Amour, pêcheuse des cœurs : un poème persan d'Hafez copié par Gustav Klimt sur l' éventail de Sonja Knips (3 janvier 1895 ).
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Dans la succession de Sonja Knips, à coté du petit carnet rouge qui figure sur son portrait par Klimt (Vienne, Belvédère, 1898), un éventail atteste que Sonja connaissait déjà Klimt avant de se marier, le 15 février 1896 avec l'industriel Anton Knips (1876-1946).
Sur cet "éventail poétique", amis et parents avaient inscrit des maximes — comme on les trouve également dans les albums de poésie, les Livres d'or et les Album amoricum — dans des cartouches ornant la face antérieure. Par exemple, par Adolf Hlaver le 23 avril 1895
"Ins Leben blicke freundlich hinein/doch hoff' Dir nicht zu viel/ treu' folg dem einen Ziel /am Besserwerden glücklich sein/", "Regarde gentiment la vie / n'espère pas trop / fidèlement pour réussir dans le seul objectif / devenir meilleur / "
ou
oder „D schön Sonja is a Dirndl worn / die Sach' war net schlecht/nur daß man ihr d'Hand küss'n soll / Das paßt net recht / Wien 17. 9.1894")
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Mais le revers avait été entièrement réservé à Gustav Klimt. Dans un cartouche vertical au fond doré, Klimt a inscrit, en lettres noires, un poème d'amour du poète persan Hafez-e Chirazi (Chiraz, 1326-1390).
"Die Freiheit ist ein Meer
Und seine Fische Herzen;
Sie schwimmen ohne Schmerzen
Behaglich hin und her.
Doch diese Lust, wie Schade!
Ist von geringer Dauer;
Es wohnet am Gestade,
Es stehet auf der Lauer
Liebe, die Fischerin.
Sie fischt mit eignen Angeln;
Sie fischt mit Ambralocken;
Die purpurrothen Fischchen,
Sie kommen unerschrocken,
Sie lassen von der argen
Sich gar zu gerne locken,
Und eines um das andre
Ist ihrer List Gewinn."
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La liberté est une mer
Ses poissons sont des cœurs ;
Ils vont et viennent à la nage
À leur aise et sans douleurs.
Mais ce plaisir, quel dommage !
Ne dure qu'un temps ;
Habite sur le rivage
Se tenant aux aguets
Amour, la pêcheuse.
Elle pêche avec ses propres filets ;
Elle pêche avec des boucles d'ambre ;
Les poissons pourpres arrivent intrépides,
Ils se laissent trop volontiers
Par la mauvaise attirer,
Et l'un après l'autre
À sa ruse ils succombent.
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Tout le travail de cet article a été de retrouver le texte en allemand, la traduction (S. Partsch), et la source de ce poème.
Ce poème avait été publié par Georg Friedrich Daumer (1800-1875) dans ses éditions de 1846 et 1856 à Hambourg de Hafis Eine Sammlung persischer Gedichte nebst poetischen Zugaben aus verschiedenen Völkern und Ländern, Hoffmann und Campe
https://archive.org/details/bub_gb_tipBAAAAMAAJ
https://archive.org/details/bub_gb_8oQ6AAAAcAAJ
https://books.google.fr/books?id=skU_AAAAIAAJ&printsec=frontcover&hl=fr#v=onepage&q&f=false
J'ignore si l'attribution à Hafez est encore valide aujourd'hui.
cet éventail témoigne de l'intérêt de Klimt — et de son époque — pour l'orientalisme mais aussi de son souci d'une œuvre d'art total associant un objet d'artisanat du quotidien avec la poésie et la peinture.
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À coté de ce poème d'Hafez, Klimt a peint l'image d'une jolie femme en robe blanche (de mariée), coiffée d'un chapeau, qui tient une canne à pêche et attrape dans l'eau un tas de petits cœurs. Au dessus d'elle plane un cœur ailé et transpercé d'une flèche autour duquel flottent des têtes de bébé ailées.
À droite de ces dernières figure un aphorisme de Goethe, la signature de Klimt et la date du 3 janvier 1895.
"Liebe schwärmt auf allen Wegen,
Treue wohnt für sich allein;
Liebe kommt Euch rasch entgegen,
aufgesucht will Treue sein." (Goethe extrait de Claudine von Villa Bella, 1788, remaniement du texte de 1775.)
L'Amour vagabonde sur tous les sentiers
La fidélité vit seule et retirée
L'amour vient à nous sans tarder
La fidélité on la doit visiter.
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Il n'existe pas d'illustration en ligne de cet éventail, appartenant à une collection privée, mais on la trouverait dans le volume 7 de Belvedere : Zeitschrift für bildende Kunst de 2001, page 54.
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Manu von Miller 2004 a vu dans ce revers d'éventail le témoin d'une relation amoureuse entre Klimt et Sonja Knips, antérieure à son mariage : Klimt se serait servi de cet éventail pour rompre cette liaison, dénoncer les pièges du mariage et la tristesse de la fidélité amoureuse, comme il l'avait fait avec un autre éventail sur lequel il adressa ces mots à une belle : Beßer ein Ende mit Schrecken – alsein Schrecken ohne Ende! "Mieux vaut une fin effroyable qu'un effroi sans fin". Il s'agirrait de Camilla Sodoma.
Pour Susanna Partsch, néanmoins, l'éventail ne démontre ni relation amoureuse entre Klimt et Sonja Knips, ni rupture, mais le revers ressemble seulement à "des vœux de bonheur adressés à la jeune femme à l'occasion de ses fiançailles", l'image de la pêcheuse de Hafez n'étant qu'un peu taquin envers la jeune femme, et les bébés ailés étant "des souhaits de nombreux enfants". Elle resta d'ailleurs par la suite très liée à l'artiste, à sa compagne la couturière Emilie FLöge dont elle était une cliente, et à la Wiener Werkstätte.
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Le portrait de Sonja Knips.
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"Le portrait de Sonja Knips, peint en 1897/98, marque le début d'une série de portraits de femmes de grand format, montrant surtout des dames de la riche bourgeoisie viennoise. La taille représentative de l'image et le format carré - c'est le premier portrait de Klimt dans ce format - sont liés aux concepts de représentation de la nouvelle clientèle de Klimt. Gustav Klimt avait commandé à son frère Georg la fabrication d'appliques en cuivre plaqué et doré sur le cadre. Les circonstances exactes de la commande du portrait de Sophie Amalia Maria Knips, née Dame Potier des Echelles, appelée Sonja Knips (1873-1959), ne peuvent être reconstituées, pas plus que l'époque de la première rencontre entre Klimt et son modèle. Cependant, la datation du carnet de croquis rouge montré dans la peinture et les premières études de portrait dessinées fournissent des informations suffisantes pour une commande en l'année 1897. "
"Cette peinture, souvent considérée comme l’œuvre d’ouverture de la Sécession viennoise, marque un tournant dans les portraits de Gustav Klimt : le modèle est représenté grandeur nature et le format carré constitue une nouveauté. Ce qui frappe est le contraste entre les parties peintes avec une grande précision (le visage par exemple) et d’autres parties nettement plus suggérées. Sonja Knips, de son vrai nom Sophie Amalia Maria (1873-1959), est la fille d’un maréchal de camp de l’armée austro-hongroise. Mariée au riche industriel Anton Knips, Sonja deviendra une fervente admiratrice de l’art moderne et soutiendra les sécessionnistes via de multiplies commandes. Dont ce portrait, qui fait partie des œuvres majeures de Gustav Klimt. " http://livresque-sentinelle.blogspot.fr/2015/10/portrait-de-sonja-knips-par-gustav-klimt.html
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La Femme à l'éventail. Dame mit Fächer, Gustav Klimt, 1917-1918, Vienne, Sammlung Leopold. Huile sur toile, 100cm x 100cm.
Ce tableau était encore inachevé dans l'atelier de l'artiste à sa mort. Notez encore le format carré propre à Klimt. Le kimono a glissé sur l'épaule gauche, tournée vers le peintre, dénudant la poitrine, et l'éventail, tout en feignant de la cacher, en fait apparaître le mamelon comme un œil malicieux. Une grue, un faisan doré et un phénix ornent le fond, comme dans les étoffes damassées orientales.
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Par rapport à la métaphore de Hafez, où les hommes étaient des poissons succombant aux appâts d'Amour la Pêcheuse, il est intéressant d'explorer ce que devient le croisement des thème de l'érotisme, de la Mer et des Poissons dans l'œuvre de Klimt.
Wasserschlangen II, Serpents d'eau. 1907.
Serpents d'eau II montre des corps de femmes , flottant horizontalement en apesanteur, dérivant comme des lianes aquatiques, ondulant, ondoyant, en dessous d'un poisson coupé .
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Gustav Klimt, Wasserschlangen II (Freundinnen), Serpents d'eau, 1905, huile sur toile 80 cm x 145 cm. https://fr.wikipedia.org/wiki/Fichier:Klimt_-_Wasserschlangen.jpg
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Wasserschlangen I, Freundinnen I.
Les corps ondulent toujours, mais verticalement, et ne nous regardent plus, mais c'est le poisson, en bas, qui nous fixe.
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Gustav Klimt, Goldfishe, Poissons d'or. 1901/1902 Soleure, Kunstmuseum, Dübi-Müller Stiftung, 181 x 67 cm.
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Voir aussi
Klimt, Eaux mouvantes
Klimt, Ondines
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SOURCE :
— PARTSCH (Susanna), 2012, Représentation de femmes, in Gustav Klimt, tout l'œuvre peint, Tobias G. Natter ed. Taschen, 659 pages, page 193.
J'ai emprunté ce livre volumineux à la Bibliothèque Universitaire de l'Université Occidentale de Bretagne (Brest) : j'étais, depuis son acquisition, son deuxième emprunteur, (en avril 2018, après une première sortie en 2014). Cette escapade hors des studieux rayons fut, pour nous deux, une merveilleuse aventure. La bibliothécaire m'avait promis une belle tendinite en ramenant chez moi ce bébé de plus de 7 kg mais j'y ai échappé en m'arrêtant régulièrement.
—DAUMER (Georg Friedrich), 1846, Hafis: Eine Sammlung persischer Gedichte, nebst poetischen Zugaben aus verschiedenen Völkern und Ländern, Hamburg (Hoffmann und Campe) Hamburg, Hoffmann 1846. Réed 1856.
https://archive.org/details/hafiseinesammlu00daumgoog
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