évoque celle de nos bains de soleil, mais dans un silence absorbé, religieux.
Les noisettes claires se balancent comme des grelots au dessus de la rivière. Les fils d'araignée dessinent des réseaux d'argent.
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Sur une branche proche, je reconnais maintenant un papillon, parce qu'il entrouve très prudemment ses ailes orangées, alors que, jusqu'à présent, il n'en montrait que la partie dorsale, sombre, identique aux écorces. C'est la Grande Tortue (Nymphalis polychloros), ainsi nommée parce que ses ailes ont les teintes fauves et marbrées de l'écaille de tortue, ce matériau d'ébénisterie prisé par les amateurs du temps d'Etienne-Louis Geoffroy qui la baptisa en 1762.
Zoonymie (origine du nom) du papillon la Grande Tortue, Nymphalis polychloros (Linnaeus, 1758).
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Description rapide.
Est-ce un mâle ou une femelle ? Dans cette espèce, les deux sexes sont semblables.
On la nommait Vanesse de l'Orme, mais elle a dû s'adapter à la maladie qui a décimé cette essence, la graphiose. Elle fréquente les bois clairs et clairières, les parcs ou les jardins qu'elle parcourt d'un vol saccadé de brefs et rapides battements d'ailes. Au sortir de la diapause, elle recherche pour se nourrir les chatons de saule, les écoulement de sève de différents arbres et les mélasses de pucerons. En été, elle ne dédaigne pas les fruits mûrs tombés au sol ou restés sur l'arbre ; les visites de fleurs sont plus rares.
On la nomme aussi la Nymphe endormie. En effet, elle ne donne qu'une génération par an, en juin-juillet (elle est dite univoltine), puis elle tombe en létargie estivale (aout), en ressort rarement en septembre ou octobre, et puis elle hiverne dans des cavités d'arbres, de vieux murs, voire à l'abri d'appentis ...
Elle se réveille au printemps et s'accouple.
Les œufs sont pondus par groupes de 100 à 200 unités formant de longs manchons sur les rameaux de la plante-hôte, les Saules, les Peupliers, les Ormes et divers arbres fruitiers.
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Mon observation de ce papillon.
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Si je regarde bien, je constate que je ne vois que quatre pattes. Or, tous les Papillons ont six pattes puisque ce sont des Insectes !
Mais Nymphalis polychloros appartient aux Nymphalidés, ou "pieds en brosse" (brush-footed) ou "quatre pattes" (four-footed). Chez ceux-ci, les pattes antérieures sont atrophiées, repliées dans les poils du thorax et ne participent pas à la locomotion. Chez le mâle, elles sont en forme de brosse, à longues écailles poilues, d'où le nom de "pattes en palatines" choisies par Ferchault de Réaumur en comparaison avec cette fourrure que les femmes de l'époque (1740) se mettaient autour du cou.
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Comme les autres Vanesses, le Vulcain, le Paon-du-jour, la Petite Tortue, le Robert-le-Diable, ses ailes une fois repliées sont ternes, brunâtres tachetées de noir et marbrées de gris, lui permettant de passer inaperçue dans son environnement de sous-bois, ce qui est bien utile lorsqu'elle hiberne.
Mais si elle les écarte, elle expose un orange flamboyant et une parure de saphirs. Est-ce pour effrayer d'un soudain coup d'éventail un prédateur que son camouflage n'a pas trompé, ou pour attirer un partenaire ?
J'essaye de comprendre pourquoi cette Grande Tortue ne se décide ni à rester ailes repliées, pour bien se camoufler, ni à les écarter complètement, pour mieux séduire. Elle ne cesse de faire varier son ouverture, entre "fermé" et "presque grand ouvert". Donc, la clef de compréhension couleurs cryptiques/couleurs attrayantes n'ouvre pas bien cette serrure.
On lit que les insectes doivent réchauffer leurs muscles avant de pouvoir voler efficacement. Et on dit qu'un papillon qui se prélasse utilise ses ailes comme des panneaux solaires pour réchauffer son corps, ou comme des écrans renvoyant la chaleur vers le thorax, où circule la lymphe. La couleur sombre du dessous des ailes absorbe les infra-rouges de la lumière, les couleurs orange ou rouge du dessus le font moins. Mais pourquoi, alors que la température est constante ce matin, ma Tortue ne régle-telle-pas son thermostat plutôt que de toucher en permanence au variateur?
L'ouverture des ailes dépend-elle d'une régulation si sophistiquée et si fine, au centième de degré, qu'elle s'adapte à la moindre variation ?
La température d'un papillon doit être régulée à 40°C Au dessous, il absorbe les IR, en dessus, il rayonne, par un savant jeu de la structure des écailles (100µ) de ses ailes, de leurs stries (1µ), des lamelles de celles-ci, et de la distribution des pigments, chitine et mélanine notamment (Serge Berthier, photonique des Morphos) .
Je regarde ce ballet ailé, fasciné par tant de science chez ce papillon et par tant d'incompréhension de ma part.
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