Les vitraux du XIIIe siècle de la cathédrale de Tours. Baie 214, légende de saint Eustache.
Ayant découvert la figure de saint Eustache traversant le fleuve lors de ma visite de la cathédrale d'Angers, puis m'étant attardé à l'iconographie de la Vision de saint Hubert à Beauvais puis à Amboise (Hubert est un avatar d'Eustache), c'est avec gourmandise que je me tordis le cou lors de ma visite de la cathédrale Saint-Gatien de Tours pour explorer, dans la partie méridionale des baies (très) hautes du chœur la baie 214 consacrée à saint Eustache.
Le linteau du portail de la Chapelle Saint-Hubert du château d' Amboise (1493).
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Les photographies sont rendues difficiles pour un touriste amateur en raison d'une part de la distance, d'autre part de l'obliquité de l'angle de vue, et enfin de l'éclairage intérieur qui éclaire le sertissage au plomb et le remplage de pierre au détriment de la lumière traversant la vitre.
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Présentation.
Le chœur de la cathédrale de Tours est éclairé par un ensemble de quinze grandes verrières hautes numérotées (Corpus Vitrearum) de 200 à 214 et réalisées au 3ème quart du XIIIe siècle, au dessus d'un triforium ajouré et vitré. Leur réseau et leurs thèmes s'inspirent de la Sainte-Chapelle de Paris (1243-1248). L'ensemble du chœur était achevé en 1280.
Si la baie 200 est consacrée à la Passion, la baie 205 aux évêques de Tours et la baie 206 aux évêques de Loches, les autres sont consacrées à des thèmes légendaires et hagiographiques : récit de la Création (207), de l'Arbre de Jessé et de l'Enfance du Christ (202), vies de saint Maurice (201), de saint Pierre (203), de saint Martin (204), de saint Julien (208), de saint Nicolas (209), de saint Jacques (210), de saint Denis et saint Vincent (211), des deux saints Jean (212), de saint Thomas et saint Étienne (213), et enfin de saint Eustache (214).
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La baie 214 réunit 4 lancettes trilobées et réparties en deux lancettes doubles et leur quadrilobe apical. Si on y ajoute le tympan et son hexalobes, l'ensemble atteint 10,50 m de haut et 3,20 m de large. La verrière est datée du 3ème quart du XIIIème siècle.
Chaque lancette étant organisées en 6 registres, ce sont au total 24 compartiments hexagonaux séparés par des fermaillets qui racontent la vie légendée de saint Eustache. Le bleu (principalement pour le ciel) et le rouge (surtout pour les vêtements) prédominent largement sur le vert, le jaune, le pourpre et le blanc. La verrière a été restaurée, notamment par Bourassé en 1846.
On trouve des verrières de la vie de saint Eustache à Chartres (baie 43 datant de 1210)...
http://www.vitraux-chartres.fr/vitraux/43_vitrail_vie_st_eustache/index.htm
...et à la cathédrale de Sens (1200-1210)
https://cem.revues.org/11639
...sur un vitrail plus tardif le représentant avec saint Christophe, à Angers.
...ou à l'église Saint-Etienne de Beauvais (baie 18, 2ème moitié XVIe siècle) :
http://www.patrimoine-histoire.fr/Patrimoine/Beauvais/Beauvais-eStEtienne_v26.htm
Le vitrail pas à pas.
J'ai accompagné les photos du texte de la Légende dorée de Jacques de Voragine, parue en latin entre 1261 et 1266, puis traduite en français par Jean de Vignay au plus tard en 1348. J'utilise ici la traduction de 1902 du chanoine Jean-Marie Roze, la plus accessible en ligne, mais qui n'a pas ma préférence par son ton dévot et surrané. On verra cependant ainsi que les artistes ont suivi assez scrupuleusement le texte.
La Vie de saint Eustache avait été écrite en français en 1726 octosyllabes par Pierre de Beauvais entre 1180 et 1212, et celui-ci se serait basé sur un manuscrit de Saint-Denis.
Une analyse plus contemporaine est disponible sur Wikipédia
https://fr.wikipedia.org/wiki/Eustache_de_Rome
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Hexagones 1 et 2. Placide, commandant de l'armée de Trajan, chasse le cerf.
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"Eustache s'appelait d'abord Placide. C'était le commandant des soldats de l’empereur Trajan. Bien que adonné au culte des idoles, il pratiquait avec grande assiduité les oeuvres de miséricorde. Il avait une épouse idolâtre et miséricordieuse comme lui; il en eut deux fils qu'il éleva selon son rang, avec une magnificence extraordinaire; comme il se faisait un devoir de s'adonner aux oeuvres de miséricorde, il mérita d'être dirigé dans la voie de la vérité. Un jour en effet qu'il se livrait à la chasse, il rencontra un troupeau de cerfs, au milieu desquels il en remarqua un plus beau et plus grand que lés autres, qui se détacha pour gagner une forêt plus vaste. Tandis que les autres militaires courent après les cerfs, Placide poursuit celui-ci de tous ses efforts et s'attache à le prendre. "
Hexagones 1 & 2, Légende de saint Eustache, Baie 214, Cathédrale saint-Gatien de Tours, photo lavieb-aile.
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Hexagones 3 et 4 : le Christ lui apparaît entre les bois d'un cerf.
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"Comme il le suivait avec acharnement, le cerf parvient enfin à gravir la cime d'un rocher; Placide s'approche et songe aux moyens de ne pas le manquer; or, pendant qu'il considère, le cerf avec attention, il voit au milieu de ses bois la figure de la Sainte Croix plus resplendissante que les rayons du soleil, et l’image de J.-C., qui lui adresse ces paroles parla bouche du cerf, comme autrefois parla l’ânesse de Balaam : « Placide, pourquoi me persécutes-tu? C'est par bonté pour toi que je t'apparais sur cet animal. Je suis le Christ que tu honores sans le savoir : tes aumônes ont monté devant moi, et voilà pourquoi je suis venu; c'est pour te chasser moi-même par le moyen de ce cerf que tu courais. » D'autres auteurs disent pourtant que ce fut l’image qui lui apparut entre les bois dit cerf qui proféra ces paroles. En entendant cela, Placide, grandement saisi, tomba de son cheval; revenu à lui après une heure, il se releva et dit : « Faites-moi comprendre ce que vous me dites et alors je croirai en vous. » J.-C. lui dit : « Placide, je suis le Christ qui ai créé le ciel et la terre, qui ai fait jaillir, la lumière et l’ai séparée des ténèbres; j'ai réglé le temps, les jours et les années; j'ai formé l’homme du limon de la terre; pour sauver le genre humain, je suis apparu ici-bas avec un corps, et après avoir été crucifié et enseveli, je suis ressuscité le troisième jour. » A ces mots, Placide tomba de nouveau sur terre et dit : « Je crois, Seigneur, que c'est vous qui avez tout fait, et que vous ramenez ceux qui s'égarent. » Alors le Seigneur lui dit : « Si tu crois, va, trouver l’évêque de la ville, et fais-toi baptiser. » « Voulez-vous, répondit Placide, que j'annonce ces vérités à ma femme et à mes fils, afin qu'eux aussi croient en vous? » Le Seigneur lui dit : « Informe-les, afin qu'ils soient purifiés comme toi : mais reviens ici demain, je t'apparaîtrai de nouveau pour te dévoiler plus amplement l’avenir. "
Hexagones 3 & 4, Légende de saint Eustache, Baie 214, Cathédrale saint-Gatien de Tours, photo lavieb-aile.
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Hexagones 5 et 6. Placide se convertit, il est baptisé sous le nom d'Eustache devant sa femme et ses enfants.
"Quand il fut rentré à sa maison et qu'il eut rapporté ces merveilles à son épouse, au lit, celle-ci s'écria en disant : « Mon Seigneur, et moi aussi, la nuit passée, je l’ai vu et il m’a dit : « Demain ton mari, tes fils et toi, vous viendrez à moi : Je reconnais maintenant que c'est Jésus-Christ. » Ils allèrent donc, an milieu de la nuit, trouver l’évêque de Rome qui les baptisa en grande joie, et qui donna à Placide le nom d'Eustache, à sa femme celui de Théospita et à ses fils ceux d'Agapet et de Théospite. Le matin arrivé; Eustache se rendit à la chasse, comme la veille, et parvenu au même endroit, il fit aller de divers côtés ses soldats, sous prétexte de dépister le gibier, et restant à la place où il avait eu la première vision, il eu eut une seconde : alors tombant le visage contre terre, il dit : « Je vous supplie, Seigneur, de manifester à votre serviteur ce que vous lui avez promis. » Tu es bienheureux, lui répondit le Seigneur, d'avoir reçu le bain de ma grâce, parce que tu as alors vaincu le diable. Tu viens de fouler aux pieds celui qui t'avait déçu. Tu vas montrer maintenant ta foi : car pour l’avoir abandonné, le diable va te livrer de grands combats : il faut donc que tu supportes de rudes épreuves afin de recevoir la couronne de la victoire. Il faut que tu souffres beaucoup afin que déchu de vaines grandeurs du monde, tu sois humilié, pour, être élevé plus tard aux honneurs spirituels. Ne faiblis donc pas : ne reporte pas la vue sur ta gloire passée, car il faut que, par la voie des tentations, tu te montres un autre Job. Cependant quand tu auras été humilié, je viendrai à toi, et; te rendrai ta gloire première. Dis-moi donc, si tu veux accepter les tentations à présent ou à la fin de ta vie? » Eustache répondit: « Seigneur, s'il faut qu'il en soit ainsi, à l’instant commandez que les tentations nous éprouvent, mais donnez-nous la vertu de patience. » Ne perds pas courage, reprit le Seigneur ; ma grâce en effet gardera vos âmes. » Alors le Seigneur monta an ciel, et Eustache revint chez lui donner ces nouvelles à sa femme."
Hexagones 5 & 6, Légende de saint Eustache, Baie 214, Cathédrale saint-Gatien de Tours, photo lavieb-aile.
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Hexagone 7 : Eustache et sa famille, ruinés par les brigands, fuient en Égypte.
Hexagone 8 : Ils partent en bateau.
"Quelques jours s'étant écoulés, la mort, sous la forme d'une peste, se déchaînant sur tous ses serviteurs et ses servantes, les moissonna tous : peu de temps après, tous ses chevaux et tous ses troupeaux moururent subitement. Alors des scélérats, voyant ces ravages, se ruèrent pendant la nuit sur sa maison, emportèrent tout ce qu'ils trouvèrent, et pillèrent l’or, l’argent et tous ses autres biens : lui-même, avec sa femme et ses fils, rendit grâces à Dieu et s'enfuit tout nu.: pour échapper à la honte, ils allèrent en Egypte. Tout ce qu'il possédait fut anéanti par la rapine des méchants. L'empereur et le sénat entier regrettaient beaucoup la perte d'un général aussi distingué, sur lequel on ne pouvait obtenir aucun renseignement. Après avoir fait quelque chemin, les fugitifs arrivèrent à la mer où ayant trouvé un vaisseau, ils s'embarquèrent. "
Désolé pour la photo floue...
Hexagones 7 & 8, Légende de saint Eustache, Baie 214, Cathédrale saint-Gatien de Tours, photo lavieb-aile.
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Hexagone 9 : Les marins chassent saint Eustache et gardent sa femme.
Hexagone 10 : Eustache et ses fils continuent le voyage.
"Alors le maître du navire, voyant que la femme d'Eustache était fort belle, conçut un grand désir de la posséder. Après la traversée, il exigea d'Eustache le prix du passage, et comme ils n'avaient pas d'argent, il ordonna que cette femme fût retenue pour payement, dans la conviction de l’avoir à soi. Eustache, informé de cela, refusa absolument d'y consentir, et comme il persistait, le maître fit signe à ses matelots de le précipiter dans la mer; afin de pouvoir ainsi posséder sa femme. Eustache, qui s'aperçut de cela, leur abandonna sa femme tout désolé, et prenant ses deux enfants, il s'eri alla en versant des larmes : « Malheur à moi et à vous, dit-il, car votre mère est livrée à un mari étranger! »
Hexagones 9 & 10, Légende de saint Eustache, Baie 214, Cathédrale saint-Gatien de Tours, photo lavieb-aile.
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Hexagone 11 : ses enfants sont enlevés par un lion et par un loup au bord du fleuve.
Hexagone 12 : les enfants sont sauvés par deux homme mais Eustache l'ignore.
"Parvenu sur les bords d'un fleuve, il n'osa le passer avec ses deux fils à la fois, parce qu'il y avait beaucoup d'eau; mais en en laissant un sur la rive, il se mit en devoir de transporter l’autre; quand il eut passé le fleuve à gué, il posa par terre l’enfant qu'il avait porté, et se hâta de venir prendre l’autre. Il était au milieu du fleuve, lorsqu'un loup accourut tout à coup, saisit l’enfant qu'il venait de mettre sur la rive, et s'enfuit dans la forêt. Eustache, qui n'espérait pas le sauver, courut à l’autre : mais en y allant survint un lion qui s'empara du petit enfant et s'en alla. Or, comme il ne pouvait l’atteindre, puisqu'il n'était encore qu'au milieu du fleuve, il se mit à gémir et à s'arracher les cheveux. Il se serait laissé noyer, si la divine providence ne l’eut retenu. Des bergers, qui virent le lion emporter un enfant vivant, le poursuivirent avec leurs chiens, et Dieu permit que l’animal lâchât sa proie sans lui avoir fait aucun mal. D'un autre côté, des laboureurs se mirent à crier après le loup et délivrèrent de sa gueule l’autre enfant aussi sain et sauf. Or, bergers et laboureurs, tous étaient du même village et ils nourrirent les enfants chez eux. Eustache de son côté ignorait cela ; alors il s'en alla bien triste. "
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Hexagones 11 & 12, Légende de saint Eustache, Baie 214, Cathédrale saint-Gatien de Tours, photo lavieb-aile.
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Hexagones 13 et 14 : Eustache devient berger. Quinze ans plus tard, deux légats de l'empereur, partis à sa recherche, le reconnaissent.
« Quel malheur pour moi ! disait-il en pleurant; il y a peu de temps, j'étais beau comme un arbre, couvert de fruits et de feuilles; aujourd'hui je suis tout dépouillé ! Que je suis malheureux! j'étais entouré de soldats, et aujourd'hui je suis réduit à rester seul, n'ayant pas même la consolation de posséder mes enfants auprès de moi ! Je me souviens, Seigneur, que vous m’avez dit que je serais tenté comme Job, mais je vois que je suis traité plus durement encore. Dépouillé de tous ses biens, il avait au moins un fumier sur lequel il pût s'asseoir ; mais moi, il ne me reste pas même rien qui ressemble à cela. Il eut des amis qui compatissaient à sa position, pour moi, je n'ai eu que des bêtes féroces, qui m’ont enlevé mes enfants : sa femme lui fut laissée, la mienne m’a été ravie. Mettez fin, Seigneur, à mes tribulations; et placez une garde à ma bouche dans la crainte que mon coeur se laisse aller à des paroles de malice, et que je mérite d'être rejeté de devant votre face. »
"Etouffé par ses sanglots, il alla dans un hameau où s'étant mis à gage, il garda les champs des habitants, l’espace de quinze ans ; quant à ses fils, ils furent élevés dans un autre village, sans savoir qu'ils fussent frères. Le Seigneur conserva aussi la femme d'Eustache, et l’étranger ne la connut pas; au contraire il la renvoya intacte, après quoi il mourut.
Or, l’empereur et le peuple romain étaient fort inquiétés par les ennemis. L'empereur, qui se rappela Placide et les victoires que souvent il avait remportées par lui sur les ennemis, s'attristait singulièrement du changement survenu à la suite de sa disparition inattendue; il envoya donc des soldats dans les différentes parties du monde, en promettant de grandes richesses et des honneurs à ceux qui l’auraient trouvé. "
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Hexagones 13 & 14, Légende de saint Eustache, Baie 214, Cathédrale saint-Gatien de Tours, photo lavieb-aile.
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Hexagones 15 et 16 : Eustache est conduit devant l'empereur.
"Or, deux soldats, qui avaient servi sous Placide, arrivèrent au village où il demeurait. Placide qui, du champ où il se trouvait, les aperçut venir, les reconnut aussitôt à leur démarche, et le souvenir de sa dignité lui revenant à la mémoire, il en fut troublé : « Seigneur, dit-il, de même que, contre tout espoir, je viens de voir ceux qui ont vécu autrefois avec moi, faites aussi qu'un jour je puisse voir ainsi ma femme ; car, pour mes enfants, je sais qu'ils ont été dévorés par les bêtes féroces. » Alors il entendit une voix lui dire : « Confiance, Eustache, dans peu tu seras rétabli dans tes honneurs, et tu retrouveras ta femme. » Il s'avança vers les soldats qui ne le reconnurent point; mais après l’avoir salué, ils lui demandèrent s'il connaissait un étranger nommé Placide, qui avait une femme et deux enfants. Il avoua n'en rien savoir ; cependant sur la prière qu'il leur en fit, ils vinrent au logis et Eustache les servit. En se rappelant son ancienne position, il ne pouvait contenir ses larmes : Il fut forcé de sortir pour se laver le visage et revint les servir. Mais les soldats, qui le considéraient, se disaient l’un à l’autre: « Quelle ressemblance frappante entre cet homme et celui que nous cherchons! » L'un d'eux dit : « Oui, il lui ressemble beaucoup; examinons donc; s'il porte à la tète la cicatrice dune blessure qu'il a reçue à la guerre, c'est lui. » Ils examinèrent et ayant distingué cette marque, ils furent convaincus dès l’instant que c'était celui-là même qu'ils cherchaient. Ils se jetèrent à son cou pour l’embrasser, et s'informèrent de sa femme et de ses fils. Eustache leur dit que ses fils étaient morts et sa femme captive. Or, les voisins vinrent tous voir ce qui se passait, les soldats ne manquèrent pas de vanter son courage et de publier la gloire qu'il s'était acquise : alors ils lui mettent sous les yeux l’ordre de l’empereur, et le revêtent d'habits précieux. Après quinze jours de marche, ils arrivèrent auprès de l’empereur qui, à cette nouvelle, vint au-devant d'Eustache. Il ne l’eut pas plus tôt vu qu'il se jeta à son cou pour l’embrasser. Eustache raconta alors tout ce qui lui était arrivé aussitôt après, ou l’entraîna au ministère de la guerre et on le contraignit à reprendre ses anciennes fonctions."
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Hexagones 15 & 16, Légende de saint Eustache, Baie 214, Cathédrale saint-Gatien de Tours, photo lavieb-aile.
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Hexagones 17 et 18 : Eustache redevient général. Il retrouve ses fils en levant des troupes et ils combattent ensemble.
" Quand il eut compté ses soldats, et qu'il eut vu qu'ils étaient en trop petit nombre relativement à la multitude des ennemis, il fit lever des recrues dans les jeunes gens de toutes les villes et des bourgades. Or, le pays oit avaient été élevés ses enfants eut à fournir deux jeunes soldats. Tous les habitants de l’endroit désignèrent au commandant militaire les deux fils d'Eustache comme les plus aptes au service. Eustache, qui vit deux jeunes gens de bonne mine et d'un extérieur distingué, conçut pour eux une, singulière affection, et leur donna les premières places à sa table. Il partit donc pour la guerre, enfonça les bataillons ennemis, et fit reposer son armée durant trois. jours, dans l’endroit où sa femme était une pauvre hôtelière. "
Hexagones 17 & 18, Légende de saint Eustache, Baie 214, Cathédrale saint-Gatien de Tours, photo lavieb-aile.
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Hexagone 19 : deux soldats jouant aux échecs se reconnaissent frères.
Hexagone 20 : Eustache reconnaît sa femme devenue servante et lavant le linge.
"Or, par une permission de Dieu, les deux jeunes gens furent logés dans la maison de leur mère, sans qu'ils sussent qui elle était. Comme, ils se reposaient sur le midi, et qu'ils s'entretenaient ensemble, ils vinrent à parler de leur enfance, de leur mère assise près de là, elle écoutait avec attention ce qu'ils se racontaient l’un à l’autre. L'aîné disait au plus jeune « Moi, de ma jeunesse, je ne. me rappelle rien autre chose, sinon que mon père était général d'armée, et que ma mère avait une rare, beauté : ils eurent deux fils, moi et un plus jeune encore, qui lui aussi était remarquablement beau. Ils nous prirent et partirent une nuit de notre maison, puis ils s'embarquèrent, mais, j'ignore où ils allaient. Comme nous débarquions, je ne sais comme il se fit que notre mère resta sur le navire, et notre père s'en alla, nous portant tous les deux et pleurant. Arrivé sur le bord d'un fleuve, il le passa avec mon jeune frère et me laissa sur la rive : mais comme il revenait pour me prendre, un loup survint et enleva mon frère; mon père était encore loin de moi, quand un lion sorti de la forêt me saisit et m'emporte dans le bois, mais des bergers m’arrachèrent de la gueule du lion, et je fus élevé dans la maison que tu connais; je n'ai pu savoir depuis ce qu'était devenu mon père ainsi que le petit enfant. » A ce récit, le cadet se prit à pleurer et à dire : « Par Dieu ! d'après ce que j'entends, je suis ton frère, puisque ceux qui m’ont élevé me disaient aussi : « Tous t'avons arraché à un loup. » Ils se jetèrent dans les bras l’un de l’autre, et s'embrassèrent en pleurant.
La mère qui entendait cela et qui reconnaissait dans ce récit toutes les circonstances de ce qui lui était arrivé, pensa longtemps à part soi que ce pourrait bien être ses enfants. Le lendemain donc, elle alla trouver le général d'armée et lui adressa la parole en ces termes . « Je vous prie, seigneur, de me faire reconduire dans ma patrie; carie suis du pays des Romains et étrangère ici. » En parlant, elle vit sur lui les cicatrices que portait son mari; alors elle le reconnut et sans pouvoir se contenir, elle se jeta à ses pieds en' disant : « Je vous- en prie, seigneur, racontez-moi ce que vous faisiez autrefois ; car je pense que vous êtes Placide, général d'armée ; vous avez aussi un autre nom qui est Eustache ; ce Placide, le Sauveur l’a converti; il a subi telle et telle épreuve; c'est moi qui suis sa femme, j'ai été enlevée sur mer; j'ai été préservée de toute souillure ; c'est moi qui ai eu deux fils, Agapet et Théopiste. » En entendant ce récit, Eustache la considère attentivement et reconnaît en elle son épouse : alors versant des larmes de joie, il l’embrassa en glorifiant Dieu le consolateur des affligés. Son épouse lui dit alors : « Seigneur, où sont nos enfants ? » « Ils ont été pris par des bêtes farouches, répondit-il. » Il lui raconta donc comment il les avait perdus. Sa femme lui dit : « Rendons grâces à Dieu, car je pense que comme il nous a donné, le bonheur de nous retrouver, il nous accordera encore celui de reconnaître nos enfants. » « Je vous ai dit, reprit Eustache, qu'ils ont été pris par des bêtes farouches. » Elle répondit : « Hier, comme j'étais assise dans le jardin, j'ai entendu deux jeunes gens raconter l’histoire de leur enfance de telle et telle façon, et je crois que ce sont nos enfants ; interrogez-les donc, et ils vous la diront eux-mêmes. » Alors Eustache les manda et après avoir appris ce qui se rapportait à leur enfance, il reconnut que c'étaient ses fils. Lui et sa femme les embrassent en versant un torrent de larmes et les tinrent longtemps sur leur coeur. L'armée entière était au comble de la joie de ce que ces enfants étaient retrouvés et de ce que les barbares avaient été vaincus."
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Hexagones 19 & 20, Légende de saint Eustache, Baie 214, Cathédrale saint-Gatien de Tours, photo lavieb-aile.
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Hexagones 21 et 22 : Eustache et sa famille sont sommés par l'empereur d'adorer les dieux romains.
" A son retour, Eustache trouva Trajan mort, et ayant pour successeur Adrien, homme plus scélérat encore. En raison de la victoire qu'Eustache avait remportée, comme aussi à l’occasion de la rencontre que ce général avait faite de sa femme et de ses fils, l’empereur les reçut avec magnificence et fit préparer un grand festin. Le lendemain, il alla au temple des idoles afin d'offrir un sacrifice pour la victoire remportée sur les barbares. Or, l’empereur voyant qu'Eustache ne voulait pas sacrifier ni pour la victoire qu'il avait remportée, ni à l’occasion de la découverte de sa famille, l’exhortait cependant à le faire. "
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Hexagones 21 & 22, Légende de saint Eustache, Baie 214, Cathédrale saint-Gatien de Tours, photo lavieb-aile.
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Hexagones 23 et 24 : ils refusent : l'empereur les fait supplicier dans un taureau d'airain rougi au feu.
"Mais Eustache lui dit: « Le Dieu que j'adore, c'est Jésus-Christ., et je n'offre de sacrifices qu'à lui seul. » Alors l’empereur, en colère, ordonna de les exposer dans le cirque avec sa femme et ses enfants, et fit lâcher contre eux un lion féroce. Le lion accourut, et baissant la tête comme s'il eût. adoré ces saints personnages il s'éloigna d'eux humblement. L'empereur ordonna aussitôt de faire rougir au feu un taureau d'airain, et commanda de les y jeter tout vifs. Les saints se mirent donc en prières et se recommandant à Dieu, ils entrèrent dans le taureau où ils rendirent leur âme au Seigneur. Trois jours après, on les en tira en présence de l’empereur; et on les retrouva intacts au point que pas même leurs cheveux, ni aucune partie de leurs membres n'avait été atteinte par l’action du feu. Les chrétiens prirent leurs corps et les ensevelirent en un endroit fort célèbre où ils construisirent un oratoire. Ils pâtirent sous Adrien qui commença à régner vers l’an du Seigneur 120, aux calendes de, novembre, ou, d'après quelques auteurs, le douze des calendes d'octobre (20 septembre)."
Hexagones 23 & 24, Légende de saint Eustache, Baie 214, Cathédrale saint-Gatien de Tours, photo lavieb-aile.
ANALYSES DE TROIS MÉDAILLONS ET D'UN TEXTE.
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Je souhaite mettre l'accent sur trois images, qui correspondent à des scènes archetypales dont l'illustration est stéréotypée et qui trouvent leurs racines dans des éléments légendaires ancestrales :
- le motif du cerf crucifère
- le motif de l'aporie au milieu de la rivière, et de la déreliction absolue.
- le motif de la reconnaissance ou anagnorisis.
Je voudrais aussi focaliser l'attention sur un passage du texte de la Légende, qui n'a pas de traduction graphique, mais qui mérite une réflexion.
Ayant sacrifié pour la partie qui précède à la facilité presque vulgaire en citant le texte de J.M. Roze, afin de mieux partager mon admiration pour les vitraux, je vais tenter maintenant d'explorer les textes-sources dont disposèrent les artistes médiévaux et de faire partager mon amour de l'ancien et du moyen français. Mais comme je suis incompétent, et que j'éprouve beaucoup de difficultés à déchiffrer les dits textes, dont la transcription a été publiée mais n'est pas accessible en ligne, il va falloir beaucoup me pardonner, car je vais beaucoup pécher et fauter.
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1°) Médaillon 4, le cerf portant le visage du Christ.
La particularité du vitrail de Tours est que l'artiste a choisi de représenter dans les bois du cerf non pas une croix, mais le visage même du Christ (au nimbe crucifère), ce qui confère à l'apparition une force que n'ont pas les images, plus respectueuse du texte, où le cerf porte un crucifix ou une croix.
C'est devant la verrière de Louis de Roncherolles à la cathédrale de Beauvais que j'ai pris conscience, devant l'association de trois scènes de face-à-face avec le Christ (celles de saint François recevant les stigmates, de saint Christophe portant Jésus, et de la Vision de saint Hubert), que la Vision de saint Hubert — ou de saint Eustache— témoigne de la force bouleversante d'une rencontre interpersonnelle. Celle d'un visage et celle d'une parole.
L'échange de paroles ne peut être représenté en image, et l'échange de regard ne peut l'être qu'imparfaitement, mais le texte est explicite : le Christ interpelle Eustache et le sollicite personnellement pour qu'il se mette à son service. Puis il lui annonce qu'il devra subir des épreuves ("tentations"), avant de conclure une alliance par laquelle il lui promet de lui rendre "sa première honneur et sa première gloire".
C'est cette rencontre, ce sont ces engagements réciproques qui vont être les moteurs dramatiques du récit.
Je livre mon brouillon de la transcription du texte de Jean Belet :
Vassal de sa musardie, tot autressi mostra il a cestui entre les cornes del cerf le signe de la veraie croiz, plus cler et plus resplandissant que li rais del soleill, e en milieu des cornes himage nostre seigneur Jhesu Crist qui fist le cerf parler en guise d'omme et apela Placidas si li dist. Placidas por quoi vas tu encontre moi ? que me demandes tu ? vois que por l'amour de toi sui je venus en ceste beste (pour) que tu me voies et que tu me connaisses. Je suis Jhesu Crist que tu sers et si n'en sez mot. Je ai bien veu tes aumones que tu fais chacun jour aus povres et aus besongneus et me sui venus a toi monstrer entre les cornes de ce cerf et je bee à faire de toi ma proie : tu ne lieras ne ne prendras le cerf, mes je t'en menrai pris et lié car il n'est droit ne raison que mes amis qui tant a fait de bonnes œuvres serve des ore en avant les teables ne quil a oute les rtoles qui nont sens ne savoir ne secours ne aux pour ce vingie en terre le monde sauver en tel semblance comme t en puet xcoir .
Quand le mestre des chevaliers or ce oi d ser balumse durement et chay te la paour que il or de son cheval a terre et mit il fu revenu et il or son cuer repris. Il se dressa et vote xeoir plus ententivement la merveille qui li estoit apparue, si dist entre ses dents quelle merveille et quelle vision est ce que j'ai veue. Biau sire desaievure et remonstre ce que tu dis se tu veuls que je crois en toi. Lors nostre sires li dise entenramoi "Placidas je sui crist qui deneent fis le ciel et la terre je fis le iour je fis la nuit, je fis clarté je fis ténebres ; je fis l'aube crevant et le soleil vaiant ; je fis la lune pour la miur en lumines estoiles pour le ciel a ourn je establi le temps et les ans et les jours et les mois. Je sin al qui font ma homme et terre. Je sui ensevelis et liez et crucifiez et vesus dddd au tiers iour de mosraine"
Quand Placidas l'oï, il chaï de rechef a terre tout estendu et puis lapela et dist : « biau sire ie crois bien que tu es cil qui toutes choses feis et qui ravoies les resudiez a droite voie. Placidas dist notre sires se tu ce creoiesras al la cite et escoute levesque de crestiens et fi li demandes le sacrement de baptesme. Se tu le commandes je renoncerai tot ce a ma femme et a mes enfans que je umieli quil croient en toi. – dist notre sires ce li leur renonces et puis recevez tous ensemble le sacrement de sainte eglise ce est a dire de baptesme et vous retranchez de la mauvaise vie que vos avez mené jusqu' alors.
....et de lui mettre sous piez pour moi servir a gré et por mamour garder qui au empereur de paav durable empire. Car il convient que tu soies temptez aussi comme fut Job et que tu vainques le deable par fine pascience or te garder bien que tu ne penses mauvestie et que tu ne soies deceus ne en sens ne en folie ne en pensée. Car comme tu seras enbien humiliez je revendrai a toi si te metrai la ou je te pris et te rendrai ta première honneur et ta première gloire."
Quant il eut dit cela il s'en monta au ciel mais il dit avant à Eustache : « Veux-tu orendroit recevoir les tentations, ou en la fin de ta vie ? Prends à ton choix le quel que tu aimeras. Eustache lui respondi : « Je te prie biau sire dieux s'il est ainsi que je ne puisse eschuer ces tentations que tu m'as dejusecs. Commandes que elles mengnent presentement car je les aime mieux ore a souffrir, mes donne moi pooir et force de pascience que mes adversaires ne puist ou par fet ou par parolejeter de ta créance et bastonner mon cœur et ma pensée » . Nostre sire li respondi « Eustache sois fort et vainqueur. Car ma grâce sera toujours avec vous qui gardera vos âmes ».
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Hexagone 4, Légende de saint Eustache, Baie 214, Cathédrale saint-Gatien de Tours, photo lavieb-aile.
2°) Le médaillon 11, Eustache au milieu de la rivière.
J' ai déjà étudié cette scène à Angers : il s'agit d'une situation cauchemardesque où Eustache, au milieu du fleuve, alors qu'il vient de déposer son plus jeune fils sur la rive du fleuve et qu'il se prépare à faire passer l'aîné, voit le premier emporté par un loup, et le second emporté par un lion.
La posture d'Eustache au milieu de l'eau témoigne de son impuissance radicale, et de sa radicale déréliction. L'invariance de l'iconographie témoigne de sa force d'expression.
Eustache écartelé par sa double impuissance (dans un axe horizontal), au sommet de la courbe dessinée par les flots, les bras en croix, atteint le comble de sa passion et devient une figure christique dont on devinerait le cri : "lama sabactani", Pourquoi m'as-tu abandonné ? (Mt 27:46). Mais ce cri n'est pas poussé, car la grâce promise par le Christ veille à garder sa bouche de toute parole de désespérance.
Inutile de dire que cette image a une force bouleversante pour quiconque a vu ses enfants souffrir, ou même pour tout parent.
L'une de ses forces réside dans la confrontation de deux espaces qui, dans la structuration sociale, sont contraires et ne doivent pas se rencontrer. L'espace intime de la familiarité (heimlich, le cercle familial, dans l'enceinte domestique des murs de la maison), et l'espace sauvage de la forêt . Les codes aménagent des espaces de transition (le jardin ; les champs ; l'orée) et des barrières pour que les contacts entre les deux ne puissent se faire brutalement. La chasse, qui est l'accès ritualisé et sécurisé au monde sauvage, n'est autorisé qu'à certains. L'accès à la table familiale est réservé à d'autres. La collusion entre les deux mondes réveille en nous de secrètes terreurs liées à des interdits sur lesquels on ne transige pas.
Hexagone 11, Légende de saint Eustache, Baie 214, Cathédrale saint-Gatien de Tours, photo lavieb-aile.
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3°) Médaillon 19 et 20 : La scène de reconnaissance après séparation des enfants entre eux, et de l'épouse, ou thème de l'anagnorisis .
https://fr.wikipedia.org/wiki/Anagnorisis
Reconnaissance mutuelle des deux frères Agapet et Théopiste.
Le texte de la légende indique bien que c'est sous une tente (un "pavillon") et tout en jouant en position assise que les deux fils d'Eustache discutent de leurs souvenirs d'enfance. L'artiste de Tours a seulement pensé, en toute logique, que s'ils jouaient assis, c'était autour d'un damier. Nous ne voyons ni les dés, ni les pièces, ni la couleur alternée des cases.
Voici le texte de la Légende dorée, telle que la traduit du latin Jean Belet au XIVe siècle, et tel que je l'adapte de mon mieux:
"Le maître des chevaliers (Eustache) vint la et séjourna trois jours pour faire reposer son armée. Car li heur étaient beaux et plaisants de tout délit et de tout soulas. Or il advint par aventure que le pavillon du maître fut tendu près du jardin où la femme était, et que les deux enfants étaient hébergés au logement de leur mère, mais ils ne savaient pas que leur mère y fusse. Autour de midi les enfants s'assirent et jouèrent ensemble, et ils se racontaient leur enfance, car ils avaient bien en mémoire ce qu'il leur était advenu. La mère était assise près d'eux et écoutait attentivement ce qu'ils disaient."
Une version semblable était disponible au moment où le vitrail de Tours a été réalisé puisqu'on trouve dans la version du XIIIe siècle rapporté par J. Murray "Un jor, entor midi, se seoient li enfant e jooient ensemble, e contoient de lor enfances, car il avoient bien en memoire qant qu'il lor estoit pieça avenu."
Hexagone 19, Légende de saint Eustache, Baie 214, Cathédrale saint-Gatien de Tours, photo lavieb-aile.
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Reconnaissance par Eustache de son épouse Theopista alors qu'elle lave du linge.
(Remarquer le verre rouge hétérogène de la robe).
Hexagone 20, Légende de saint Eustache, Baie 214, Cathédrale saint-Gatien de Tours, photo lavieb-aile.
LA COMPARAISON AVEC JOB : MÊME PAS DE FUMIER ! LA PRIÉRE D'EUSTACHE AU FOND DE L'ABIME : JADIS JE RESPLENDISSAIS COMME UN ARBRE ! METS UNE GARDE A MA BOUCHE !
Comme celle de Job, la confiance d'Eustache en Dieu est mis à l'épreuve.
Le Christ s'était adressé à lui pour lui annoncer les "tentations" auxquelles il allait être exposé par le diable : "Tu vas montrer maintenant ta foi : car pour l’avoir abandonné, le diable va te livrer de grands combats : il faut donc que tu supportes de rudes épreuves afin de recevoir la couronne de la victoire. Il faut que tu souffres beaucoup afin que déchu de vaines grandeurs du monde, tu sois humilié, pour, être élevé plus tard aux honneurs spirituels. Ne faiblis donc pas : ne reporte pas la vue sur ta gloire passée, car il faut que, par la voie des tentations, tu te montres un autre Job".
Mais après avoir vu la peste emporter ses serviteurs puis ses troupeaux, avoir perdu ses biens, avoir vu son épouse être retenue par un marin, , et ses deux fils être emportés par des fauves, il pourrait bien trouver que le diable y va un peu fort en matière de tentations. La tentation suprême est, ici, de renier sa confiance dans la parole du Christ et de se tourner vers le désespoir, et donc vers le diable. Se comparant avec Job (pour les chrétiens, et dans la Bible, c'est l'archétype du malheureux qui, après avoir tout perdu, croupit, couvert d'ulcères, sur son fumier), il estime que son sort est même pire que celui de son illustre devancier puisque lui n'a même pas de fumier pour s'asseoir ! Et même pas d'amis charitables pour venir lui donner de pieux — et venimeux — conseils ! Dans une supplication émouvante, il demande à Dieu d'empêcher que de mauvaises paroles ne sortent de sa bouche : "A ma bouche mets bonne garde !" Il reprends en fait ici le verset 3 du psaume 140 : Pone Domine custodiam ori meo et ostium circumstantiae labiis meis, "Éternel, mets une garde à ma bouche, veille sur la porte de mes lèvres ! " (La légende d'Eustache est tissée de références bibliques)
Voici comment il s'exprime dans le poème de Pierre de Beauvais (malgré les difficultés de l'ancien français, ces vers rendent un son plus vrais, plus clair et plus tragiques que la prose édifiante de J.M. Roze) :
Eustaces mot n'en savoit
De ço que Dex sauvé avoit
Ses effanz dont molt ert muëz.
" Las ! " dist il, " si sui esnuëz
Des granz biens ou jadis manoie
Et des genz qu'avec moi tenoie
Or sui toz seus; mes tu, beau[s] Sire,
Ne me guerpir, ne me despire,
Einsi comme tu me feïs.
Bien me menbre que me deïs,
Sire, que tant me tempteroies
Qu' un autre Job de moi feroies.
Mes molt puis plus en moi voeir ;
Job out le femir ou soeir
Li liesoit, mes ço n'ai je mie.
Einz moi est tot rien[s] enemie
Nis les bestes qui devorez
Ont mes fuiz dont sui esplorez.
En pitie, Pere, me regarde,
A ma boche met bone garde
Que rien ne die ne ne face
Dont a voeir perde ta face."
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La traduction de la Légende dorée par Jean de Vignay est également poignante (transcription et adaptation par mes soins):
"Mais il s'en allait pleurant et criant et disait « Las moi (pauvre de moi) car avant cette chose je resplendissais comme un arbre mais aujourd'hui je suis dénué de toutes choses. Las je soulais (j'avais l'habitude ) d'être entouré d'une grande multitude de chevaliers , et je demeure maintenant tout seul, car même mes fils ne m'ont été laissés. Sire je me recorde (je me souviens) que tu m'as dit qu'il convenait que je fusse tenté comme Job mais je vois qu'il est fait contre moi plus autre chose qu' à lui car si il fut dénué de toutes possessions toutefois il eut son fumier où il pouvait s'asseoir et il avait ses amis qui avaient pitié de lui. Je n'ai nulle de ces choses mais j'ai les bêtes sauvages ennemies qui m'ont ôté mes fils, et ma femme m'est ôtée et est donnée à un autre. Sire donne repos à mes tribulations et met garde à ma bouche si que mon cœur ne défaille et que je ne dise des paroles contraires devant ta face."
Dans la traduction de Jean Belet la supplique d'Eustache est la suivante (transcription moins assurée où j'ai citée les perles de moyen français) :
"Malheureux que je suis [He:las qui iadis fui..] qui jadis fut en grands honneurs et en grandes richesses. Aujourd'hui je suis comme [chietistes confortez] et misérable (despris). Malheureux que je suis, qui fut maître des chevaliers, riche d'amis et honoré de mes voisins, maintenant je suis seul et misérable et sans soutien et sans compagne ni mes enfants que j'ai perdu tant avais-je de compagnie et je soulais. Biau Sire Dieu ne m'abandonnez (deguerpisiez) nne en la fin ne n'aies mes levmes en dépit. Il me souvient (membre) bien que tu m'as dit que je serais tenté aussi comme Job. ayes ce mest ius que je suis un peu plus tenté que ne le fut Job. Car s' il perdit ses richesses et ses possessions au moins il avait un fumier sur lequel il pouvait s'asseoir, alors que moi je suis en terre étrangère et je suis tourmenté d'autres telz tourments. Job avait des amis qui le réconfortaient mais je suis dans un lieu désert parmi les bêtes sauvages, et je n'ai point de mon lignage. Ainsi je suis aussi comme les vosiaux au désert que le vent heurte et balaie de toutes parts. Biaux dous Sires ne te poist se j'ai trop paroles, car je suis dolens et iriez. Si je dis tel chose qu'il ne convient pas de dire (qui n'afiere pas a dire), se poise moi (afflige moi). Biau sire garde moi et serre ma bouche pour que mon cœur ne pense ni ma bouche ne dise chose qui te déplaise. Donne-moi s'il te plait repos et sostume de mes douleurs. « Que que il parlait ainsi il pleurait et soupirait et ala tant qu'il vint pleurant et plaignant à une ville..."
Que li vent hurte e baloie de totes parz. Beau douz sire dex, ne te poist se j'ai trop paroles, car je suis dolenz ; si di tel chose, ce poise moi.
Eustache devient une grande figure chrétienne du laïc mis à l'épreuve, atteignant le summum de la déréliction et continuant à prier Dieu, fut-ce pour lui demander de le protéger d'une défaillance .
Sur le plan humain, il est l'exemple de la fidélité à un lien relationnel du passé et à un choix éthique, lorsque les circonstances les plus sombres incitent à les remettre en cause. Cette fidélité à soi-même et à autrui envers et contre tout, menant le héros à une situation de perte absolue, puis permettant la survenue d'une fin heureuse au-delà de toute espérance, est le thème de nombreux contes, dans lequels le lecteur ou auditeur en sait plus long que le héros car il est averti du caractère relatif de la perte : non, la femme aimée n'était pas morte, non, le fils n'avait pas péri, etc.
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QUELQUES ÉLÉMENTS ICONOGRAPHIQUES.
La légende s'est établie d'après une source grecque, puis a été traduite en latin. Jean Damascène y fait mention en 726. Les reliques supposées du saint sont transférées à la basilique de Saint-Denis au début du XIIe siècle, et en 1223 on les transfère dans une nouvelle châsse. Un inventaire de 1660 mentionne un reliquaire en argent (ou en vermeil) du bras d'Eustache, et un autre du corps.
puis, dès le XIIIe siècle, la légende est traduite en français :
— En grec :
Manuscrit BHG 641 selon la désignation des Bollandistes. Entre fin IVe et fin VIe
— En latin:
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Traduction latine de la version grecque (Acta sanctorum, 6 septembre, p. 123-135), BHL 2762
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Iacopo da Varazze, Legenda aurea, ch. 157 (prose), 1261-1266.
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— En français:
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un certain Benoît (en vers)
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Pierre de Beauvais (octosyllabes)
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Guillaume de Fereres (alexandrins) anglo-normand, 2ème quart XIIIe siècle, Ms York Chapter 16 K.13
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Jean de Vignay, La legende doree, ch. 156 (prose). Au plus tard 1348
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Vincent de Beauvais, Miroir Historial [Speculum historiale], traduction française par Jean de Vignay. vol. III. (Livres XI-XIII). 1370-1380
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Jean Batallier, La legende doree, ch. 156 (prose)
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Versions anonymes françaises (vers et prose)
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Les enluminures illustrant la légende de saint Eustache sont nombreuses, et le florilège que je présente a pour but de témoigner de la stéréotypie des scènes.
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1°) British Library Ms. Egerton 745, Vie de saint Eustache et d'autres saints, 1300-1325, folio 2r. Le manuscrit a appartenu à Guy IV de Châtillon, comte de St-Pol et petit-fils du comte de Blois ou à son fils Jean. Selon Judith Golden, il aurait été commandé par Marie de Bretagne, 1268-1339, ( ou Marie de Dreux), épouse de Guy IV et fille du duc Jean II de Bretagne, en choisissant come modèle pour son fils Jean la figure de saint Eustache, bon père, bon mari et bon chrétien.
http://www.bl.uk/catalogues/illuminatedmanuscripts/ILLUMIN.ASP?Size=mid&IllID=9853
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2°). Miroir historial de Vincent de Beauvais traduit par Jean de Vignay.
a) Bnf 50
Arsenal 5080 : http://mandragore.bnf.fr/jsp/switch.jsp?classement=1&niveauRech=3&idRech=501&idPere=639&division=Mix&desc=s.eustache&idDesc=2346
Folio 124v : LVIII De saint eustace et de sa conversion. Eustache vraiement seurnommé placides.
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folio 125. LIX. Des temptations que diex li envoia
.
folio 126,"LXI, Comment il recongnut sa fame et ses enfans"
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b) Nouvelle acquisition française 15941 fol. 18r, Miroir historial de Vincent de Beauvais traduit par Jean de Vignay, 1370-1380
http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b8449688c/f43.item
Nouvelle acquisition française 15941 fol. 18r, Miroir historial de Vincent de Beauvais traduit par Jean de Vignay, 1370-1380
.
Nouvelle acquisition française 15941 fol. 18v, Miroir historial de Vincent de Beauvais traduit par Jean de Vignay, 1370-1380
Bnf fr. 183 Légendier, vers 1327 (aurait été exécuté pour Charles IV), atelier de Thomas de Maubeuge, enluminure par le Maître du roman de Fauvel. F. 231v-236v. « Ci commence la glorieuse vie monseigneur saint Eustace (rubr.) .
folio 231v, Vision de saint Eustache.
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Bnf 185, Légende des saints de Jacques de Voragine traduite par Jean Belet. 1301-1400.
folio 120, Saint Eustache naviguant, et Saint Eustache au milieu de la rivière.
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Bnf Français 241; Légende des saints de Jacques de Voragine traduite par Jean de Vignay
http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b84260044/f580.image
folio 288v
.
Bnf Français 242; Légende des saints de Jacques de Voragine traduite par Jean de Vignay, version avec Festes nouvelles.
folio 243r
http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b8426005j/f501.image
3°)
Retable de saint Eustache à Saint-Denis : 1250-1275
http://www.photo.rmn.fr/archive/09-563713-2C6NU0KAZBP6.html
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DOCUMENTS.
La vie de Saint Eustache par Pierre de Beauvais.
Il existe de cette Vie quatre manuscrits médiévaux : London, British Library, Egerton 745 (L, base de l' édition de Mauro Badas 2009), Paris, BnF, fr. 19530 (P, base de l’édition Fisher 1917), BnF, fr. 13502 (B) et BnF, n.a.f. 13521 (C).
— Seul le BNF n.a.f 13521 est aujourd'hui consultable en ligne. Il ne comporte aucune enluminure, à la différence des précédents : BnF, n.a.f. 13521 Grand recueil La Clayette Gautier de Coinci. http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b530121530/f10.image
— De même, seule l'édition moderne de Fisher (qui sera très critiquée par la suite) est disponible en ligne :
Fisher, John R., « La Vie de saint Eustache par Pierre de Beauvais », The Romanic Review, 8:1, 1917, p. 1-67. https://archive.org/details/TheRomanicReview1917
J'emprunte donc à cet article les vers 1-363 des vers de Pierre de Beauvais :
DE diverses mours se diversent
Les genz qui el siecle conversent.
Ausi com estez et yvers
Sunt d' hores et de jorz divers;
5 Si voit horn mes eels diverser
Dun li biens delist converser.
Qui voit horn mes si contenir
Qu'en le voie saint devenir?
Qou souleit on voeir assez
10 Au tens qui est pie^a passez ;
Et si n'i a celui ne sache
Que mort tret tout a li(e) et sache ;
Mourir et trespasser convient
Quanques del monde nest et vient,
15 Qui en qo se voit et esgarde
D'aprochier le siecle se garde.
S'[i]er fu mauves et hui est pire;
Por go le devons tuit despire,
Li bon homme qui le degurent
20 Par le tormenz qu'il i regurent,
Qui douz lor furent au soufrir,
Por leur ames a Deu offrir.
Essample devrions la prendre
Et la vie des sainz aprendre,
25 Oir sou vent et recorder
Pour les noz viez amender.
Qo devreit estre nostre envie
Tant com sommes en ceste vie,
Qu'eiisson le souverain reingne,
30 Que nostre Sire vit et rengne
Et reignera sanz finement.
La vivront parmanablement
Li bon, li net, li piu, li fin;
A si grant joie qui n'a fin
35 Devroit chascunfs] [s] entente avoir.
Pour go voulons ramentevoir
La vie d'un saint et conter
Qui molt est digne d'esconter :
De mon seignor saint Eustace
40 Cui Dex donna si tres grant grace ;
Que [nus] qui le requiert et prie
Ne faudra ja qu'il n'ait s'ai(d)e.
A mon seignor saint Denis prist
Sa vie Pierres qui la mist
45 Et trest de latin en roumanz.
Tels fu li grez et li commanz f. 84
A un des seignors de Tlglise
En qui maint bonte et franchise,
Quer bel set servise merir:
50 Ne le lait endroit lui mourir.
Ne vos tendrons ci longuement,
Qu'or sommes au commencement
De la vie qui ci commence,
Plaine d'espiritel semence,
55 Qui en vos puisse semencier
Par Deu qui soit au commencier.
Au tens que Trajans Temperere
Reingnoit sur Roumains en Tempere,
Ert Romme de paiens poeplee ;
60 De tel gent ert done habitee :
Mahons et ydres coutivoient,
Desmesureement vivoient
En ouvres, en faiz mausseanz.
Et si ravoit il des creanz
65 Qui gardoient foi et creance,
Mes poi avoient de puissance;
Pour qo se tenoient couvert,
Croire n'osoient en apert
Ne demonstrer lor foi aperte,
70 Quer des cors lor tornast a perte.
Voirs est qu' adonc avoit a Romme
Un paien, de sa loi prodomme.
II estoit Placidas nommez;
Riches ert moult et renommez,
75 A Rome de grant seignourie,
Mestre de la chevalerie.
Molt ert prouz et sages de guerre,
Bien savoit loinz et pres conquerre
Cels qui erent contre Tempere.
80 Durement l'amoit Pemperere,
Quar sor touz li acomplisoit
Les granz besoinz et fornisoit.
Temprance, debonerete
Franchise, sens, humilite
85 Avoit en lui. Molt ert pitous
Vers pouvres genz, vers soff retous
Larges et aumouniers estoit.
Orfelins et nuz revestoit
Et rachetoit souvent de mort
90 Les jugiez et les pris a tort.
La riche gent molt ennouroit f. 85
Et les decheiiz secouroit :
A toz f esoit bien volontiers ;
Molt lour ert humbles et entiers.
95 Cil Placidas out endroit soi
Fame molt vaillant de sa loi,
Gente de cors et aligniee,
Estraite de haute ligniee
Des plus nobles de la cite ;
100 De mors, de fez, par verite,
Placidan son seignor sembla.
Li uns bien(s) a Tautre asembla;
Quar cil qui touz les biens assemble
Les volt si assembler ensenble
105 Por go que il s'entresenbloient.
Et d'un courage andous estoient,
Unes mours, unes volentez;
Se il estoit entalentez
De fere bien et ele plus,
no N'ert mie lor avoirs repus
A pouvre gent n'a mendianz.
Toz jorz estoit estudianz
En aumounes et e[n]bien faire.
Comme gentis et debonnaire,
115 Ele ert a[s] pouvres mere et suer,
Quer gentillece en gentile cuer,
Qo sachiez, ne se cele mie,
Ne qu'el vilain le vilanie.
Mout erent andui renomme,
120 Chieri estoient et ame
De leur amis et d'autres genz.
Deus filz orent et beaus et genz ;
De semblant retrestrent au pere
Li enfan^on et a la mere.
125 Andui fesoient d'els grant feste;
Vie menoient molt honeste,
Quer molt amoient honeste,
Toz jorz [i] ierent apreste. .
Molt par avoit Placidas chier
130 L'aler en bois et le chacier:
Tant Tamoit, ja n'en fust lassez.
Muetes de chiens avoit assez,
A grant plente de chaceors,
De chevaliers, de veneors.
135 Avint un jor qu'en bois ala
Com il souleit : quant il f u la
Et il out sa gent establie,
II trouva, ne demoura mie,
Une grant compaigne de cers.
140 Du prendre f u et fis et cers ;
Une grant compaigne de cers.
De touz les outres le plus grant ;
Fu le jor couveitous del prendre.
Cers commencierent a destendre
145 Si tost con li vinrent de pres,
Et chien et veneor apres,
Qui mielz m(u)ielz a un bruit sanz faindre.
Li cers qui plus beaus ert et graindre,
Que Placidas tant couveta,
150 Des autres cers se desrouta ;
Ohasant l'ala seul sanz arest
Au lone del jor par la forest.
Plusor de sa gent le sivirent;
Tant chacerent qu'il recreirent
155 Els meismes et lor chevaus.
Et Placidas par monz, par vaus
Sanz lui ne son cheval lasser,
Sanz destourbier, sanz mespasser,
Et vint en pres le cerf tendant,
160 Si com Dex volt vers un pendant,
Et por go que le voir vos Use,
Ilec estoit une falise
Ou il avoit un grant rochier
Merveilles haut comme un clochier.
165 La monta li cers de ravine.
Mes la grant puissance divine
Qui en sa main tout cest mont ha
Le fist et vout qu'il i monta ;
Autrement rii fust pas montez.
170 Et Placidas fu arestez
De devant le rochier aval,
Toz esperduz seur son cheval
De la merveille qui avint,
Comment ce fu que il la vint.
175 Or oiez con cortoisement
Dex met le suen a sauvement,
Et com bel set celui atrere
Qui il aimme por son bien faire.
Remirer ici bien se doivent
180 Cil qui le grant pechie de^oivent ;
Que nostre Sires ne velt mie
La mor de lomme mes la vie.
Placidas molt se merveilla,
En sun pense molt traveilla,
185 Comment porroit le cerf avoir.
Mes Dex qui tout a le savoir
Prist autresi il'lec son serf
Com il vouloit prendre le cerf ;
La le vena sanz cop donner
190 Com il vouloit le cerf vener;
Cil qui sauva Cornelion
Le torna a salvation.
Si comme Placidas se(st)oit
Sor sen cheval, et il estoit
195 En tel pense con vos devis,
II torna vers le cerf son vis
Qui lasus ert si fetement;
Si vit un[e] croiz soudement
Entre ses cors apparissant
200 Comme soleil resplendissant.
Entre les cors limage sist
De nostre Seignor Jhesu Crist ;
Cil qui tout a en son demaingne
Donna au cerf reson humainne.
205 Miracles fu granz, et penser
Devons tuit por nos amender,
Quant parole de cerf eisi.
Et si trouvon nos qu'autresi
Parla li asnes voirement
210 A Balaam nommeement,
Cui il resprist de sa folie
Dont il maumist sa prophetic
Li cers Placidam apela
Et Dex d cerf a lui parla
215 Et dist, " Que me suis tu, amis?
Por la grace de toi, sui mis
En cest cerf et appareuz.
Je sui Criz qui ai recetiz
Tes aumones et tes bien faiz
220 Que tu as por m'amistie fez.
Tes ovraignes ai bien veiies
Et tes aumones receii[e]s.
L'omme qui bien feit a merci,
Venuz me sui demonstrer ci
225 En cest cerf, go te vuil aprendre,
Por toi vener et por aprendre
As roiz de ma misericorde.
Ma volentez point ne s'acorde
Que je te lais plus demourer
230 A ces faus ydres aourer
Qui sunt sanz sens et mut et vain ;
Cil qui les sert, si vit en vain.
Por le mont de la mort deff endre
Deingnai je en terre descendre,
235 Si com tu voiz en tel semblance.
Je descendi par ma puissance
Por sauver le lingnage humain
Que Sathan avoit en sa main
Quant Placidas out ço--
240 Esperduz del cheval chai
Qui n'ert ne tant ne quant lassez.
Et quant cil point fu trespassez,
II repera en sa memoire.
Done se drega, ce est la voire,
245 Desirranz qu'il etist veil
Ce que li ert appareu.
Ce fu primes sa questions,
"Qu'est," dist il, "cest[e] visions
Qui m'est einsi appareiie?
250 Molt desir que Tai[e] veiie.
Qui es tu qui a moi paroles?
Fei moi entendre tes paroles,
Les escleire si clerement
Que je croie benignement
255 En toi et en ce que t'oi dire ".
A donques li dist nostre Sire(s),
" Entent, Placida, beaus amis,
Je sui qui ciel et terre fis
Et le jar commandai a naistre
260 Et devise la nuit a estre.
Je sui qui doins au jor clarte
De soleil par ma poeste
Et les estoiles aornai
Ou firmament et ordenai
265 Por servir a la nuit la lune
Qu' a touz fu de clarte commune.
Je sui qui compassai les tens
Et establi et jorz et ans.
Je sui qui fis homme de terre :
270 Et se plus vels sor ceu enquerre, f . 89
Je sui qui vesti char humainne
Por sauver mon pouple de painne,
Pour cui je fui crucifiez,
Pour cui je fui pris et liez,
275 Seveliz fui, puis visitai
Enfer, dont mes amis getai
Qui devant m'incarnation
Aloient a perdition.
Par piti£ dels ouvrai einsi
280 Et au tierz jor resurrexi."
Quant Placidas out escoute
Et en son cuer mis et note
Co qu'il ot dit de chief enchief ,
A terre dial derechief
285 Et dist, " Sire, je croi tres bien
Que tu es Dex qui tote rien
Formas de neent et fels
Et qui les tiranz convertis."
Nostre Sires li dist adonc,
290 " Placida, se tu croiz, va done
A l'evesque de la cite
Qui guarde la crestiente.
Baptesme te doint," qo li di.
Et Placidas li respondi,
295 " Sire, ves tu que je descuevre
Ma femme et mes effanz cest o[e]vre?
Adonques li dist nostre Sire,
" Ne te targier, amis, du dire,
Mes nonce leur et fei entendre
300 Qu'il reçoive[nt] sanz plus atendre
Signe de baptesme avec toi.
Puis vien ariere ci a moi.
Derechief a toi m'apar[r]ai,
Clerement te demosterai
305 Tout go qui t'iert a devenir
Et comment tu devras tenir
Les voies de ton sauvement."
A tant s'en torna liement
Placidas apres sa reson,
310 Si s'en vint droit en sa meson.
A sa feme, la nuit, moustra
Tout si com (me) Dex se demoustra
A lui el cerf apertement ;
Quan qu'il out veii plainement
315 Li sot et bien et bel espondre.
Et la dame prist a respondre :
" Beau m'est, sire," dist ele a lui,
Quant vos avez veil celui Qui fu el mont crucifiez
320 Qui aorez et depriez
Des crestiens est bonnement ;
Car voirs Dex est il voirement,
Quant eels qu'il aimme f et si dingnes
Qu'a soi les trait par ites singnes.
325 Pour verite vous repuis dire,
L'autre nuit vint a moi le Sire
Qui tant par est plains de pitie
Qu'a nuli ne faut d'amistie.
Moult doucement me dist itant,
330 ' Tu, tes sires et ti eff ant
Vendroiz demain ensemble a moi/
Par so conois je bien et voi
Que e'est Dex veritablement,
Qui se volt einsi humblement
335 Moustrer a nos en tel semblance,
Por esmervellier sa puissance.
Sire, por Deu, ne demouron ;
Je lo qu' anuit nos baptizon,
Quar a Deu sont cil deraisnie
340 Qui de baptesme sunt seignie,
Pour qu'en lui croient bonement."
N'i firent puis porloignement ;
A Tevesque sanz porloignier
Vindrent con cil qui resoignier
345 Ne voudrent ne targier Tafaire.
Adonc li pristrent a retrere
De chief en chief leur vision
Et tote 1'aparition,
Si com(e) Dex a els s'aparut
350 Qui pour nous com (me) hon morut.
De lui amer entalente
Li requistrent crestriente.
Quant l(i) evesques out go oi,
Moult devint liez, moult s'esjoi
355 De go que Dex einsi les prist.
Leur foi leur moustra et aprist
Molt bonement et enseingna ;
Et puis apres les prinseigna,
Et quant lor ot moustre creance
360 Ses baptiza sanz demourance,
De cuer joiant, de chiere clere,
El non de Damledeu le Pere
Par qui toz biens est consummez.
SOURCES ET LIENS.
Comparer ce vitrail au vitrail n° 43 de la cathédrale de Chartres :
http://www.vitraux-chartres.fr/vitraux/43_vitrail_vie_st_eustache/index.htm
Arlima : http://www.arlima.net/uz/vie_de_saint_eustache.html
— Mandragore : http://mandragore.bnf.fr/jsp/switch.jsp?classement=1&niveauRech=3&idRech=501&idPere=639&division=Mix&desc=s.eustache&idDesc=2346
— BAKER (Craig) , 2009 « Pierre de Beauvais, La Vie de saint Eustache, éd. Mauro Badas », Cahiers de recherches médiévales et humanistes : http://crm.revues.org/11736
— BEAUVAIS (Pierre de), La vie de saint Eustache, Bnf NAF 13521 : http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b530121530/f13.image
Notice Arlima :
http://www.arlima.net/mss/france/paris/bibliotheque_nationale_de_france/nouvelles_acquisitions_francaises/13521.html
— BOURGEOIS (Luc) 2012, . Les échecs médiévaux : jeu des élites, jeux de couleurs. 2012.
https://halshs.archives-ouvertes.fr/file/index/docid/821969/filename/Couleurs_du_jeu_d_A_checs.pdf
— BOUREAU (Alain), 1982, "Placido Tramite. La légende d'Eustache, empreinte fossile d'un mythe carolingien" Annales. Économies, Sociétés, Civilisations,Volume 37 Numéro 4 pp. 682-699
http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/ahess_0395-2649_1982_num_37_4_282881#
— DELEHAYE (Hippolyte ), 1919, La Légende de saint Eustache, Académie royale de Belgique. Bulletin de la classe des Lettres et des Sciences morales et politiques, no 1-3, année 1919,p. 212-239.
https://archive.org/stream/bulletinmededeli1919acaduoft/bulletinmededeli1919acaduoft_djvu.txt
— FISHER (John Roberts), 1917, La Vie de Saint Eustache par Pierre de Beauvais, Published for the First Time from the Manuscripts of London and Paris, with Introduction, Notes and Index by John Roberts Fisher, Lancaster, New Era Printing Company, 1917, iii + 70 p
— FISHER (John Roberts), 1919 « La Vie de saint Eustache par Pierre de Beauvais », The Romanic Review, 8:1, 1917, p. 1-67. https://archive.org/details/TheRomanicReview1917
— MEYER, Paul, « Notice du ms. Egerton 745 du Musée Britannique (2e article) », Romania, 40, 1911, p. 41-69. https://archive.org/details/romania02romagoog
— MEYER, Paul, « Notice https://archive.org/stream/bulletinancienst04soci#page/n67/mode/2up
— TALBOTIER (Catherine ), 2009, « La légende d’Eustache-Placide », e-Spania . URL : http://e-spania.revues.org/18413 ; DOI : 10.4000/e-spania.18413
— VICTOIR Géraldine, 2013,« Un modèle de piété et de charité : le décor de la chapelle seigneuriale de Lachapelle-sous-Gerberoy (Oise) et son cycle de la vie de saint Eustache », In Situ http://insitu.revues.org/10662