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Pour l'Ensemble vocal de Catherine, Warum bëtrust du dich fait partie du répertoire. Mais moi, qui suis débutant, je me retrouve à ânonner et à tâtonner de la voix sans progresser.
Comme tous les cancres, je contourne la difficulté en cherchant à comprendre les paroles, puis à chercher pourquoi elles sont arrivées sur la partition à laquelle je suis soumis.
Première découverte : ce Warum appartenait au "Petit livre d'Anna Magdalena Bach". Enquêtons.
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Jean-Sébastien Bach est arrivé à la cour de Köthen en 1717. Trois ans plus tard, le 17 juillet 1720, sa première épouse, Maria Barbara, décéda, le laissant veuf avec 4 enfants de 6 à 13 ans. La même année, la jeune soprano Anna Magdalena Wilcke est engagée, à 19 ans, à la cour du prince Léopold d'Anhalt-Köthen et elle chante, comme prima-donna sous la direction du maître de chapelle du prince, qui la remarque : elle devient madame Bach le 3 décembre 1721. Ils auront ensemble 13 enfants entre 1723 et 1742.
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En 1722, Jean-Sébastien offre à son épouse un cahier de musique (klavierbüchlein) afin qu'ils y copient la musique qu'elle affectionne. C'est le premier de ses deux Notenbüchlein. 25 pages sont perdus mais on y trouve aujourd'hui les cinq premières Suites françaises pour clavecin. Toutes les pièces sauf 2 sont de la main du compositeur.
Le 22 mai 1723, la famille s'installe à Leipzig. Naissance de Christiana Sophia Henrietta, qui décédera 3 ans plus tard. En février 1724, naissance de Gottfried Heinrich, le premier fils du couple. Bien que doué pour la musique, il s'avère "arriéré mental".
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En 1725, Jean-Sébastien arrive à la maison avec un cadeau . Anna-Magdalena l'ouvre et découvre un livre, à la couverture verte avec deux rubans jaunes pour marquer les pages.
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Sur la couverture, ses trois initiales A M B (*) , ont été gravées au fer en lettres d'or. L'année 1725 est aussi gravée en dessous en chiffres très gais, le 1 a la forme d'un petit bonhomme . Un cadeau d'anniversaire de mariage ? On ne sait pas. Mais Anna-Mag saute au cou de Jean-Seb : Danke Schatz, merci chéri !
(*) complétées plus tard à l'encre A nna M agdal. B ach.
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Plus grand que le livre de 1722, il renferme 67 feuillets, dorés sur tranches et tous vierges. La soprano a compris, ce sera son deuxième Notenbüchlein. Le premier était peut-être déjà terminé ?
J-S.B n'attend pas, il l'inaugure le jour même en inscrivant à la première page sa partita en fa mineur (première version de la Partita n°3 BWV 827). Puis viendra en page 2 la sixième partita, puis — on n'est pas sectaire —les compositions d'autres musiciens, comme les menuets de Petzold, le rondeau "Les Bergeries" de Couperin avant que le petit livre ne devienne l'album familial où les enfants (Johann Christian, né en 1735, Carl Philipp Emmanuel, né en 1714 du premier mariage) n'y placent leurs essais de composition (CPE pages 18 à 21). C'est le plus souvent Anna-Magdalena qui tient la plume, elle copie très bien la musique, puisque c'est elle qui trace déjà les partitions de toutes les compositions de son mari. Mais d'autres pages sont écrites par la main de Jean Sebastien, certaines par les fils Johann Christian et Carl Philipp Emanuel, et d'autres par quelques amis de la famille tels que Johann Gottfried Bernhard et Johann Gottfried Heinrich.
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Hormis les pièces pour clavecin, le Petit Livre contient 9 airs à chanter BWV 508 à 518.
Ainsi, l''air So oft ich meine Tobackspfeife, la "chanson de la pipe à tabac", BWV 515 est anonyme, mais c'est peut-être une composition ou une copie de Gottfried Heinrich, car l'écriture est enfantine ou maladroite .
Et, j'y viens, c'est à la page 102 que se trouve l'aria Warum betrüst du dich, BWV 516.
Comme c'est émouvant de le découvrir ainsi !
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La partie de dessus ne correspond pas à ma partition, mais la partie pour basse continue, c'est exactement ma partie de basse !
Je crois ressentir un vague frémissement de motivation pour en reprendre l'étude.
Presque.
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C'est un air composé pour soprano ( pour Anna-Magdalena ) et basse continue. On parvient à déchiffrer les paroles, mais les voici avec la traduction en français.
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Warum betrübst du dich und beugest dich zur Erden,
Pourquoi es-tu si triste et penchée vers la terre,
Mein sehr geplagter Geist, mein abgematter Sinn?
Mon âme si torturée, mon cœur si fatigué ?
Du sorgst, wie will es doch noch endlich mit dir werden,
Tu t'inquiètes de ce qui finalement t'arrivera,
Und fährest über Welt und über Himmel hin.
Et tu vas à travers le monde et le ciel.
Wirst du dich nicht recht fest in Gottes Willen gründen,
Si sur la volonté de Dieu tu ne t'appuies pas fermement,
Kannst du in Ewigkeit nicht wahre Ruhe finden.
Tu ne pourras pas trouver le repos dans l'éternité.
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Je ne me vois pas du tout apprendre ça par cœur. Déjà l'Erlkönig en classe d'allemand avait fait l'objet d'une impasse...
Voyons voyons comment amadouer ce texte. Six vers, c'est un sizain. Douze ou treize syllabes. Et des rimes ABABAA, en -en et -in.
Et des sons qui scandent les vers : Be- dans le premier vers, Ge- et -Ter dans le deuxième, Or- dans le troisième, ü dans le quatrième.
Des mots qui se répètent comme dich dans le premier, mein dans le deuxième,
Ou un rappel entre Wirst du et Kannst du.
Et le chiasme "in Gottes Willen" / "in Ewigkeit".
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Warum betrübst du dich / und beugest dich zur Erden, D
Mein sehr geplagter Geist, / mein abgematter Sinn? E. couple Geist/Sinn
Du sorgst, wie will es doch / noch endlich mit dir werden, O -I
Und fährest über Welt / und über Himmel hin. U -Ü
Wirst du dich nicht recht fest / in Gottes Willen gründen,
Kannst du in Ewigkeit / nicht wahre Ruhe finden.
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Mais tous les spécialistes sont formels : l'auteur de ce texte est inconnu.
Je retrouve pourtant des sizains avec cette structure ABABAA dans les six strophes d'octosyllabes de Meinen Jesum laß' ich nicht de Christian Keimann, repris dans les cantates BWV 70 et 70a, 124, 154 et 157 de Bach . Voici la première strophe et ses rimes -icht et -en.
Meinen Jesum laß' ich nicht.
Weil er sich für mich gegeben,
So erfordert meine Pflicht,
Klettenweis' an ihm zu kleben;
Er ist meines Lebens Licht;
Meinen Jesum laß' ich nicht.
Les rimes -icht et -en seront encore celles des strophes 2 , 3, et 6,tandis que les strophes 4 et 5 seront en -icht et -et.
Qui est ce Christian Keimann ou Keymann (1607-1662) ? Il fut en 1634 directeur-adjoint du lycée de Zittau, en Saxe (et recteur en 1638). Ses hymnes, au nombre de 13, passent pour les meilleurs de son temps : "ils respirent une ferme conviction de foi religieuse, et se caractérisent par une exceptionnelle beauté poétique : "They rank high among those of the 17th century, being of genuine poetic ring, fresh, strong, full of faith under manifold and heavy trials, and deeply spiritual."
Je remarque aussi que Bach lui emprunta la 1ere et 6eme strophes de son poème de 1658 pour sa cantate BWV 124 en 1725, à Leipzig, pour le 1er dimanche après l'Epiphanie, le 7 janvier 1725. L'année où il offrit à son épouse son carnet de chant. Quoique ses emprunts débutent en 1716 (BWV 70a) et se poursuivent jusqu'en 1727 (BWV 157).
Outre ce Meinen Jesum laß' ich nicht, Jean-Sébastien Bach a aussi utilisé son Freuet euch, ihr Christen alle pour son BWV 40 ,mvt 8, 1723 et son Sei gegrüßet, Jesu gütig (des sizains là encore, au nombre de 7) pour le BWV 410 et 499. Dans ce dernier poème, la structure des rimes est principalement AABBBB ou AAAAAA, mais sur 42 vers, 28 se terminent en -en : une véritable manie! Que dis-je ? Une signature !
Conclusion : j'ai l'intime conviction que l'auteur anonyme de Warum betrüst du dich avec ses rimes ABABAA est bel et bien sorti aujourd'hui grâce à moi de son anonymat.
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Et le sens profond du poème ? Pourquoi es-tu si triste et penchée vers la terre, Mon âme si torturée, mon cœur si fatigué ? On ignore à quelle date Anna Magdalena a copié sur son Notenbüchlein cet Aria, mais cette date peut correspondre à une période d'abattement après les décès en bas âge de sept des enfants des époux Bach. Ou relever de la posture religieuse calviniste ou luthérienne qui incitait les gens à chanter Komm, süßer Tod, komm selge Ruh (Viens douce mort, viens bienheureux repos) BWV 478 plutôt que des chansons d'amour.
Bon, ma récréation est terminée, je reprends ma leçon avec courage. WA-A-RUM, etc... Ça va rentrer.
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SOURCES ET LIENS.
https://imslp.org/wiki/Category:Keymann%2C_Christian
https://www.bach-digital.de/receive/BachDigitalSource_source_00001136
https://digital.staatsbibliothek-berlin.de/werkansicht?PPN=PPN862771390&PHYSID=PHYS_0102&DMDID=DMDLOG_0038
http://www.bach-cantatas.com/Texts/Chorale054-Eng3.htm
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