L'église Saint-Salomon de La Martyre. III. Les bénitiers de 1619 et de 1601.
Voir :
- L'église Saint-Salomon de La Martyre I. La Porte triomphale (vers 1520) et le porche sud. (1430)
- L'église Saint-Salomon de La Martyre II. Le bénitier de 1681.
- L'église Saint-Salomon de La Martyre. III. Les bénitiers de 1619 et de 1601.
L'église Saint-Salomon de La Martyre. IV. L'ossuaire (1619). Les inscriptions. Les crossettes.
L'église Saint-Salomon de La Martyre V. Les peintures murales (vers 1450)
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Chonjal én treu marù zo me flijadur.
« Songer aux choses de la mort est mon plaisir. » Yann-Ber Calloc'h, cité par Daniel Giraudon.
I. LE BÉNITIER DU PORCHE SUD, AVEC ANKOU. XVIe siècle.
Cet objet mobilier est classé monument historique dans la base Palissy, base de données sur le patrimoine mobilier français du ministère français de la Culture, sous la référence PM29000543.
Lorsque le fidèle ou le touriste pénètre dans le porche sud de l'église de La Martyre, après en avoir admiré le tympan et les voussures, ce bénitier de kersanton de style Renaissance placé dans le coin sud-est, au dessus du banc de droite, est sûr de faire son petit effet et d'être honoré d'une photographie. Ce n'est pas l'élégante cuve ronde, à la lèvre perlée, aux flancs richement sculptés de frises de fleurs et de feuilles, et –détail singulier pourtant– les deux petites plateformes destinées à recevoir un cierge, qui épatent les passants, mais bien le squelette qui y grimace, qui y grelotte et qui se déhanche dans des reflets verdâtres entre les deux colonnes cannelées.
Si, dominant une terreur instinctive, on s'approche, on constatera qu'il tient serré contre ses cartilages une tête aux paisibles yeux fermés, la belle et jeune tête d'un quidam à qui, la veille, chacun devait promettre belle année, belle santé et le Paradis en surplus tant on lui donnerait le Bon Dieu sans confession.
Et dans sa main (ou ce qu'il en reste, une récitation anatomique déclinée en carpe, métacarpe et séquences digitales), il tient la hampe d'une pique ou d'une flèche appuyée sur son trochanter gauche. A moins qu'il ne s'agisse d'une faux, brisée.
Chacun a reconnu dans cette mascotte du sanctuaire l'Ankou, qui n'est pas la seulement la Mort personnifiée, mais son homme de main (oberour ar maro *), son Grand Valet en quelque sorte. La Mort était familière aux Bas-Bretons, qui, jusqu'au XVIIe siècle, enterraient leurs défunts sous le sol de leurs églises et chapelles. Au XVIIe siècle, faute de place, les ossements furent rangé dans les ossuaires, dans un spectacle plus macabre qu'aujourd'hui puisque les crânes, parfois placés dans des boites individuelles, ainsi que les fémurs, tibia et autres humérus étaient visibles à travers les baies.
(*) ober : faire
Selon le Wiktionnaire et Daniel Giraudon, le mot Ankou vient de la racine indo-européenne Nek- "tuer, périr", "mort, mourir, cadavre" qui a donné le grec necro (nécrophage, nécrose, nécromantie etc.) et le latin neco, as, are "faire mourir" . En breton, la première mention du mot Ankou remonte au IXe siècle, puis on le trouve dans le Catholicon de Jehan Lagadeuc, dictionnaire trilingue imprimé à Tréguier en 1499:
ANCOU : gal. la mort. Voyez MARU
MARU : g. mort,
MARUEL : g. mortel
Ce mot a donné lieu à des rapprochement en breton avec Anken "angoisse" et Ankoun "oubli". Il est aussi présent dans Le Mirouer de la Mort de Jehan an archer coz (Jehan Larcher), poème rédigé en 1519 ; la première occurrence se rencontre au vers 265 :
Lauaret ara lob, ez meru nep so robust, Ha lese! an bet man, quen buhan hac an Just : Euit ho vanegloar, nac ynt dispar mar rust, An ancaou so voar tro, tro distro hac ho fust.
"Job dit que celui qui est fort meurt Et laisse ce monde, aussi vite que le juste ; Malgré leur vaine gloire, si extraordinairement rudes qu'ils soient, La mort est en tournée, en tours et détours, et les frappe."
Selon Gwennolé Le Menn (2003) :
— Le mot ancou apparaît pour la première fois, comme glose, dans un texte latin datant du IXe siècle. Il se retrouve en moyen-gallois angheu (gallois moderne angau) et en cornique ankow, ancow. On le retrouve en breton depuis le XVe siècle jusqu’à aujourd’hui.
Le breton a plusieurs termes pour traduire « mort ». Le plus général est marv, mais on a aussi tremenvan pour « agonie, passage » et Anaon qui désigne l’ensemble des âmes des trépassés. Le terme d’Ankou désigne plus précisément la mort personnifiée. On le retrouve dans des textes moyen-bretons (XVe-XVIe siècles) : quatre pièces de théâtre, deux poèmes et un cantique. Il est intéressant de relever que ce mot Ankou disparaît pratiquement au XVIIe siècle (un seul exemple de 1642). C’est le mot marv qui sera utilisé dans les textes, principalement religieux. On peut se demander si les écrivains n’hésitaient pas à utiliser le terme d’Ankou, celui-ci étant peut-être lié à trop de conceptions et croyances non reconnues par l’Église. On ne trouve pas d’exemple ancien de la fameuse charrette de la mort (karr, karrig ou karrigell an ankou), le premier étant de 1732, alors que c’est un thème fréquent dans les légendes recueillies aux XIXe et XXe siècles.
— L’Ankou, son rôle et ses armes
Le mot Ankou est masculin, et la Mort est un homme dans la tradition bretonne. C’est un personnage qui apparaît dans les pièces de théâtre contrairement au théâtre français d’où il est pratiquement absent. Cette présence de l’Ankou est d’autant plus intéressante qu’elle est également attestée dans le théâtre gallois et le théâtre cornique. Faut-il admettre que ce personnage, appartenant au monde brittonique, existait déjà lorsque la Mort, d’abord allégorie abstraite, prend forme humaine et devient un thème commun dans le monde chrétien ? L’hypothèse me semble plausible.
L’Ankou dans le théâtre en moyen-breton vient avertir : il va tuer, ce qu’il fait sur scène, et il frappe. Il utilise pour cela un objet pointu, lance, javelot, dard, ou bien un bâton, un bourdon. Jamais la faux, attestée ailleurs dès le XIVe siècle, n’apparaît dans les textes bretons avant le XVIIIe siècle.
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Datation : 1619.
Le porche Sud lui-même, avec la Nativité de son tympan et son Credo apostolique, date de 1450-1468, mais ce bénitier à l'Ankou provient en réalité de l'ossuaire accolé au porche, et qui date de 1619. Cela n'est pas pour surprendre, puisque, sur la façade méridionale de cet ossuaire, à coté d'un homme tenant un crâne et un os, deux anges présentent sur une banderole une citation du Mirouer de la Mort dont je viens de parler:
An Maru, han Barñ han Yfferñ yen
Pan ho soing den ez dle crenaff.
Foll eu na preder è Spéret,
Guelet ez ev ret decedaff.
A la mort, au jugement, à l'enfer froid, pense, fils de l'homme, et ne te
lasse pas;
Et jamais nulle part tu ne pécheras, en mettant ton espoir dans la mai-
son de Dieu.
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Attribution : le Maître de Plougastel (1570-1620).
E. Le Seac'h a attribué ce bénitier au Maître de Plougastel – l'auteur du calvaire de cette paroisse – d'une part car c'est lui qui a entrepris en 1619 l'ossuaire de La Martyre, d'où vient ce bénitier, mais aussi car ses caractéristiques stylistiques se reconnaissent dans le visage de l'adolescent emporté par l'Ankou .
Le Maître de Plougastel a œuvré essentiellement dans le Léon, et la Cornouaille immédiatement au sud de l'Elorn. Outre le calvaire de Plougastel-Daoulas (1602-1604), il est l'auteur de deux autres ensembles majeurs, l'arc d'entrée de Guimiliau (1606-1617) et le calvaire de Locmélar . Le bénitier appartient à la troisième période de ce sculpteur, celle de sa maîtrise.
Son style se reconnaît au hiératisme des postures, adouci par la rondeur des visages leur conférant "une quiétude magnifiée proche de l'ataraxie de pierre" ; aux yeux taillés en amande, aux paupières enflées et ourlées, aux fronts bombés, aux mains larges et plates.
L'adolescent du bénitier de La Martyre a le visage rond caractéristique, la paupière supérieure des yeux fermés est marquée du discret pli palpébral, les sourcils sont soulignés, le front est saillant, le nez épaté. Le philtrum est légèrement tracé, les lèvres sont fines mais s'achèvent par un arc concave bien creux participant à l'impression grave et sereine. Les cheveux, qui se confondraient facilement avec l'éventail des côtes du squelette, sont fournis, peignés en épaisses torsades sur le front et sur le coté.
Sa beauté angélique et l'intensité de l'impression de calme intérieur sont pour beaucoup dans le choc des contrastes entre l'Ankou et sa victime, entre la Mort et le Vivant : comme un instantané saisissant du mouvement de la funèbre faux.
Ce contraste est aussi un paradoxe : l'immobilité passive est celle de l'humain, alors que la Mort est mouvement et activité : elle fauche, mais ne chôme pas.
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II. BÉNITIER DU BAS-COTÉ SUD (1601).
Précisons immédiatement qu'il s'agit aussi, selon Emmanuelle Le Cleac'h, d'une œuvre du Maître de Plougastel. Placé dans le bas-coté sud, contre le pilier de droite lorsqu'on franchit la porte d'entrée, c'est un grand bénitier (environ 1,30 m) en kersanton, à dôme et à lanternons reposant sur une colonne en guise de pied. Comme le précédent (qui avait perdu son lanternon), sa vasque ronde est entourée de deux colonnes, ici lisses et à chapiteaux corinthiens. Trace de polychromie ocre (dominance rouge).
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La partie centrale est sculpté en bas-relief d'un angelot en tunique dont les plis bouffent au dessus d'une ceinture. Il est agenouillé, comme un ange de l'Annonciation, et son calme visage arrondi, ses yeux en amande, son nez large, ou ses cheveux coiffés en torons rayonnants sur le front et vers les épaules ont bien des points communs avec le visage du jeune homme du bénitier à l'Ankou.
On lit en inscription : 1601 I.PIME. Cela correspond-il au patronyme Pime ou Le Pime (attesté en France mais disparu) d'un fabricien ? Ou à un abréviatif ?
J'interprétai l'objet tenu dans la main droite de l'ange comme un équivalent du lys de l'Annonciation, avec son fleuron, malgré le bouton pommé de sa base, mais E. Le Seac'h y voit "un goupillon d'ancienne manière avec des soies de cochon". Je me range à cette suggestion après avoir consulté l'iconographie de ce compagnon du bénitier sur le site enluminures.culture.fr.
Il existe trois bénitiers semblables et contemporains, avec cet ange porteur de goupillons, dans un périmètre proche : ceux du porche de Landivisiau, de Saint-Houardon à Landerneau, et de Saint-Miliau à Guimiliau. Il est intéressant de comparer leurs descriptions par le chanoine Abgrall :
– Église Saint-Miliau de Guimiliau : "Au trumeau est adossé un joli bénitier porté sur une colonnette cannelée. Au-dessus du bénitier, un ange è genoux tient deux goupillons ; il est surmonté d'un dais orné de pilastres, gaines, cariatides, petites niches, etc.."
– Landivisiau : "Au trumeau qui sépare les deux portes, est fixé un bénitier, au-dessus duquel est un ange tenant un goupillon et, plus haut, un dais richement sculpté, genre Renaissance, d'où sortent quatre têtes saillantes ou mascarons, deux hommes et deux femmes."
– Saint-Houardon à Landerneau (1604) : "un trumeau avec beau bénitier reposant sur une colonnette ornée de losanges rappelant les macles des Rohan ; au-dessus, un ange tenant deux goupillons, et comme couronnement un très joli dais, d'où l'on voit saillir quelques fines têtes coiffées de toques et plumets, caractéristiques du style du XVIème siècle."
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Un mascaron d'anges ornent les faces de l'hexagone qui coiffe la partie principale ; des pots à feu sont posés dessus.
Un lanternon et un dôme la surmontent, décorés de pots à feu. Saint Michel terrassant le dragon couronne l'ensemble. Il tient un écusson dans la main gauche et enfonce sa lance dans la gueule de la bête allongée sur le dos, pattes en l'air.
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SOURCES ET LIENS.
— COUFFON (René), LE BARS (Alfred) , 1988, La Martyre, Diocèse de Quimper et de Léon, nouveau répertoire des églises et chapelles, Quimper, Association diocésaine, 1988, 551 p.
http://diocese-quimper.fr/images/stories/bibliotheque/pdf/pdf-Couffon/MARTYRE.pdf
— GIRAUDON (Daniel), Sur les chemins de l'Anjou - Daniel Giraudon – Ed . Yoran Embanner
— LE BRAS (Anatole), La légende de la mort chez les Bretons armoricains (Nouvelle édition, refondue et augmentée, avec des notes sur les croyances analogues chez les autres peuples celtiques) / par Anatole Le Braz H. Champion (Paris) 1902
http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k8630199c/f17.image
https://fr.wikisource.org/wiki/La_l%C3%A9gende_de_la_mort_chez_les_Bretons_armoricains/Introduction
— LE MENN (Gwennolé) 1979, « La Mort dans la littérature bretonne du XVe au XVIIe siècle », Mémoires de la Société d’histoire et d’archéologie de Bretagne, t. 56, 1979, p. 5-40.
— LE MENN (Gwennolé) 2003, "Les croyances populaires dans quelques textes bretons (XVe-XVIIe siècles)", Religion et mentalités au Moyen-Âge sous la direction de Sophie Cassagnes-Brouquet, Amaury Chauou, Daniel Pichot, et al. p. 427-435 http://books.openedition.org/pur/19847?lang=fr
— LE SEAC'H (Emmanuelle), Sculpteurs sur pierre en Basse-Bretagne. Les ateliers du XVe au XVIIe siècle, Presses Universitaires de Rennes page 195.
— PÉRENNÈS (Chanoine Henri), 1932 et 1933, La Martyre, Notice sur les paroisses du diocèse de Quimper et de Léon, BDHA
http://diocese-quimper.fr/images/stories/bibliotheque/bdha/bdha1932.pdf
http://diocese-quimper.fr/images/stories/bibliotheque/bdha/bdha1933.pdf
— SPREV :
http://www.sprev.org/centre-sprev/la-martyre-eglise-saint-salomon/
— Infobretagne :
http://www.infobretagne.com/martyre-ressources-eglise.htm
http://www.infobretagne.com/enclos-martyre.htm
— http://www.chantony.fr/patrimoine_et_histoire/29_la_martyre.html
— Topic-topos
http://fr.topic-topos.com/benitier-la-martyre
— Fichier photo Wikipédia :
https://fr.wikipedia.org/wiki/Fichier:La_Martyre_(29)_%C3%89glise_Saint-Salomon_Porche_sud_B%C3%A9nitier_%C3%A0_l'Ankou_03.JPG