"Nous n'en jugeons pourtant si mal que pour ne pas les connoître. Il en est des guespes comme de ces peuples éloignés que nous pensions être barbares,& par lesquels nous nous sommes trouvés surpassés en bien des choses." R.A.F. de Réaumur.
Nous avions terminé notre pique-nique sur la plage de Pentrez ( voir article précédent) mais le pot de crème caramel pourtant bien léché par une langue gourmande a attiré l'animal que voici. Sa taille impressionnante m'a fait évoquer, que l'on veuille bien pardonner mon ignorance, un frelon, mais c'était une guêpe.
( Merci à la glacière d'avoir fourni le fond bleu. )
Une guêpe, c'est vite dit, mais laquelle ?
Les quatre taches jaunes du thorax pouvaient m'aider à réduire le choix entre Vespula vulgaris et V. germanica, et il fallait alors regarder la tête pour y chercher les trois points qui trahissent la germanique, mais la bestiole tournait autour du pot _au sens propre_ sans que je parvienne à un face-à-face (sur certains sites, on voit une grosse épingle transabdominale qui doit faciliter la tâche à l'opérateur), et puis lorsque je réussissais à la dépasser sur le bord du yaourth elle plongeait à l'intérieur, et lorsqu'enfin l'entrevue entre quatzieux allait avoir lieu, l'ombre de ma main s'étendait pour tout éclipser : je n'ai que cette image où on voit bien trois élément, mais c'est la forme losangique médiane qui me contrarie à ne pas vouloir ressembler au point gentiment rond des photos de référence.
Je passais à un autre jeu : déterminer le sexe de ma visiteuse. Il fallait compter les articles des antennes pour que le chiffre 13 indique le mâle, lequel a un abdomen à 7 segments (6 pour la femelle) et est dépourvu d'aiguillon.
Là, je tenais l' image : pas d'aiguillon, "c'est un garçon, madame ! "
Il nous reste à accompagner la goulue velue dans son périple circumbarquettier : merci Mamie Vespa !
A la réflexion -j'ai un cerf-volant- je me souviens que j'ai observé un nid de guêpe à deux kilomètres de là, en front de mer sur le sentier cotier de la Pointe de Talagrip, le 12 octobre dernier, et en reprenant les images, il me semble bien que ce sont aussi des germanica :
Ce nid est fait de fibres végétales prélevées sur des bois durs par les vigoureuses mandibules des guêpes, mâchées et mélangées de salive. Il est débuté par la jeune reine qui, au sortir de l'hiver, cherche un lieu propice dans un coin sombre : souvent dans le sol,en profitant de trous de murs, de pierres creuses, un vieux terrier, plus rarement dans le haut des arbres. Elle y façonne une cellule arrondie centrale qui deviendra hexagonale après avoir été entourée de six cellules identiques; puis elle continue ses rayonnages et quand son couvent dispose d'une trentaine de bonnes cellules, elle y pond de futures larves qui, grâce aux phéromones, seront unanimes pour l'élire Mère Supérieure et faire voeu d'obéissance. Ce sont elles qui agrandiront le monastère souterrain qui pourra bientôt accueillir 1000, 3000, parfois 5000 congrégationnistes pour une vie d'abord strictement recluse, puis de labeur, dans l'abstinence sexuelle la plus rigoureuse. Partir chercher les mouches et les moustiques, ou une chenille à l'occasion, transformer cette nourriture hyperprotéinée en une bouillie qui ferait concurrence avec les gelées et les miels, les confitures et les pâtes de fruit, les tisanes et les bénédictines des meilleuresde nos moniales. Mais ici, pas de vente pour les pèlerins et les laïcs de passage, tout est destiné à leurs soeurs les larves.
Et les sucs de nos fruits , et les larcins effectuées sur nos tartines ? Ces péchés leurs sont pardonnés, ainsi que les petites gorgées de nectar, les lichettes de miellat de cochenille, tout cela est consommé directement par les ouvrières pour se donner du coeur à l'ouvrage.
Les guêpes récoltent jusqu'à 500 mètres du nid, tout l'été et au début de l'automne, jusqu'à mi-novembre si le temps est clément. Mais lorsque survient l' hiver, elles meurent : heureuses, sereines, fières de l'accomplissement de leur vocation, la survie de jeunes reines qui vont passer la méchante saison cachée dans le creux d'un arbre ou d'une pierre.
Le nid de couleur grise, la vieille ruche d'où montaient les fervents bourdonnements des soeurs zélées subira le même sort que, pendant l'hiver 1709-1710, l'abbaye de Port-Royal -des-Champs lorsque la bulle pontificale et la décision du Conseil d' Etat imposa l'exil des 15 soeurs professes et des sept soeurs converses et la démolition par la poudre des bâtiments :il périra de même, le monument de papier mâché.
J'apprends de la plume de Claire Villemant (Revue Insectes n° 136) que les ouvrières se servent de cristaux d' ilménite composés de titane, d'oxygène et de fer doués de propriétés magnétiques : incorporés dans la pâte à papier, ils servent de niveaux à bulle pour donner à toutes les alvéoles la même orientation.
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On ne saurai trouvé une meilleure occasion d'évoquer la mémoire de R.A.F de Réaumur. Si ce nom ne vous évoque qu'une station de métro sur les lignes 3 et 4 , dont vous ignorez même qu'elle doit son nom au croisement à son aplomb de la rue Réaumur et du Boulevard Sébastopol, 2ème et 3ème arrondissement de Paris, il est temps de découvrir notre René-Antoine Ferchault de Réaumur, l'inventeur du thermomètre à alcool, Géo Trouvetou génial , ancêtre à lui tout seul de la plupart de nos disciplines scientifiques, et dont je n' interromps ici l'éloge que pour parler de son Histoire des guespes, Mémoire de l' Académie Royale, 15 novembre 1719, pp 230-27 (ou Mem.Acad. Sc Paris XXI, 1721) : on y lit comment il eut le premier l'idée de la fabrication du papier en utilisant le bois. Et puisque je suis cordier je vous fabrique un lien vers ce texte : http://www.academie-sciences.fr/archives/doc_anciens/hmvol3521_pdf/p230_277_vol3521m.pdf
Réaumur s'interesse en tout sujet à ses applications pratiques. Des araignées, il veut savoir si on peut copier leur art de fabriquer la soie. Des oiseaux, il veut trouver comment les faire éclore en toute saison, ou comment conserver les oeufs; devant un flacon de liqueur, il s'efforce d'en ralentir l'évaporation; et des guêpes, il s'attache à étudier " les moeurs, à découvrir leurs industries, à raconter comment elles peuplent et gouvernent leurs républiques." ( C'est un pionnier de l'ethologie). Aussi il ne s'intéresse pas aux guêpes solitaires mais aux guêpes sociales , "de celles qui travaillent des espèces de gâteaux composés de cellules hexagones comme ceux des abeilles, mais faits d'une matière fort différente de la Cire " . Ces gâteaux l'attirent, et de tous les animaux ingénieux il veut récupérer les brevets. Il dédaigne les abeilles, déjà domestiquées, et il surveille les guêpes, qui font tant de dégâts sur nos fruits "et surtout sur les muscats" . Il jette son dévolu sur les guêpes souterraines, les plus communes de toutes dans le royaume", et c'est donc notamment les Vespula germanica (qui n'ont pas encore été nommées ainsi, il faut attendre Fabricius 1793) qu'il va étudier.
On pourrait penser que ce touche-à-tout ne s'interesse que superficiellement aux sujets qu'il aborde, mais la lecture de ses travaux convainc vite du contraire: les guêpes, il les a vraiment observé, il a disséqué leurs nids, étudié leurs moeurs, et s'il reconnaît que c'est son valet qui a subi le plus de piqures,(il lui demande de déterrer les nids, ou il lui applique une guépe sur le bras après qu'elle eut déjà piqué pour voir ce que cela lui fait), il revendique sa part de blessures de guerre. Tout à l'opposé de Buffon qui recueille plus facilement les observations des collaborateurs et qui le dénigre insidieusement d'avoir passé tant de temps à de vulgaires "mouches" en écrivant dans le Discours sur la nature des Animaux "Car enfin une mouche ne doit pas tenir dans la tête d'un naturaliste plus de place qu'elle ne tient dans la nature " Et toc !
Réaumur rétorque par l'argumentation suivante : " Les recherches de science naturelle, même celles qui ne semblent être que de pure & de vaine curiosité, peuvent avoir des utilités très réelles, qui suffiraient pour les justifier auprès de ceux même qui voudraient qu'on ne chercha que des choses utiles, si avant de les blamer on avait la patience d'attendre que le temps eut appris les usages qu'on en peut faire . "
Il note très bien leur utilité, et raconte l'histoire de ce boucher _c'était à Charenton..._ qui leur donne un morceau de foie de veau pour qu'en les attirant, elles éloignent ou dévorent les mouches, qui gâtent la viande en y pondant des oeufs.
La description des nids, ou guêpiers, est minutieuse, imagée, manifestement nourrie d'une observation prolongée sur le terrain, et je n'en ai pas trouvée d'aussi complète ailleurs, ni décrite en une langue aussi élégante et pleine de charme, ni témoignant d'un tel amusement à se livrer à cette étude.
Mais ce qu'il veut, c'est découvrir le secret de la fabrication de ce papier dont est fait le guépier, en une sorte de carton aux qualités précieuses. Rien n'y fait, il ne surprend pas les guêpes prélevant les fibres des plantes. Comme à l'époque le papier est fabrique à partir de tissus de chanvre ou de lin, il n'imagine pas la solution, pourtant évidente pour nous : le papier se fabrique à partir du bois! c'est en regardant une reine prélever du bois de sa propre fenêtre pour en faire une boule de papier mâché :
" Lorsque je ne songeais plus à suivre ce genre d'insecte, une mère guêpe, de la classe des souterraines, vint m'instruire de ce que j'avais cherché tant de fois inutilement. Elle se posa auprès de moi sur le chassis de ma fenêtre, qui était ouverte. Je la vis rester en repos en un endroit d'où il ne me parut pas qu'elle pût tirer rien de fort succulent. Pendant que le reste de son corps était tranquille, je remarquai divers mouvements de sa tête. Ma première idée fut que la guêpe détachait du chassis de quoi bâtir, et cette idée se trouva vraie. Je l'observais avec attention, je vis qu'elle semblait ronger le bois, que les deux serres ou dents mobiles dont nous avons parlé plusieurs fois, agissaient avec une extrême activité : elles coupaient des morceaux de bois très fins. La guêpe n'avalait point ce qu'elle avait ainsi détaché, elle l'ajoutait à une petite masse de pareille matière qu'elle avait déjà ramassée entre ses jambes. [ ...] J'ai vu que les guêpes de toutes espèces y vont couper les filaments dont elles ont besoin pour faire leur papier. Je les ai vu surtout s'attacher aux treillages des espaliers, aux chassis, et aux contrevents des fenêtres. Mais il est à remarquer qu'elles ne s'attachent qu'au bois vieux, sec, et qui a été pendant longtemps exposé aux injures de l'air. [...] Les unes et les autres nous apprennent qu'on peut faire du papier des fibres des plantes sans les avoir fait passer par être linge & chiffon ; elles semblent nous inviter à essayer si nous ne pourrions pas parvenir à faire de beaux et de bons papiers, en employant immédiatement certains bois. [..] Les bois blancs y seraient probablement propres. En brisant, en divisant encore plus les fibres de bois que ne font les guêpes et en employant mince la pâte qui en viendrait, nous en composerions un papier très fin. c'est une recherche qui n'est nullement à négliger, que même j'ose dire importante. "
Pourtant, il fallu plus d'un siècle pour mettre cette idée en application : les lecteurs des Illusions perdues de Balzac, se souviennent que l'histoire du papier, de la pénurie de chiffon annoncée par Réaumur , de l'inflation des prix face à la demande croissante des imprimeurs est au coeur de l'intrigue de ce roman qui débute à Angoulème, où David Séchard cherche en secret de découvrir le moyen de produire un papier plus économique et de meilleure qualité : le roman se passe sous la Restauration, on en est toujours au papier chiffon :
"Des chiffoniers ramassent dans l'Europe entière les chiffons, les vieux linges, et achètent les débris de toute espèce de tissus, dit l'imprimeur en terminant. Ces débris, triés par sorte, s'emmagasinent chez les marchands de chiffons en gros, qui fournissent les papeteries [..] Le fabricant lave ses chiffons et les réduit en une bouillie claire qui passe, absolument comme une cuisinière passe une sauce à son tamis, sur un chassis en fer appelé forme, et dont l'intérieur est rempli par une étoffe métallique au milieu de laquelle se trouve le filigrane qui donne son nom au papier. De la grandeur de la forme dépend alors la grandeur du papier ."
L'idée prêtée à Séchard par Balzac est d'utiliser le roseau; son roman est publié de 1836 à 1843. C'est en 1844 que Friedrich Gotlob Keller dépose un brevet sur la fabrication de papier de bois, qui va remplacer le papier de chiffon.
La cellulose a été isolée et identifiée par Anselme Payen en 1834.
. La prochaine fois que j'entendrai que "le trafic est interrompu sur la ligne 4 entre Réaumur-Sébastopol et Porte de Clignancourt ", je penserai à ce pionnier de l'entomologie, de l'éthologie , ...et de la feuille blanche.
Etymologie
Le mot vespula, comme le mot guêpe, vient du latin vespa, la guêpe, issu lui-même d'une racine indo-européenne vobhsa. La forme vespas'est acoquinée en français avec le francisque wapsa, de même sens, pour donner notre "guêpe".
Quand au scooter , il a été baptisé "Vespa" par Enrico Piaggio en 1946,quelques mois après la sortie du modèle japonais "Rabbit" , sans-doute pour évoquer la rapidité vrombissante de l'insecte.
Jaune et rayée, lourde peine.
Les américains désignent par le terme deyellowjacketles guêpes prédatrices des genres Vespula et Dolichovespula, non pas en relation avec le maillot jaune du premier au classement général du Tour de France, mais pour indiquer la dangerosité de ces insectes. Car si le jaune est, chez les animaux, une couleur aposématique indiquant à un candidat prédateur les risques qu'il prendrait à s'attaquer à un insecte, un papillon, un reptile affichant cette signalisation (risque de toxicité notamment) , il semble que nous ayons hérité de cette ancienne tendance à nous méfier des adeptes du jaune.
C'est notre historien des couleurs Michel Pastoureau qui nous l'apprend: le jaune vient en dernier dans le choix des couleurs préférées, après le bleu, le vert, le rouge, le blanc et le noir. Si les chinois le réservait à l'empereur, si cette couleur honore les bonzes qui la porte, en Occident depuis le Moyen-Age le jaune a tous les attributs de l'infame : c'est la couleur de l'étranger, du traitre, du trompeur, peut-être parce que c'est l'or qui a pris pour lui tous les attributs positifs (energie solaire, chaleur, vie, puissance) et que le jaune évoque le toc, le faux, l'ersatz. On représente Judas avec des vêtements jaunes, qu'on prête aussi à Ganelon le chevalier félon, ou aux faux monnayeurs, on utilise cette couleur pour dévaloriser les personnes qu'on dépeint, ou pour signifier leur état morbide, pour habiller les hérétiques, et on choisit la couleur honteuse pour la rouelle, puis pour l'étoile que l'on fait porter aux juifs.
Mais lorsqu'on associe le jaune avec les rayures, là, c'est de la provocation : on veut vraiment montrer son arrogance, son agressivité, "qui s'y frotte s'y pique", on choisit un maillot à rayures noires et jaunes pour le club de foot (le Stade Montois : 88% des supporters souhaitent conserver les rayures jaunes et noires du Club), pour les rugbymen des London Wasp, pour une voiture de course... mais de là à aller au travail en costume jaune rayé, non, on me prendrait pour le larbin, Nestor passant le plumet sur les cuirasses du château de Moulinsart, ou on me ramènerait en prison retrouver les frères Dalton !
Une fois encore, cela ne date pas d'hier, lisez "L'étoffe du diable : une histoire des rayures et des tissus rayés", Ed du Seuil, coll Points 1991 de l'incontournable Michel Pastoureau : au Moyen-Age, on évitait soigneusement tout ce qui n'était pas pur, uni , tout ce qui évoquait le péché et l'alliance avec le démon par manque d'intégrité.
La société médiévale fait preuve d’une aversion pour les mélanges de couleurs. Mêler, brouiller, fusionner, amalgamer sont des opérations jugées infernales car elles enfreignent l’ordre et la nature des choses. On ne mélange pas les couleurs, on juxtapose, on superpose. Le bariolage sur un tissu est la marque de la souillure, marque infamante.
Cette aversion a persisté, et même si, avec les progrès de l'individuation, on hésitait moins à s'individualiser par une tenue marginale, les costumes mi-partie ou à rayures releveront plus des uniformes à visée signalisatrice que de l'élégance. On les retrouvera chez les bagnards, puis, par un décret du 27 mars 1858, pour les matelots de la Flotte.
Si on pense que ces parti-pris concernant le chromatisme ne s'applique plus à nos cerveaux cartésiens confrontés aux alternances de xanthoptérine et d'eumélanine cuticulaires à visée vexillaire d'insectes fort précieux à la biodiversité, que l'on propose successivement à un moteur de recherche le mot "coccinelle" puis le mot "guêpe" : dans le cas du maillot à pois, nous verrons des chansons, des comptines, un amour de voiture, un parc de loisir, un magazine pour enfant, des conseils pour adopter la bête au Bon Dieu comme insecticide. Dans l'autre, plus de Bon Dieu, mais des sites de destruction de nid, de fabrication de pièges, de lutte contre les hyménoptères responsables d'allergies et de piqûres, de reconnaissance des ennemis rayés pour les distinguer des abeilles, bonnes puisque prodigue en miel.