Nénégalley du Futah-Djalon :
L'exposition
Anna Quinquaud, une sculptrice en Afrique
au Musée des Beaux-Arts de Brest (5 février-17 mai 2014).
Premier voyage : Enquête sur une femme Bellah : l'exposition Anna Quinquaud au Musée des Beaux-Arts de Brest.
Troisième voyage : Sur la piste du Papango : la danse de l'oiseau par Anna Quinquaud à Brest.
Deuxième voyage 1930-1931 : le Fouta-Djalon.
J'emprunte au dossier pédagogique de l'exposition cette présentation :
Voyages de la maturité. 1930-1931 : peuples foulah, coniagui et bassari.
Anna Quinquaud a besoin de quatre années pour préparer son retour en Afrique, d’autant que cette fois elle part sans bourse, sur ses propres deniers, pour huit mois chez les peuples des montagnes du Fouta-Djallon, en Guinée française. Elle y vit, dans le chef-lieu de Pita, au milieu des Peuls sédentarisés, les Foulahs, aux profils racés et aux silhouettes longilignes.
Une expédition la mène vers les Coniaguis et les Bassaris, tribus marquées par l’art de la chasse et de la guerre. Les sculptures exécutées trahissent une belle plénitude, que ce soient Aïssatou, femme de Mamadou Alpha, d’une beauté altière, Kadé, fillette de Tougué, un peu boudeuse, Nénégalley, fille de Tierno Moktar, chef de Pita, et une Fillette foulah dans toute la saveur de la jeune enfance, ou encore une Maternité Pita, à l’élégance taillée dans un beau bloc de bois exotique, ceinte d’un voile que l’on peut imaginer bleu-clair. Bijoux et coiffures sont très justement rendus. L’Archer coniagui au repos à Youkounkoun semble leur protecteur. L’artiste a gagné en pureté et en simplicité. Les critiques sont unanimes à louer la beauté des sculptures rapportées de ce deuxième voyage en particulier lors de l’Exposition coloniale internationale de 1931.
I. Nénégalley, fillette du Fouta-Djalon.
Cartel de l'exposition :
Nénégalley, fille de Tierno-Moktar chef de Pita (Guinée).
Bronze à patine verte, 1930.
Musée des Années Trente, Boulogne-Billancourt Dépôt du Fond National d'Art Contemporain.
La séduction de ce bronze tient à la simplicité des traits du visage autant qu 'aux précisions accordées aux bijoux. L'attention d'Anna Quinquaud pour les parures avec lesquelles les femmes africaines ornaient leur corps était entretenue par son frère, administrateur colonial, qui les avait étudiées en détail dans un mémoire.
Bronze H. 0,40 x L. 0,17 x P 0,17 m
Le frère d'Anna Quinquaud, Joseph Quinquaud (1885 – 1946) était administrateur en chef de la France d'outremer. Il est l'auteur du tome I de L'expansion française en Afrique occidentale : les missions de Beeckmann au Fouta-Djallon, Société de l'histoire des colonies françaises, Paris, 1942 puis Larose, Paris. Il est aussi l'auteur d'un long article intitulé "La pacification du Fouta-Djallon" Revue d'histoire des colonies 1938 Volume 26 n° 116 pp. 49-134. (Persee.fr). On voit donc combien il connaissait le Fouta-Djalon. Hélas, je n'ai pas trouvé le mémoire de Quinquaud sur les parures africaines que signale le Musée. A défaut, je prends note de ce qu'indique Wikipédia dans l'article "Peul" :
Les femmes portent le pagne, bleu indigo, et le boubou de couleur très foncée, parfois noire. Les Peuls sédentaires adoptent parfois le style des ethnies avec lesquelles ils cohabitent. Les femmes portent le pagne, et le boubou, et attachent sur leurs têtes un morceau de tissu qui est la version féminine du turban, moussor.
Les femmes peules pratiquent le tatouage des lèvres et des gencives à l'indigo, des paumes de la main et des pieds. Elles percent leurs oreilles et y insèrent des anneaux d'or, ou des boucles d'oreille d'or imposantes et torsadées. Elles mettent un petit anneau en or ou en argent aux narines. Les jeunes filles ont à leurs poignets et à leurs chevilles, plusieurs anneaux d'argent ou de cuivre symbolisant leur richesse.
Les Peuls sont un peuple à cheveux longs, lisses à ondulés permettant un type de coiffure particulier où les cheveux sont ramenés sur le sommet du crâne, formant une coiffure en "gourde" célèbre chez les Wodaabe et les Bororos. Les femmes bororos ramènent en chignon leurs cheveux à l'avant, le reste des cheveux est sectionné en plusieurs parties qu'elles tressent, et qui retombent sur les côtés de la figure et à l'arrière de la tête. Les métissages ont multiplié les styles de coiffures. Celles-ci sont nombreuses, en forme de losange, triangle, et plusieurs noms leur sont donnés. Malgré la diversité des coiffures chez les femmes peules, le plus souvent les hommes et les femmes sont coiffés de la même façon. Chez les femmes, l'art de la coiffure est très développé. Pour la coiffure elles se servent de pièces de monnaie, de cauris, de beurre de karité, de perles. Les femmes portent des Saris comme les femmes Touaregs au Sahel, des robes multicolores à volants, des pagnes et des blouses indigo clair au Burkina Faso. Chaque groupe possède ses propres couleurs à base d'indigo plus ou moins clair, ses propres liserés, le graphisme est souvent à base de frises, de triangles, de losanges colorés. Les femmes sédentaires réalisent des coiffures en cimier. Les Peuls rasent parfois leurs cheveux suivant la mode arabe de piété, les femmes portent deux ou trois nattes simples avec un voile fin à l'arrière de la tête, simple ou richement décoré. Le "cheveu" est très investi chez les Peuls, et si leur nature le permet, la femme préfère les porter aussi longs que possible. Cependant, la coiffure féminine sera toujours « nattée », richement décorée ou semi-couverte en public.
Mais connaissez-vous le Fouta-Djallon ? Moi, j'en ignore encore tout, et je dois partir à la découverte du pays de la charmante Nénégalley, de son papa qui est le chef de Pita, et des surprises qui m'y attendent.
II. A la découverte du Fouta-Djalon grâce à Foutapedia.
Foutapedia est, comme son nom l'indique, une encyclopédie sur le Fouta-Djallon de Guinée. Le nom me plait, ce sera mon guide.
Le Fouta-Djallon (avec un seul l, ou bien deux) est encore appelé Moyenne Guinée et est principalement peuplé de Peul. Je trouve dans Foutapedia une carte, et, sur celle-ci, la ville de Pita maps, celle de la petite Nénégalley.
On voit que le relief est montagneux. Pita est à 998 mètres d'altitude et compte aujourd'hui 15 000 habitants. En-effet, "Grand comme deux fois la Suisse à laquelle il est parfois comparé («la Suisse africaine»), le Fouta Djallon est un plateau divisé en plusieurs massifs coupés par des vallées profondes. Le point culminant du Fouta est le Mont Loura, dans la préfecture de Mali, avec 1.515 mètres d'altitude. Son relief et sa pluviosité font du Fouta le château d'eau de l'Afrique de l'Ouest. Bafing-Sénégal, Gambie, Konkouré, Tinkisso-Niger y prennent leur source."
Cette pluviométrie élevée (1771 mm/an sur 110 jours) crée déjà, pour un brestois, une affinité de bon aloi (1100mm/an en 211 jours). Je poursuis.
"Éleveurs de tradition, les Peuls se sont peu à peu sédentarisés et ont développé une activité agricole basée sur la culture du fonio. L'élevage reste, malgré tout, une activité importante avec un cheptel abondant mais peu mis en valeur, le troupeau étant avant tout un signe de richesse et de prestige. La culture du riz, du maïs et du mil s'est aussi progressivement développée mais dans une moindre mesure.
En dehors de l'agriculture et de l'élevage, l'artisanat et le commerce sont les deux domaines d'activités des populations locales. Les principaux artisans sont les tisserands, les teinturières, les cordonniers, les vanniers, les potiers et les forgerons."
Mais qu'est-ce que le fonio ? une céréale (graminée) de terrains pauvres, de couleur blanche cultivée pour ses graines, qui doivent être décortiquée au pilon et au mortier, travail laborieux revenant aux femmes. On la fait cuire comme du riz (11 minutes) pour préparer bouillies, couscous, boulettes, pain et beignets. La tige mesurant 80 cm, on récupère aussi de la paille, bien utile.
De l'histoire, je retiens (pour resituer le contexte du voyage d'Anna Quinquaud) que la région est devenue colonie française en 1893 : "Elle fut intégrée, avec le Sénégal, le Soudan français (Mali) la Côte d'Ivoire, à l’Afrique Occidentale Française (AOF) en juin 1895, avec Saint Louis (puis Dakar) comme capitale. La France imposa un système d'administration coloniale identique à celui appliqué dans les autres territoires africains de son empire colonial. L'émiettement en multiples chefferies rivales facilita l'emprise française sur le pays. La Guinée française devint par la constitution française du 7 octobre 1946 un «territoire d'outre-mer»."
Auparavant, avant la colonisation, "Après la fondation de l’Etat confédéral théocratique du Fouta Djallon, l’Etat a été subdivisé en neuf provinces ou diwé (en pular, singulier diwal) à savoir Bhuria, Fodé Hadji, Fougoumba, Kébali, Koïn, Kolladhè, Labè, Timbi et Timbo. Chaque chef de diwal exerçait son pouvoir avec une certaine autonomie politique en relations avec le pouvoir central de Timbo, capitale du Fouta Djallon." Pita appartenait au diwal de Timbi.
Pour comprendre qui était "Tierno-Moktar", papa de Nénégalley, Futapedia me dirige vers l'article de Gilbert Vieillard, Notes sur les coutumes des peuls au Fouta-Djallon, Larose, Paris, 1939. "L'ancien Fouta compte actuellement 50 chefs de canton Peuls, dans les 5 cercles issus de son démembrement ; ils sont désignés par le mot lando, ou par leur titre personnel, généralement Alfâdyo, parfois Tierno ou Mobiddo. leur personnalité est double, ils ont un aspect fonctionnaire français, un aspect princier indigène. Le chef de canton est responsable d'un territoire qui souvent ne peut être traversé qu'en une semaine de marche et qui est situé à une distance du chef-lieu encore plus grande : il doit, sur ce territoire, percevoir les impôts, fournir les hommes, assurer des transports de matériel et de message, surveiller des travaux, entretenir la sécurité des personnes et des biens, recevoir et aider tous les gens de l'administration et des service techniques...il a donc à son service un secrétaire, lettré en arabe et en peul, et des hommes désignés sous le nom de batula, "hommes de cour".
Toujours selon Gilbert Vieillard, dans le Fouta-Djallon musulman, on compte "2/3 de "nobles", ci-devant pasteurs, conducteur de peuple et amis du loisirs, et 1/3 de serfs, de race agricole, mais abrutis par la servitude."
Tierno-Moktar, "chef Moktar" doit être un de ces nobles lettrés. Wikipédia m'indique : Le Fouta-Djalon fut un centre de culture théologique peul. Les grands poètes-théologues sont Thierno Samba de Mombéya, Thierno Saadou de Dalein, Thierno Aliou Bhoubha Ndian et Thierno Diawo de Pellel, ouThierno Mawiatou de Maci et Ramatoulaye de Télico. Ils sont considérés comme d'illustres personnalités issues de la noblesse du Fouta et prêchant le bon exemple (le Peul savant et pieux, fervent dans la religion).
On cite un marabout qui porte ce nom de Thierno Moktar : "Tierno Moktar, de Dalen (Hoore Komba) né vers 1850, de la famille Seleyanke (Dialluɓe) fils de Chékou Saadou, Karamoko réputé et auteur d'ouvrages foula. Tierno Moktar est un marabout instruit et intelligent qui continue à Dalen l'enseignement de son père, et donne entre temps des consultations juridiques. Il est le conseiller attitré du chef de province, Modi Gandou, et se flatte d'avoir été appelé à plusieurs reprises par Alfa Yaya à régler des procès difficiles. Il est le cousin de Tierno Ibrahima Dalen. Il a de nombreux disciples dans la province même à Dalen, et à Tunturun."
Aujourd'hui, la préfecture de Pita dispose d’une superficie de 4.320 km2 pour une population de 239.236 habitants dont 92% en zones rurales, 85% engagés dans l’agriculture et 55,7% femmes. L'une des fiertés du patrimoine traditionnelle, outre les tissus peuls teints à l'indigo (le lépi), le bonnet peul ou Puutoo et les cases en tenté ou en motifs dits meltol bitti, est la coiffure féminine en cimier nommée Dioubadé.
Signification de " Foulah".
On rencontre lors de la visite de l'exposition le terme "foulah" ( "filette foulah", "femme foulah"). Il s'avère qu'il s'agit simplement d'un synonyme de "peul", en usage au XIXe siècle chez les voyageurs occidentaux : les Foulahs ou fellans. L'article Peul de Wikipédia cite une longue liste de synonymes, débutants par F (Foules, Fulah, Foullah, Fellah, etc.) ou par P (les Peules ou Poules, Pholeys, Peuhl, Poullar, Pullo, etc.). On lit en 1840 : "Les Foulahs , de sang pur, ont la taille svelte et élevée, la figure ovale, le nez aquilin, la peau colorée mais non pas noire, les extrémités des membres fines et petites."
Un sénateur français en visite au Foutah-Djallon en 1931 :
"Le pays montagneux qu'habitent les Foulahs est dans l'Afrique tropicale une exception singulière. C'est un amas de hautes roches, hautes de plus de 1.000 mètres, dont la structure et les contours annoncent une antiquité plusieurs fois millénaire.
Dressé sous le soleil des tropiques, ce château fort de montagnes allongées et arrondies contient des vallons d'une végétation magnifique et variée : feuilles pourpres du manguier, fleurs jaunes des acacias, cannas pourpres, fleurs vieil argent, fleurs lilas, champs de jasmins naturels. Les routes n'ont plus l'aridité nue de la brousse des côtes : baobabs, fromagers, tulipiers, bambous, arbustes aux odeurs violentes, tous ajoutent à la montagne une vie forestière qu'accroissent les cours d'eau se ruant en cascades aux plaines de la Basse-Guinée. Dans les vallées, a culture vivrière et les pâturages se développent en agglomérations agricoles dont la vie pastorale tient à la fois de celle du paysan et de celle du chasseur. Le long des rives des cours d'eau s'accumule une verdure de jungle, toute tressée de lianes illuminées, d'orchidées sauvages, d'où s'envolent par milliers des oiseaux verts, rouges, or : perroquets, tourterelles, ramiers., etc. Le soleil et la pluie, ces deux grandes forces des tropiques, sont si dominateurs qu'en une journée, après la tornade, le paysage change d'aspect, les feuilles poussent, vert pâle ou rose, tellement vite qu'elles suivent un rythme régulier en s'épanouissant et donnent une décoration toute stylisée. Qu'elles sensations neuves que de traverser ces paysages portée en hamac par de robustes noirs, par vals et par rocs, sur des « ponts de singes » faits de lianes entrelacées souvent à 10 mètres au-dessus des torrents jaillissants ! Volupté forte et âpre de ces immensités en deçà desquelles on devine d'autres immensités aussi solitaires, aussi primitives !
Les agglomérations, très rares, sont traversées de sentiers étroits bordés de pieux ou de haies d'arbustes avec quelques grands arbres de-ci de-là ; dans les enclos, les orangers multiplient leurs pommes jaunes, leurs parfums pénétrants autour des maisons coniques de chaumes tressés d'où s'élève la mosquée primitive de l'Islam, le Missidi."
in L'Illustration, 27 juin 1931 par Henry Bérenger, sénateur de la Guadeloupe, président de la Société coloniale des artistes français.
III. Maternité, Pita.
"Dans ce paysage vit la race foulah, race antique de sang mêlé, d'allure austère et plutôt triste remontant à des origines seigneuriales de grands ancêtres nomades venues d'Egypte et d'Éthiopie. Les femmes, longues et minces, ont une élégance qui les distingue très nettement du reste des négresses africaines. Un pagne blanc et bleu roulé à la hauteur des hanches, elles ont la tête le plus souvent encadrée d'un voile bleu clair : l'harmonie de ce bleu avec leur chair ambrée que cerclent des colliers d'ambre est une joie pour les yeux. Leurs coiffures sont savantes : cimiers aigus de métal posés sur des nattes tressées comme de la dentelle et encadrées de pièces de bois, de piécettes d'argent d'un effet original et vraiment esthétique. Le grain de leur peau est très fin, leurs grands yeux sont noirs et un peu bridés, le cou haut et gracile, la bouche petite et large, les attaches élégantes et rehaussées de henné, la démarche lente et hanchée, presque féline en son apparente langueur. Les hommes sont grands, minces, d'une singulière agilité, avec des figures allongées et méditatives qui respirent souvent la dureté et la duplicité un peu dédaigneuse des aristocraties musulmanes."
in L'Illustration, 27 juin 1931 par Henry Bérenger, sénateur de la Guadeloupe, président de la Société coloniale des artistes français.
III. Femme de Fouta-Djalon.
Cette sculpture, d'abord réalisé en terre cuite sur place en 1930, a été très célèbre pour avoir fait la couverture de L'Illustration du 27 juin 1931. Puis elle a été reproduit en grès par la La Hubandière (HB) qui a sorti de ses ateliers en 1931 une dizaine de modèles en noir, rehaussés quelquefois d’or et de platine, puis en 1957, dix nouveaux exemplaires édités cette fois uniquement en faïence et noir. Les établissements Jules Henriot, ont fait appel également à l’artiste. Puis en 2012, les faïenceries Henriot à Quimper procèdent à une nouvelle édition.
IV. Fillette Foulah.
La quasi nudité contraste avec la présence d'un bracelet et d'un collier, et surtout avec la complexité du tressage des cheveux.
V. Kadé, fillette de Tougué, 1931.
Tougué est une préfecture du Foutah-Djalon située à une centaine de kilomètres au nord-est de Pita est également peuplée en majorité de peuls, mais aussi de Djallonkés et de Diakankés. Malgré une richesse minière importante (bauxite), elle vit d'élevage, de la culture de fonio, de riz, de pomme de terre, d'oignons et d'arachide. C’est une zone privilégiée pour la production de fruits (mangue, agrumes, papaye, avocats, banane, goyave) et plusieurs d'autres productions potagères. Lire l'article de Foutapédia qui lui est consacrée.
J'admire la retenue avec laquelle Anna Quinquaud evite toute recherche d'exotisme spectaculaire ( s'abstenant de représenter la fameuse coiffe en cimier) pour rendre l'intériorité grave et fière de son modèle. En reprenant chacune des statues que j'ai photographiées, je constate que les yeux, s'ils ne sont pas réellement fermés, sont occultés, ne mettant pas en évidence le regard : de ce fait, puisque le contact oculaire ne s'établit pas, nous restons à distance, contemplant avec respect un recueillement dont on ne sait s'il traduit la souffrance (la jeune esclave Bellah), la lassitude résignée de peuples colonisés, le repli sur soi d'un être confronté aux intrusions des "blancs", une tristesse native, la difficulté d'être femme, ou (et c'est mon sentiment) la profondeur qu'atteint la vie intérieure lorsqu'un muet dialogue s'établi entre un modèle et un artiste, la contemplation attentive de l'un suscitant l'écoute réflexive de l'autre.
La coiffure est faite de trois parties : en avant, les trois nattes tressées sur un crâne presque rasé ; en arrière, un casque de mèches serrèes ; devant l'oreille, cet élément rectangulaire divisé par deux rainures et dont je ne sais s'il s'agit d'un décor en bois, ou bien à un tressage de cheveux comme sur cette photographie. On trouvait le même emploi dans la Maternité de Pita.
On trouve aussi cet élément pré-auriculaire de coiffure dans le Portrait de jeune femme de profil en bleu :
VI. Archer coniagui.
"La colonisation s'était heurtée à une très forte résistance, en particulier chez les Peuls du Fouta-Djalon, les Coniaguis et les Guerzés."
Le cartel de l'exposition indique :
Archer coniagui au repos à Youkounkoun (Guinée).
Bronze, patine brune, vers 1930. Musée d'Art et d'Archéologie, Guéret. Autant dans ses sculptures masculines que dans ses représentations féminines, Anna Quinquaud s'attache, comme ici, à une sobriété distinguée, faite de réserve et d'émotion retenue, ce qui montre sa distance à l'égard du naturalisme. Ici, pas de réalisme scrupuleux ou anecdotique, mais une expression générale, des volumes simplifiés, une attitude suggestive plus que décrite.
Youkounkoun est une sous-préfecture du Nord de la république de Guinée, à quelques kilomètres de la frontière sénégalaise. Chef-lieu de préfecture au temps de la colonisation française, la « ville » perdit ce statut dans les années 1980 au profit de Koundara. Youkounkoun est la bourgade principale du pays Coniagui.
Les cases sont aussi resserrées les unes par rapport aux autres, ce qui change des villages traditionnels Peuls et les soubassements des maisons sont en pierre et non en terre. Les Coniaguis et les Bassaris sont deux groupes ethniques cousin, d’origine Djallonké qui ont résisté à la vague de migration Peule, en se retranchant dans les zones arides. Ce sont des agriculteurs, des chasseurs, des cueilleurs au physique petit et trapu. Coiffés de leurs immenses chapeaux de plumes, ils perpétuent encore leurs cérémonies de rites initiatiques, qui ont traditionnellement lieu en Avril et Mai. Ils conservent encore leurs coutumes et leurs habillement : les Hommes portent les étuis péniens, et les Femmes des petits caches sexe en perle ce qui témoigne de leur éloignement de l’ère moderne (Texte trouvé en ligne, daté du 19 juillet 2013).
Dans le numéro du 27 juin 1931 de L'Illustration, le sénateur radical-socialiste Henry Bérenger écrivait :
"Au nord-ouest de cette contrée, au confins du massif du Fouta-Djallon, Mlle Quinquaud a séjourné dans les curieuses tribus des Coniaguis et des Bassaris, où elle a pris quelques-unes de ses sculptures les plus expressives. Races noires, encore fétichistes, où survivent les traditions de la guerre et de la chasse."
"Les jeunes archers de quinze à vingt ans ont la souplesse musclée des félins, nus, portant seulement autour des reins la frange de cuir terminée par des pattes de scorpion, l'arc sur l'épaule, se reposant sur une seule jambe à la façon des échassiers. Après la circoncision, ces jeunes gens restent en brousse de deux à trois ans pour « l'initiation ». Cela consiste à lancer la flèche, à manier la lance, à supporter toutes fatigues, à endurer toutes souffrances, à mépriser la femme, à oublier tout ce qui a été la vie d'enfant pour devenir un être nouveau. Un geste symbolise cette transformation : au retour,, ils ne doivent pas reconnaître leur mère, même ils la battent pour bien montrer qu'ils l'ignorent. Alors elle, la mère, enivre son enfant avec du dolo et ils se reconnaissent sous l'emprise de l'alcool. Après cette initiation seulement, le jeune homme a droit à la femme. Ces jeunes guerriers sont de véritables génies de la montagne, frères des fauves, et qui conservent en eux l'hérédité de la cruelle Afrique noire et rouge d'autrefois." Henry Bérenger, sénateur de la Guadeloupe, président de la Société coloniale des artistes français.
Il m'est difficile de ne pas évoquer l'Athena pensive du Musée de l'Acropole (460-450 av. J.C.), ce qui me prouve combien Anna Quinquaud possède cette capacité de dépasser son regard de touriste coloniale pour dégager, dans un classicisme paradoxal, des types humains d'une grande profondeur.
Archer au repos à Youkounkoun.
Poursuivant les évocations que l'œuvre précédente a fait naître, je pense, devant celle-ci, au topos du Chevalier pensif, dont la figure principale est Lancelot dans le Chevalier à la charrette, mais dont l'exemple qui me fascine le plus est celui de Perceval contemplant trois taches de sang laissées dans la neige par une oie sauvage. On peut aussi penser à Pinabel dans le chapitre II du Roland furieux de l'Arioste, découvert par la jeune Bradamante. Dans tous les cas, nous avons affaire à un "amant esbahi" que la découverte d'un signal donné plonge dans une stupeur méditative et peut-être mélancolique. Le jeune Marcel de la Recherche se rapproche de cet état face aux arbres d'Hudimesnil, ou lorsqu'il s'exclame "Zut, zut, zut zut" en brandissant son parapluie refermé après avoir vu "sur l'eau et à la face du mur un pâle sourire répondre au sourire du ciel". Il est un âge où le spectacle de la nature sauvage et des forces sexuelles qui l'animent plongent le héros dans l' abîme du mystère de Monde, et cette plongée précède en général ses exploits. Lorsque nous voyons l'Archer pensif de Quinquaud faire à son tour cette expérience de la mystique de la Nature, nous présumons que bientôt sa chasse sera fructueuse.
VI. Laptot du Niger.
Je fais un écart pour placer ici une sculpture qui date du premier voyage, au Niger. Elle viendra en contrepoint de la précédente.
Cartel de l'exposition :
Laptot du Niger.
Bronze, 1925.
GAM fondeur.
Collection particulière.
Précédée d'un dessin, cette représentation d'un rameur à bord d'une barque à fond plat sur le fleuve Niger a été abordée en 1925 par un plâtre, une terre-cuite et ce bronze dont on connaît trois épreuves. La volonté d'Anna Quinquaud de traduire l'effort du marin qui doit peser sur la perche pour propulser sa barque est exprimée par le parallélisme entre la perche et le corps, qui fait contraste avec les lignes inclinées qui parsèment l'espace de la sculpture. La tension des muscles n'affecte en rien l'élancement du corps, conformément au désir de la sculptrice d'exprimer l'élégance physique de ses sujets.
« A son retour, Anna Quinquaud fit une fort belle exposition à la Galerie d'art contemporain boulevard Raspail. Une des pièces dominantes était ces laptots, ces nautoniers à la pagaie qui peuvent pendant tout un jour remonter le Niger en chantant la même chanson à six notes, accompagnée de six coups de rame » R. Rey, L'art et les artistes, novembre 1935.
Source et liens.
— Dossier pédagogique de l'exposition de Brest :http://www.musee-brest.com/les-services/publics/expositions-temporaires/
— REY (Robert) "De la renaissance de l'exotisme : Anna Quinqaud" L'Art et les Artistes 1935/10 p. 57-65. Gallica
— Olivier de Sanderval, (Aimé) (1840-1919) Conquête du Foutah-Djalon : ouvrage illustré de 200 gravures (photographies de l'auteur) carte gravée par Hansen. A. Challamel (Paris) :1899
On y voit la photographie d'une femme à coiffure en cimier.
— PATENOTRE Dr H. — "La coiffure chez les Peulhs du Fouta-Djallon", Paris, in : Outre-mer, n" 4, Paris, t.III 1930 p. 406-419. (non consulté)
— Photographie de coiffure du Foutah
— Couverture de la revue L'Illustration 27 juin 1931 n° 4608, et article de Henry Bérenger : voir le dossier pédagogique de l'exposition de Brest, page 20.