Souvenirs de la marée basse.
Je débute cet article pour la seule raison de son titre. Il ne va pas sans piège, car il y a là matière à échouage proche de l'échec, et au discours vaseux. Mieux eut valu entamer un Éloge du Bigorneau, lequel, à ma connaissance, reste à écrire.
Ce titre provient d'un livre somptueux, mais que je n'ai pas lu ; il m'en aurait coûté 15 000 € si j'avais prétendu acquérir, en mars 2011, à Drouot, lors de la vente aux enchères Pierre Bergé et associés, "un volume orihon complet" décrit sous ce titre.
J'aurais dû déjà savoir ce qu'est un volume orihon et me féliciter que ce mot ne soit pas écrit en japonais, car l'ouvrage en question est japonais. Dans "orihon", qui s'écrit 折本 , vous reconnaissez les signes "ori" (pli) et "hon", (livre) : c'est très simple, c'est un livre dont les pages sont collées ensemble et pliées en accordéon.
Son titre original est Shioi no tsuto, et vous pouvez, soit en trouver le fac-similé aux éditions Philippe Picquier (2006) qui reproduit l'exemplaire que Jacques Doucet avait acquis avant d'en faire don à la bibliothèque de l'INHA (cote 4 Est 449), soit rêver sur la description donnée lors de la vente de Drouot : C'est donc, disais-je, un volume orihon complet, " Couverture bleue avec un décor de lac avec feuilles et vagues, 10 feuilles dont 2 pages de préface signée Akera Kanko, 36 poèmes de 36 poètes différents sont rassemblés dans cette anthologie kyoka. 6 double-pages d'illustrations avec coquillages, paysage avec des personnages ramassant des coquillages en bord de mer. Quelques coquillages sont rehaussés de mica, quelques impressions sans couleur mais avec relief. Une double-page représente un groupe de femmes jouant au kaiawase, sur la première et dernière page un poème dans la partie supérieure, sur les autres pages, environ six poèmes sur les coquillages. 1 double-page de postface signée Kurabe Yukisumi. Colophon : Kitagawa Utamaro zu avec un sceau Jisei ikke, éditeur Kôshodô Tsutaya Jûzaburô à Edo, sceau d'un antiquaire.
Il s'agit du second ouvrage d'histoire naturelle illustré par Utamaro sur les trois qu'il publia. Chef d'œuvre de la gravure sur bois japonaise. Signé : Kitagawa Utamaro zu Circa 1789. Editeur : Tsutaya Jûzaburô à Edo. Format : H_25 cm L_18,9 cm."
Un mot sur les Kyôka : ce sont des poèmes burlesques, passe-temps de lettrés réunis en cercles et qui organisaient des concours sur des thèmes donnés. Akera Kankô (1738-1798) qui est à l'initiative de cette anthologie, est précisément l'un des plus importants poètes de kyôka de la fin du XVIIIe siècle, et si il en réunit trente-six, c'est bien évidemment en référence aux Trente-Six Génies de la poésie classique.
Utamaro Kitagawa (pour respecter l'usage japonais de donner d'abord le nom, puis le prénom) a donné deux autres splendides volumes d'estampes consacrés à l'histoire naturelle : l'Album d'insectes choisis (Ehon mushi erami), paru à Edo en 1788, et Concours de poèmes burlesques des myriades d'oiseaux, plus brièvement Momochidori-kyöka-awase; paru à Edo en 1791. Un ravissement dans lequel l'entomologiste ou l'ornithologue en herbe plonge, à dix centimètres du sol, dans des nez-à-nez avec la libellule rouge, la sauterelle-palefrenier, le troglodyte-mignon et le rossignol dont il n'avait pas oser rêver (voir le volume 1 et le volume 2 de l'exemplaire de l'INHA des Insectes choisis, et le volume 1 et volume 2 des Myriades d'oiseaux.
Quelques images de Souvenirs de la marée basse peuvent être admirées ici grâce à l'INHA.
Bien-sûr, le nom d'Utamaro, surtout depuis qu'Edmont de Goncourt a écrit Outamaro, le peintre des maisons vertes, est surtout connu pour ses portraits de courtisanes habillées de tissus précieux, ou, plus confidentiellement, pour Le Chant de l'Oreiller, Utamakura (1788), dont on a deviné qu'il s'agit d'un recueil érotique.
Rêvons encore un peu. La quartier de plaisir de la ville d'Edo, résidence des shoguns Tokugawas et qui ne se nommera Tokyo qu'après 1868, tous les amateurs d'Ukiyo-e le savent, se nomme le Yoshiwara. C'est un ancien marécage asséché le long de la rivière Edo, et il n'est accessible qu'en barque. Nous sommes la quatorzième nuit de la huitième lune, la veille de chûshû, la mi-automne : demain brillera la lune la plus remarquable de l'année, celle qui inspire les poèmes les plus beaux. Nous avons étendu nos nattes sur la digue de la Sumida, et nous sommes tous préoccupés par une chose : écouter le chant des insectes. Distinguer, parmi les deux chants des grillons (Matsumushi), lequel est le plus beau. Reconnaître les stridulations de la cigale (Higurashi), imiter les cris du "conducteur de cheval" de la sauterelle-palefrenier (Umaoimushi). Ce bruit métallique de mors de cheval, c'est celui de Kutsuwamushi, le Mécopode. Et cela, ce n'est que la grenouille (Kaeru). Déjà, vingt-trois poèmes ont été composés, tous de cinq vers de 5,7,5,7 et 7 pieds.
Le lendemain, pour la quinzième nuit, vous serez seul : une belle geisha vous attend dans une petite île que très peu connaissent. On y accède par un gué, au jusant, à mi-marée, et vous n'y restez que le temps de la marée basse : ceux qui connaissent l'île Callot à Carantec voient ce dont il s'agit. Si vous laissez le flot vous piéger, dieu seul sait vers quels oublis et vers quelles létargies cette Calypso saurait vous entraîner. Vous regarderez la lune (faire "tsukimi"), vous offrirez à l'astre de Séléné, sur un petit autel, douze boules de riz ("tsukimi dango" 団子 ) parfaitement rondes et parfaitement blanches. La belle en robe de satin cherchera à reconnaître le lapin qui détache son ombre sur le globe lunaire, et de son doigt de princesse elle tracera le contour de l'animal en train de piler au mortier le riz : " il est en train de préparer les motshi, les gâteaux de riz de o-tsukimi !".
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Vous vous regarderez d'un air entendu, et vous composerez un kyôka à double sens sur ce lapin aux occupations équivoques. Puis, elle disposera dans un vase, afin que tout soit fait selon la tradition, les tiges de Susuki (miscanthus sinensis) : elle le fera avec tant de savoir-faire que le bouquet ressemblera à une calligraphie disant : "sous la lune, maintenant, si tu veux" . L'obi du kimono sera dénoué, et aussi la ceinture de dessous. Elle fera à la lune le plus bel hommage, celui des contours de sa candide nudité. Ce sera marée de vives eaux, puis l'étale des humeurs et du sang. Enfin elle montrera du doigt, trop tôt, mais en riant, une vieille estampe représentant un coq (Niwatori), pour faire allusion au petit matin. Elle dira : "vite, la marée va monter", et elle refermera sa porte derrière vous. L'eau du gué sera agréablement fraîche, pas si haute encore, puis la barque remontrera la rivière.
Si vous êtes une lectrice, ce sera votre amant que vous rejoindrez ainsi sur l'île, et, en repartant, comme Charles Swann qui, après avoir effeuillé l'orchidée de la robe d'Odette, utilisait l'expression "faire catleya", vous garderez comme un secret ce que veux dire, pour vous, "faire o-tsukimi", "o-tsukimi tsuto", "regarder la lune à marée basse".
Chez vous, plus tard, vous écrirez Shioi no tsuto, "Souvenirs de la marée basse." Le plus beau des poèmes que jamais la nouvelle lune de chûshû (中秋の名月 Chusyu no Meigetsu ) inspira depuis l'époque Heian aux amateurs de saké, et le plus beau coquillage depuis Utamaro.
Et vous laisserez, bien-sûr, la mer monter sur le sable, et en effacer
jusqu'au souvenir.