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2 juin 2017 5 02 /06 /juin /2017 11:09

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LA CHEVÊCHE ET LA PIPÉE DANS LA LITTÉRATURE.

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Alors que l'un des points de départ de ma recherche iconographique est, dans le n° 105 de sa revue La Hulotte, la description par Pierre Deom de la façon dont la Chevêche, de mœurs partiellement diurnes, est houspillée par les passereaux lorsqu'elle se pose sur un poteau ou une branche, et de la manière dont les chasseurs ont profité de cette antipathie des oiseaux diurnes envers ce rapace pour le placer en appât et les attraper grâce à de grandes pinces à linges nommées brais ou breulles ou surtout à la pipée (avec appeaux et gluaux), néanmoins,  les textes anciens que j'ai explorés parlent de l'utilisation d'une chouette ou d'un chat huant, sans que le nom spécifique de Chevêche ne soit cité. Car on trouve plutôt les termes de chouette, chuette, chat-huant, chahuan. 

Certes, Noël Chomel dans la description de la chasse à la pipée de son Dictionnaire oeconomique de 1709 (cf ma troisième partie), et particulièrement de l'utilisation de la feuille de gramen pour piper, écrit : "le bruit qui se fait de cette manière contrefait le cri de la cheveche qui est la femelle du hibou". 

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On peut reculer la date de l'apparition de cette mention de la chevêche lors de la chasse lorsqu'on découvre que Noël Chomel a en réalité copié les Ruses Innocentes dans lesquelles se voit comment on prend les oiseaux.  page 110  de François Fortin, paru en 1688 : Instruction pour une chasse divertissante qu'on appelle  la pipée Ce qui ne change pas radicalement les choses, mais, accessoirement, qui nous donne accès à la description de la feuille d'herbe  de  la Planche 10 figure 9 . "Il faut prendre une fueille, et la tenir avec le pouce, et le premier doigt de chaque main par les deux bouts, a, b, et mettre le bord c entre les deux lèvres jusqu'à la moitié de la largeur, puis en pressant les lèvres l'une contre l'autre, souffler délicatement et contrefaire le cri de la cheveche, qui est la femelle du hibou". On trouvera dans la figure 26 de la Planche 9 le dessin de la feuille de lierre pliée et percée. 

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Pour trouver mention plus précoce dans notre littérature du nom Chevêche, il faut plutôt rechercher la graphie  CHEUECHE. 

Le nom Cheueve [Cheveche] est cité par Robert Estienne dans son Dictionarium cum gallica fere interpretatione de 1531 en traduction du nom VLVLA , puis inversement, il est cité dans son Dictionnaire françois-latin de 1539 page 88 :

CHEUECHE : Une Cheueche, Vlula. Une cheueche ou fresaye, ou selon aucuns ung hibou, Strix.  

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En 1546, ce nom est employé par Clément Marot pour désigner l'animal emblématique de Minerve Athéna :

De Minerua la garde reculee / Et pour auoir este mal taciturne / Va deuant moy la Cheueve nocturne,

et, plus loin

 Quand Nycthimène estant par son gref vice faicte cheueche a eu tant de bonheur / Qu'elle succède à mon premier honneur.. (Livre II, De la métamorphose d'Ovide, Fable VIII.)

Dans ce passage, la corneille (cornix) raconte son histoire : fille du roi Coroneus de Phocide, elle inspira à Neptune une violente passion ; mais pour lui permettre d'échapper à la poursuite du dieu, Minerve la métamorphosa en corneille et fit d'elle sa fidèle suivante ; elle fut pourtant détrônée par Nyctimène. Voir Ovide 2, 566-597.

C'est cette Nyctimène qui concerne ma recherche, puis que dans la mythologie grecque, et pour Ovide, elle est la fille du roi de Lesbos qui la viola. Elle alla se cacher dans une forêt où elle fut prise en pitié par Athéna, qui la transforma en chouette. Autrement dit, Nycthimène, c'est la Chevêche d'Athéna :

"N'as-tu donc pas entendu cette histoire, connue de tout Lesbos, disant que Nyctimène a souillé la couche paternelle ? Elle est oiseau sans doute, mais consciente de sa faute, elle fuit les regards et la lumière, dans les ténèbres, elle cache sa honte, chassée par tous du royaume de l'éther." (Ovide II 591-595)

La dernière partie de la phrase témoigne de l'hostilité des oiseaux diurnes pour la chouette : en latin  et a cunctis expellitur aethere toto. Et Clément Marot est plus explicite en traduisant : 

Ou s'on la voit, tous les autres l'agassent,

Et hors de l'air de tous costés la chassent.

Rabelais cite Nyctimène dans le début de l'Isle Sonnante parmi les oiseaux issus de métamorphose d'héroïnes ou héros, avec  Procné (rossignol ou hirondelle), Ithys (chardonneret, ou ramier),  Antigone (en cigogne) Alcmène (pour Alcyone, transformé en alcyon, Téreus ( huppe), comme autant d'exemples rendant parfaitement plausible l'existence, sur l'Ile Sonnante, d'oiseaux qui étaient jadis des Siticines, ces chanteurs et joueurs d'instruments sur le tombeau des morts. . 

La Chevêche est décrite en 1555 par Pierre Belon du Mans dans son Histoire de la nature des oiseaux chapitre XXXIII : Des deux manières de Chevêches (Des deux maniëres de cheueuche). Mais il ne mentionne pas la chasse qu'elle autorise, ni l'animosité des oiseaux à son égard.

 

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http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b8608302w/f175.item.zoom

http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b8608302w/f175.item.zoom

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L'ISLE SONNANTE DE RABELAIS (1562).

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Dès 1534 puis dans l'édition de 1542  Rabelais, dans son Gargantua, avait cité dans sa fameuse liste des 215 jeux comment le géant joue  "au hibou", puis "à la chevêche" ou plus exactement "au hybou" et "a la cheueche". Voir sur Gallica RES-Y2-2126 folio 80 pour l'édition de 1534, RES-Y2-2130 pour l'édition de 1535 chez  Juste, etc. 

Pour trouver une allusion à la chasse à la pipée associée au nom de la Chevêche, il faut ouvrir le Quint Livre, ou le Cinquième Livre  attribué à François Rabelais et paru en 1564.  Et plus précisément sa première partie, intitulée L'Isle Sonnante. L'ouvrage a pu être conçu en 1550, et l'Isle Sonante est paru en 1562 sous ce titre dans une brochure sans nom de lieu  in-8° de 32 feuillets imprimée à quelques exemplaires. 

A partir de copies souvent fautives de brouillons rédigés lors de l'écriture du Quart Livre, et   rassemblés par des éditeurs après la mort de Rabelais en 1553, nous disposons de trois états de ce texte : L'Isle Sonnante de 1562, le Cinquiesme et dernier  Livre de 1564, et un Manuscrit non autographe (donc rédigé par un copiste) découvert dans la bibliothèque du roi en 1840 et étudié par Paul Lacroix. Dans les trois cas, la Chevêche est mentionnée dans le chapitre VIII intitulé Comment nous fut montré Papegaut à grande difficulté. L'Université de Tours en propose la lecture en ligne.

 

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Voici donc ce bref passage dans les deux versions imprimées :

 

 

"Panurge r'estoit en vehemente contemplation de ce Papegault & de sa compaignie, quand il apperceut au dessoubs une cheuesche, ado[n]c il s’escria en disant: Par la vertu Dieu nous sommes icy pippez a pleines pippes, malequippez. Il y a par Dieu de la pipperie, ripperie, & fripperie tant & plus en ce manoir : regardez là ceste cheuesche. Nous sommes par Dieu assessinez. Parlez bas, dist Editus. Par Dieu ce n’est mye une Cheuesche, c’est un noble cheuecier." (1562)

"Panurge restoit en contemplation vehemente de Papegaut et de sa compagnie, quand il apperceut au dessouz de sa cage une cheueche : adonc se escria, disant : « Par la vertu Dieu, nous sommes icy bien pippez à plaines pippes, et mal equippez. Il y a, par Dieu, de la pipperie, fripperie et ripperie tant et plus en ce manoir. Regardez-là ceste cheueche : nous sommes, par Dieu, assassinez. - Parlez bas de par Dieu, dist Aeditue; ce n'est mie une cheueche ; il est masle : c'est un noble cheuecier." (1564)

 

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Commentaire.

1. Présentation.

Je débute par un rappel de l'argument de ce Cinquième Livre : Les navigateurs abordent d'abord dans l'île Sonnante (ainsi nommée en raison des cloches qu'on y sonne) et leur guide leur explique que l'île est habitée par des oiseaux en cages :

"Les cages estoient grandes, riches, somptueuses, & faictes par merveilleuse architecture.

Les oiseaux estoient grands, beaux &polis à l'avenant, bien resemblans les hommes de ma patrie, beuvoient & mangeoient comme hommes, esmoutissoient comme hommes, pedoient & dormoient & roussinoient comme hommes, brief à les veoir de prime face eussiez dit que fussent hommes, toutesfois ne l'estoient mie, selon l'instruction de maistre Aeditue: mais protestant qu'ils n'estoient ny seculiers ny mondains. Aussi leur pennage nous mettoit en resverie, lequel aucuns avoient tout blanc, autres tout noir, autres tout gris, autres miparti de blanc & noir, autres tout rouge, autres partis de blanc & bleu, c'estoit belle chose de les veoir. Les masles il nommoit Clergaux, Monagaux, Prestregaux, Abbegaux, Evesgaux, Cardingaux, et Papegaut, qui est unique en son espece. Les femelles il nommoit Clergesses, Monagesses, Prestregesses, Abbegesses, Evesgesses, Cardingesses, Papegesses. "

 

 

 

Nous comprenons que l'Île est une métaphore de l'Église, que les oiseaux en cage figurent les membres du clergé en leur églises, couvents ou palais, et que leurs titres sont construits en ajoutant le suffixe -gaut (féminin -gesse) aux noms français de clerc, moine, prêtre  ou abbé, etc..

Cette construction trouve sans-doute son origine sur le jeu de mot rapprochant les mots Pape avec celui de Papegaut, (ou Papegault, Papegai ), un  nom désignant en moyen français soit un perroquet, soit un oiseau en carton servant de cible aux tireurs dans le jeu du même nom, soit une girouette. Voir  Godefroy.

Mais le nom renvoie aussi à Papelart, "faux dévot, hypocrite ", à l'adjectif Papelard,  à Papelardise et à Papelarder, "faire l'hypocrite d'une façon doucereuse". Cette assimilation des prêtres à des oiseaux et ces néologismes créés par Rabelais trouvent donc leur source dans le vocabulaire courant de ses contemporains, mais renvoie immédiatement à l'idée de duplicité : pour l'auteur, le Pape est un perroquet, mais aussi un papelart, qui joue un double jeu. Par le suffixe -gaut accolé aux autres termes, c'est l'ensemble du clergé, c'est l'Église qui est accusée de fausseté.

La métaphore des oiseaux s'étend avec le parallèle entre leur plumage, et les habits ecclésiastiques , puis entre leur chant, et les chants des moines commandés par les cloches. La colonisation de l'île par les volatiles est comparée à l'entrée en religion, causée selon Rabelais par la famine ("Joursanspain") et la surpopulation ("tropditieux" pour "trop d'iceulx enfants").

Le suffixe -gaut renvoie à d'autres résonances. La première est, un peu plus loin dans le texte, la description d'un got, dont il se trouve (pour le sujet qui  nous concerne) qu'il s'agit d'un oiseau de proie :

 "Icy pres de vous est cestuy pour veoir si parmy vous recognoistra une magnifique espece de gots, oiseaux de proye terribles, non toutesfois venans au leurre, ne recognoissans le gand, lesquels ils disent estre en vostre monde. Et d'iceux les uns porter jects aux jambes bien beaux & precieux, avec inscription aux vervelles, par laquelle qui mal y pensera, est condamné d'estre soudain conchié".

 D'autre part, Michèle Huchon y lit une allusion aux margaux et aux godets, des oiseaux décrits par Jacques Cartier dans la relation de son voyage de 1534 : "Tout le jeu onomastique de l'Isle Sonante, fondé sur got et gau, proviennent de ces godets et margaux. (Rabelais, Oeuvres complètes, ed. Pléiade, page 1602 et 1627).

Retenons ceci: le principe de duplicité concerne autant le sens que la forme (les mots), et il faudra s'en souvenir pour interpréter le passage mentionnant la Chevêche.

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2. La chevêche et la pipée dans l'Isle Sonante.

Dans les quatre phrases de notre passage, l'auteur montre Panurge qui aperçoit, sous  la cage du Papegaut (en soubassement du palais du Pape, le Vatican), une chevêche. Sa réaction immédiate est de voir cette chouette dans le rôle qu'elle joue dans la chasse à la pipée : celui d'appât et donc de piège. "Panurge restoit en contemplation vehemente de Papegaut et de sa compagnie, quand il apperceut au dessouz de sa cage une cheueche : adonc se escria, disant : « Par la vertu Dieu, nous sommes icy bien pippez à plaines pippes, et mal equippez.  Dans ce premier degré de lecture, Panurge et ses amis s'assimilent à des oiseaux séduits par l'attirance exercé par la chevêche (Panurge restoit en contemplation vehemente de Papegaut et de sa compagnie") et ils réalisent qu'ils sont — ou risquent  d'être — pris par les filets et gluaux de cette séduction papelarde. La métaphore est, à ce niveau, purement cynégétique.

Mais Panurge enchaîne trois expressions qui procèdent par glissement de sens : "Pippez" / "à pleine pippes" / et malequippez.

— Le verbe piper est polysémique : il signifie, dans le contexte de la mention de la Chevêche, "Imiter le cri de la chouette", et "Chasser à la pipée (en particulier en imitant le cri de la chouette ou en plaçant celle-ci en appât)", mais aussi "Jouer de la pipe, du pipeau" (avec le double sens sexuel de la pipe et du pipeau, en général, et chez Rabelais), et, au figuré, "Tromper, duper en séduisant". Voir CNRTL, ou Godefroy Complément.

— "A plaines pippes"  fait glisser le sens, de la chasse à la pipée vers celui de pippe, "tuyau" (du latin médiéval pipa, même sens, et piparius, "celui qui joue de la flûte". "À pleines pipes" signifie ici "à pleins tuyaux", "à fond", mais renforce le sens de grand flux de liquide puisque pipe désigne aussi un tonneau : 

Nicot 1606 "Pipe, f. Est un petit instrument de bois que l'oiseleur met en sa bouche pour contrefaire le pippis des oiseaux qu'il veut prendre. Pipe aussi est une espece de tonneau à vin, dont on use en Anjou et ailleurs. Et certaine mesure de bled, estant ce mot commun à vin et à bled, tout ainsi que cet autre muyd, duquel on dit muyd de vin, muyd de ble". 

En un mot, la polysémie se renforce, avec son ambiguïté entre la chasse, le jeu de séduction, la tromperie et le piège, et le fait de souffler dans un tuyau (ou, dans la phrase nous sommes bien ici pippez à pleines pippes, le fait d'être l'objet de ce jeu de tuyau). Voir Gargantua XI que le mau de pipe vous byre, tournure gasconne poliment interprétée comme "que le mal du tonneau (ivresse) vous retourne", mais le sens sexuel est évident si la lecture se poursuit : Et sabez quey hillotz, que le mau de pipe vous byre, ce petit paillard tousjours tastonoit cen dessus dessoubz, cen devant derriere , harry bourriquet : et desjà commencoyt exercer sa braguette."

— Mal equippez, qui n'a pas de sens objectif dans cette phrase,  relève du jeu d'écriture, de la paronomase  quippez / pippez, précédé de mal qui peut être lu comme mâle. 

Au total, nous avons affaire à une belle allitération en -pi et -pe, et je ne vais pas vous ôter le plaisir de l'interpréter vous-même.

Poursuivons notre texte : Il y a par Dieu de la pipperie, ripperie, & fripperie tant & plus en ce manoir : regardez là ceste cheuesche. 1562 Ou bien ... de la pipperie, fripperie et ripperie en 1564 (inversion des deux derniers noms) 

L'accusation de tromperie dénoncée par Panurge face à la demeure (la cage, le "manoir") du Papegaut, alias le Saint-Siège, est ici reprise, et le sens de pipperie devient clair : mais cette clarté est immédiatement flouée ou froutée par la dérive des mots dans la rime paronomastique pipperie / fripperie. Ce dernier nom désigne a) un ensemble d'habits, de tissus, d'objets usagés et de peu de valeur, b) un commerce de vieilles fripes, puis par métaphore des vieilleries. Voir CNRTL , Godefroy . Dés lors, la Papauté est dénoncée comme se livrant au commerce de notions et de pratiques d'un autre âge, et qu'il faudrait réformer.

Puis vient la paronomase pipperie, fripperie et ripperie, qui relève surtout de la surenchère sonore puisque le mot est une création de l'auteur. On peut éventuellement le relier au verbe riper, "gratter étriller", mais surtout au terme rippeu, rippeulx "galleux, teigneux" qui accentue la charge sur le Pape.

De Ripe, rippe : ulcère, gale 

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La suite.

 

Regardez-là ceste cheueche : Nous sommes par Dieu assessinez (1562) / nous sommes, par Dieu, assassinez (1564)

On peut comprendre : "nous avons été piégés, nous sommes faits, nous sommes morts", mais dans la duplicité des sens des graphies et des sons, j'entends aussi  "Nous sommes assez sinés",  du verbe segnier, siner "faire une marque, marquer", ou bien "nous sommes assez saignés". 

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Nous terminons par la chute de cette minuscule histoire :

Parlez bas, dist Editus. Par Dieu ce n’est mye une Cheuesche, c’est un noble cheuecier." (1562)

"Parlez bas de par Dieu, dist Aeditue, ce n'est mie une cheveche, il est masle, c'est un noble chevecier ." (1564)

 

"Parlés bas (dist Editus)  de par dieu. Ce n'est mye une cheveche. Il est masle. C'est un noble chevecier." (Manuscrit)

 

Un chevecier, c'est un titre de dignité ecclésiastique  donné au chanoine qui avait autrefois la charge de l'entretien du chevet, du luminaire et de veiller sur le trésor d'une église.  Dérivé de chevez, ancienne forme de chevet, avec le  suffixe -ier : du  latin. médiév. capitiarius « id. » . On trouve aussi : Italien capicerio ; bas-latin capicerius et capitiarius qui est la vraie orthographe, du bas-latin capitium, chevet d'église, de caput, tête. Godefroy.

En tant que maître du chœur, le chevecier est à la tête de la hiérarchie, et on comprend que ce chevecier/chevêche placé immédiatement au dessous du Pape soit redoutable pour ceux qui peuvent être accusés d'hérésie et être excommuniés voire brûlés.

Le terme n'est pas dénué d'ambiguïté, puis qu'il désigne aussi celui qui est digne d'être pendu à une corde de chanvre.  Chevechier, du Cange.

Chevêche et chevechier jouent aussi avec la sonorité du mot archevêque.

Surtout, il ne faut pas oublier le "il est masle". Au sens littéral, celui de la fiction, lorsqu' Editus dit : ce n'est pas une chevêche, c'est un mâle, c'est un chevecier", ses interlocuteurs, qui ne sont pas censés connaître les arcanes du vocabulaire de la hiérarchie des chanoines des chapitres cathédrales, ont toutes les raisons de penser que chevecier est le masculin de chevêche. Après tout, n'ai-je pas souligné que jusqu'au XVII ou XVIIIe, on pensait que la chevêche était "la femelle du hibou" ? 

D'ailleurs, si, sous l'effet des notes de bas de page, nous comprenons de manière trop savante les mots chevêche et chevecier, nous brisons le cadre fictionnel de la fable, où les oiseaux de l'Isle ne sont des hommes d'église que par allusion et allégorie, en clin d'œil de l'auteur, en soulevant le coin du déguisement dont les clercs sont affublés, mais surtout pas de manière explicite. Dans une première lecture, pour que le charme opère, nous devons tomber dans le piège tendu par Rabelais, et considérer que le chevecier est le mâle de la chevêche. Puis, mais seulement dans un deuxième temps, le contexte allégorique et satirique peut nous amener à découvrir le sens réel de chevecier , à mieux goûter à la façon dont nous avons été pipés par Rabelais, et à nous écrier : "Bien joué !". Les éditions modernes nous privent de cette jubilation et nous détournent de la lecture juste.

Le mot chevecier est accouplé par sonorité à celui de chevesche, et ce n'est pas innocent. Chevecier va être contaminé par chevesche, et les éditions du XVIIIe (Le Durlat) vont employer la graphie chevechier. Et mettre alors en évidence le jeu de mot scatologique sous-jacent à cette historiette. Le verbe chier est propre (si je puis dire) au vocabulaire rabelaisien (Gargantua, XIII), et l'auteur aurait autant de mal à nous convaincre de son innocence dans ces alliances de sonorité en -che et -cier que dans ses allusions aux pipes et aux pipeaux.  C'est lourd, certes, mais c'est signé.

 

 

 

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LA LECTURE DE LA "CHEVÊCHE" DE RABELAIS : UN EXERCICE COMPLIQUÉ MAIS INSTRUCTIF.

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Bien qu'il soit très bref, ce passage de l'Isle Sonante m'a amené  à mieux appréhender ma lecture de l'œuvre de Rabelais en discernant divers niveaux de réception du texte.

A)  Texte originel ou texte annoté ?

Aujourd'hui, et dès le XVIIIe siècle, le texte est inséparable de son appareil critique de notes en bas de pages, ou d'un renvoi éventuel à un glossaire. Il est donc nécessaire de faire la différence entre un lecteur "naïf" du texte tel qu'il fut publié au XVIe siècle, et un lecteur assisté par ces notes. Pour lequel Rabelais a-t-il écrit ? Les notes de bas de page explicitent le texte, mais cela ne gène-t-il pas l'effet recherché par l'écrivain ?  Si je compare ses écrits à des farces jouées sur des tréteaux, faut-il qu'un directeur de théâtre viennent dévoiler ce que cachent les déguisements,  et rendre le spectateur certes moins dupe, mais aussi moins apte à jouir des surprises du jeu ?

Ces annotations donnent le sens des mots chevêche et chevecier, ce qui montre qu'il ne sont pas  compris par le lecteur moyen. En effet, le DVLF indique pour chevêche une utilisation infime (non mesurable) avant 1700 (sous cette graphie), une occurrence de 0,8 par million de mots de 1700 à 1800, un pic à 0,45 par million en 1900 avant un effondrement vers 1950. Tout le monde n'est pas lecteur de la revue naturaliste La Hulotte !

De même, pour chevecier, le DVLF indique une utilisation de 0,15 occurrences en 1650, et une extinction de son emploi depuis 1700. 

A l'époque de Rabelais comme à la notre, les lecteurs cultivés ne pouvaient, hormis quelques philologues, comprendre ces mots. 

Je me pose donc la question suivante : Rabelais écrivit-il en misant sur l'utilisation future d'un  dictionnaire en guise d'ouvre-boite donnant accès à la substantifique moelle de son texte, ou bien au contraire comptait-il sur une compréhension à mi-mots et surtout sur les jeux d'intrication du sens et de l'effet sonore?

D'autant que ces doctes commentaires sont souvent envahis par des citations peu appropriées, comme pour masquer l'incompréhension du mot étudié en faisant appel à une occurrence fort opaque dans un auteur de référence. 

 

1°) La première édition commentée fut celle de Jacob Le Duchat  en 1711 (puis 1732 et 1741) :

  • En 1711 fut faite la première édition critique des œuvres de Rabelais, due aux soins de le Duchat et de la Monnoye. Œuvres de Maitre François Rabelais: pub. sous le titre de Faits et dits du géant Gargantua et de son fils Pantagruel, avec La prognostication Pantagrueline, L'epître du Limosin, La crême philosophale, et Deux epîtres à deux vieilles de mœours & d'hummeurs differentes, Volumes 5 à 6.  H. Bordesius, 1711 : Voir page 35.

  •  Une nouvelle édition avec le commentaire de le Duchat parut en 1732, chez Praut, puis en 1741, en trois volume in-4. Oeuvres de maitre François Rabelais: pub. sous le titre de Faits et dits du géant Gargantua et de son fils Pantagruel, avec La prognostication Pantagrueline, L'ei̊tre du Limosin, La crème philosophale, Deux epi̇tres à deux vieilles de moeurs & dʾhumeurs differentes, & des remarques historiques & critiques de monsieur Le Duchat, sur tout l'ouvrage. Nouvelle ed. Augmentée de quelques remarques nouvelles … P. Prault, 1732.

Cet auteur annote 3 noms ou expressions : 

Les commentaires des critiques (1711, 1741) : Le Duchat : 

7. Une Chevesche. "Marot, dans son Epître à un qui calomnia celle qu'il avoit intitulée : Au Roy, pour avoir esté desrobé. Quel qu'il soit, il n'est point Poëte Mais fils ainé d'une Chouette Ou aussi larron pour le moins. A la vue de cette prétendue Chevêche ou Chouette, qui est un Oiseau naturellement larron, Panurge se demène, comme s'il se voyoit déja livré aux Sangsues de la Cour de Rome."

8 Pippez à pleines pippes  "Enjollez, ou endormis, comme au son du pipeau, & ensuite pillez à l'aise, & comme réduits à la besace. Marot, dans son Epitre au Roi pour le délivrer de prison, parle ainsi de son Procureur qui n'avoit tenu compte d'une Becasse dont il lui avoit fait present : Encor je croy, si j'en envoyois plus, Qu'il le prendroit; car ils ont tant de glus Dedans leurs mains, ces faiseurs de pippée, Que toute chose où touchent est grippée. On voit dans les Mémoires de l'Etat de France sous Charles IX. Tom 2. au feuil. 12.a. de l'Edit. de 1579. que la Chevêche sert à une espèce de pipée."

9 . Chevechier. "Les nouvelles éditions, & même celles de  Lyon 1573, 1584 & 1600 ont Chevalier, mais on doit  lire chevechier conformément à celle de Nierg 1573 & à celle d'Estiart 1596, ou chevecier, comme dans celle de 1626. Entre chevèche & chevechier il y a ici une allusion qui consiste en ce que chevèche c'est une chouette, et que le chevechier d'une église ou comme on parle aujourd'hui le chevecier est l'officier qui a soin du chevet de son église, c'est à dire l'endroit où la clôture tourne en rond. Le mot de chevecier vient de cavicerius, qu'on a dit pour Primicerius, ou comme Caput in cera, ou Primus in catalogo, de cet officier, qui est le premier dans l'Église après l'Évêque. Voyez l'Anti-Baillet chap. 39"

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2°) En 1823, l'édition dite variorum, reprend les annotations des auteurs qui l'ont précédés et les complète :  Œuvres de François Rabelais, édition variorum, augmentée de pièces inédites, des songes drolatiques de Pantagruel (ouvrage posthume), avec l'explication en regard ; des remarques de Le Duchat, de Bernier, de Le Motteux, de l'abbé de Marsy, de Voltaire, de Ginguené, etc. ; et d'un nouveau commentaire historique et philosophique par Esmangart et Éloi Johaneau, Paris, Dalibon, 1823, 9 volumes in-8.

Pour notre passage, quatre mots ou expressions sont annotés : Chevesche 12, pippez a pleines pippes 13, / ripperie 14, / cheveschier 15.

 

12 Chevesche "Marot, dans son Épître à un qui calomnia celle qu'il avoit intitulée : Au roy, pour avoir esté desrobé:

Quel qu'il soit il n'est point poète,
Mais filz aisné d'une chouette,
Ou aussi larron pour le moins.

A la vue de cette prétendue chevêche ou chouette, qui est un oiseau naturellement larron, Panurge se démène comme s'il se voyoit déja livré aux sangsues de la cour de Rome. Au reste, cette chevêche , qui fit tant de peur à Panurge, pourroit bien faire allusion au hibou qui vint, dit-on, deux jours de suite, se percher au-dessus de la tête de Balthasar Cossa, connu sous le nom de Jean XXII ou XXIII, en un concile que ce pape célébroit à Rome. Nicolas de Clemangis parle de ce fait dans quelqu'une de ses lettres, et Balœus, qui le rapporte aussi dans la Vie de ce pontife, en donne pour garant ce fameux écrivain. (L. ) — La chevesche est la première dame de compagnie du papegaut, comme le cheveschier ou chévecier est le premier homme d'église, le chef après l'évêque. Voyez Roquefort au mot Chévacerie. Cette chevesche ou chouette est au propre un oiseau de nuit et de mauvais augure, qui prend les oiseaux à la pipée; au figuré, c'est la maîtresse ou le mignon, le concubin du pape, comme Ganyméde, pipé, enlevé par un aigle, l'étoit de Jupiter. Voyez le commentaire historique."

 

13 pippez a pleines pippes :  "Enjollés ou endormis, comme au son du pipeau, et ensuite pillez à l'aise, et comme réduits à la besace. Marot, dans son Epitre au roi, pour le délivrer de prison, parle ainsi de son procureur, qui n'avoit tenu compte d'une bécasse dont il lui avoit fait présent:

Encor je crey, si j'en envoyois plus,
Qu'il le prendroit; car ils ont tant de glus
Dedans leurs mains, ces faiseurs depippée,
Que toute chose où touchent est grippée.

On voit dans les mémoires de l'État de France, sous Charles IX, tome II, au feuillet 12 a, de l'édition de 1579, que la chevêche sert à une espèce de pipée. (L. )"

14 Ripperie : "Volerie. Ce mot a la même origine que rober et dérober comme les gens de robe, parce qu'il est en effet facile de cacher ce qu'on vole sous une robe."

15 Cheveschier "Les nouvelles éditions, et même celles de Lyon 1573, 1584 et 1600, ont chevalier, mais on doit lire cheveschier, conformément à celle de Nierg, 1673, et à celle d'Estiart, 1596, ou chevecier, comme dans celle de 1626. Entre chevesche et chevechier il y a ici une allusion qui consiste en ce que chevêche est une chouette, et que le cheveschier d'une église, ou, comme on parle aujourd'hui, le chevecier, est l'officier qui a soin du chevet de cette église, c'està-dire du fonds de l'église , depuis l'endroit où la cloture tourne en rond. Le mot de chevecier vient de capicerius, qu'on a dit pour primicerius, comme caput in cera, ou primus in catalogo, de cet officier qui est le premier dans l'église après l'évêque. Voyez l'AntiBaillet, chapitre xxxix. (L.)— Le même officier a soin des chapes, de la cire, etc. Ce jeu de mot de chevesche et de cheveschier, dit Ginguené [*], n'est ni de bon goût, ni de beaucoup de sel; mais il sert à amener cette petite sortie: nous sommes icy bien pipés, etc.; et nous devons le pardonner à Rabelais, nous qui ne sommes plus pipés, et qui commençons même à n'être pas mal équipés."

[*] bel exemple de fausse piste, puisque dérober ne tire pas son origine de robe, et que le passage de ripperie à rober n'est pas licite.

[**]Pierre-Louis Guinguené , De l'autorité de Rabelais dans la Révolution, 1791... p. 119

Et voici le même passage annoté par Paul Lacroix dans son édition Charpentier 1840 : voyez page 472 de ce lien.

https://books.google.fr/books?id=iXwJOltKLJQC&printsec=frontcover&hl=fr#v=onepage&q=papegaut&f=false

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SOURCES ET LIENS.

http://jcraymond.free.fr/Celebrites/R/Rabelais/Mediagraphie/Mediagraphie.php

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  • "Il faudrait voir sur chaque objet que tout détail est aventure" ( Guillevic, Terrraqué).  "Les vraies richesses, plus elles sont  grandes, plus on a de joie à les donner." (Giono ) "Délaisse les grandes routes, prends les sentiers !" (Pythagore)
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