Les Vierges couchées de Bretagne (2) :
Chapelle du Yaudet à Ploulec'h (22).
Le pardon a lieu le troisième dimanche de mai.
I. Présentation.
A trois kilomètres du bourg de Ploulec'h (22) et à 8 km de Lannion, la chapelle du Yaudet est établie sur un ancien éperon barré qui domine, comme on le constate sur le panneau placé sur le parking, la baie de la Vierge à gauche et la rivière de Lannion ou Leguer avec le port du Yaudet à droite. Il s'agit d'un site mesolithique (premières traces d'occupation vers 8000 av.J.C), mais aussi d'une ancienne place forte celte sous le nom de Koz Yeoded, puis d'un emplacement romain sous le nom de Vetus Civitatis; l'importance de ce lieu dans le controle du carrefour des voies Brest (Gesocribate)-Erquy et de celles allant vers Carhaix (Vorganium) ou vers Perros.
Le toponyme Vetus Civitatis est retrouvé sous la forme "vieille cité" (1267) ou sous la forme bretonne Keodet ou Cozqueoudet (1638), puis on retrouve en 1707 "le lieu et mettrerie noble de Guéaudet ou La Vieille Cité" et en 1826 le toponyme Le Guyaudet sur le cadastre.
La chapelle est composée d'une nef et de deux collatéraux inscrits dans un plan rectangulaire, et d'un choeur fermé par une grille, placé dans le prolongement de la nef et terminé par un mur plat. Ce mur supporte sur toute sa largeur le retable du maître-autel, mais deux portes donnent accès à la sacristie à trois pans qui a été rapportée par la suite (vers 1950).
Elle a été édifiée en 1860 à la demande de la famille Kerninon après la destruction de la chapelle primitive, qui datait de la seconde moitié du XVe siècle (1483), mais en a conservé certains éléments (portes, fenestrage), dont le retable qui va maintenant nous intéresser.
http://www.histo.com/quotidienne/quotidienne2/01022006.pdf
http://www.sos-21.com/tl_files/SOS-21_Data-center/CG22/Sentier-decouverte_Yaudet-IV.pdf
II. Le retable du maître-autel.
Il daterait du XVIIe siècle. Au dessus de l'autel et du tabernacle encadré de deux anges photophore, une alcôve au fond bleu, occupée presqu' entiérement par un lit blanc, est surmonté d'un fronton orné de guirlandes ; deux anges s'y accoudent et regardent l'assistance. De chaque coté trouvent place les niches qui abritent les statues des parents de la Vierge, sainte Anne et saint Jaochim. Le monogramme marial s'inscrit en lettres blanches sur fond bleu.
1. Peinture du devant-d'autel : la Vierge couchée ?
C'est un panneau peint à la fin du XVIIIe en faux-marbre sur l'antependium, sur lequel s'inscrit un ovale d'où divergent des rayons dorés. Au centre, la Vierge (ou du moins une femme, sans auréole) y est allongée, les mains jointes, la tête coiffée d'un voile ; trois personnages l'entourent, dont deux écartent les bras pour témoigner du prodige qu'ils constatent alors que l'homme du milieu, qui porte une étole et un livre, fait un geste de bénédiction. Il s'agit donc d'une Dormition, et non d'une nouvelle illustration de Vierge accouchée, et seul le décubitus marial s'accorde avec le sujet du retable. Cela montre que si les deux épisodes (Nativité et Dormition) sont deux moments de la vie de la Vierge totalement étrangers l'un à l'autre, la posture déclive les rapprochent et crée une parenté iconographique.
Le monogramme marial M A inversé , les guirlandes, les bouquets glorieux et les deux anges :
Sainte Anne.
La présence des parents de la Vierge est retrouvée ici comme à Lanrivain pour le retable de Notre-Dame du Guiaudet, et ne répond pas à un hasard : le programme du commanditaire est dicté par un projet théologique, par une lecture des Écritures et des textes apocryphes pour conduire le fidèle à un approfondissement de sa contemplation de l'un des mystères joyeux, celui de la Nativité : Nativité de la Vierge (fêtée le 8 septembre) et Nativité du Seigneur. Il s'agit de mystères à méditer dans la mesure où le naturel et de la physiologie de l'enfantement s'unit au surnaturel de l'Incarnation de la Divinité, et dans la mesure où ces deux enfantements surviennent par une conception "immaculée".
b ) Saint Joachim.
c) les anges photophores :
III. La Vierge couchée.
J'en arrive à ce qui motive ma visite, comme celle de nombreux visiteurs avant moi, cette curiosité d'art religieux, l'un des trois exemples bretons de Vierge couchée ou Vierge accouchée. L'effet est surprenant et le seul fait de voir un lit, un de ces lits si commun jadis avec leur épais matelas, leur édredon moelleux et leur couvre-lit d'étoffe blanche, ce mobilier si prosaïque et si intime de nos chambres à coucher hissé à trois mètres du sol au dessus des fastes du saint autel provoque un sentiment de familière étrangeté : l'incongruité du spectacle déstabilise l'esprit et crée la meilleure disposition à l'éveil spirituel qu'il soit : le questionnement.
Tout en effet opposeraient les certitudes religieuses qui affirment des réponses, avec l'ouverture spirituelle, qui pose des questions et stimule la méditation sur les mystères de l'existence.
Or le visiteur -ou le fidèle- n'est pas au terme de sa surprise quand il constate que dans ce lit de Grand-Mère de Chaperon rouge, seules émergent de la couette deux têtes couronnées comme des communiantes, celle de la Vierge et celle de l'Enfant. Les questions reprennent, on cherche à savoir s'il s'agit de deux statues entières, et, le cas échéant, quelle tenue les habille. La Mère est-elle (quoique que cela n'apparaisse pas) en cours d'allaitement comme à Lanrivain ? Bref, l'esprit curieux souhaiterait savoir comment c'est fait. Mais la réponse, qui doit être accessible au sacristain ou aux bonnes âmes de la paroisse qui viennent faire le lit, ou encore aux spécialistes d'art sacré de l' Inventaire Culturel, n'est donnée nulle-part (je le croyais : voir infra).
Le visiteur trouve dans la chapelle un extrait du livre de l'abbé Le Clech, qui fut recteur de Ploulec'h de 1934 à 1956, dans lequel il défend la thèse d'un culte préchrétien voué à Cybèle, concession de l'occupant romain soucieux de flatter une population celte enseignée par les Druides et attendant "la Virgo paritura, la vierge qui doit enfanter". Dans un temple bâti sur l'emplacement de l'actuelle chapelle, on adorerait la Mère des dieux et la déesse de la terre sous forme d'une femme couchée allaitant son enfant. Puis lors de l'évangélisation de la région par des émigrants venant de la Bretagne insulaire (VIe siècle), les moines ou prêtres auraient repris ce culte d'une vierge allaitante et alitée pour représenter la Vierge et son Fils. Enfin, à la Renaissance, un retable aurait donner de cette Vierge la représentation que nous connaissons.
Mais Georges Provost , maître de conférence en histoire à Rennes 2 (Un lieu saint et ses représentations, le Yaudet Ann. Bret. Pays Ouest 110-2, 2003) a souligné les faiblesses scientifique de cette interprétation. Il indique aussi que dès 1778, un clerc du Trégor écrivait que cette Vierge "pourrait être une effigie d'Isis".
Surtout ce prêtre la décrit "couchée dans sa longueur, allaitant l'Enfant-Jésus, et toutes les marques caractéristiques d'une nourrice sont à découvert" Cela indique bien que ce couvre-lit n'est venu recouvrir jusque sous le menton la mère et l'enfant qu'après cette date, et qu'à l'époque, la Vierge donnait bien le sein à l'Enfant. L'auteur confirme son information lorsqu'il écrit : "Or, Isis ou la terre était ordinairement représentée sous la figure d'une femme en couche et d'une nourrice donnant la mamelle à son enfant".
Une vue rapprochée montre que les visages, malgré leurs yeux bleus, ne sont pas très beaux et que leur facture est assez grossière. On verra que saint Joseph, assis au pied du lit comme n'importe quel père dans une chambre de maternité, n'a pas l'oeil plus vif. Les trois personnages semblent plongés dans leur pensée, dans un monde onirique de lourd malaise.
Celle qui est la plus gracieuse est la colombe qui vole au plafond, sous le ciel-de-lit. Elle ne surprend pas le spectateur, qui connaît les conventions et sait qu'il a affaire au Saint-Esprit, mais là encore pourtant, le volatile est un peu trop naturalisé, trop bien plumé pour être pris au sérieux: la ficelle est trop grosse, et une fois de plus l'esprit vacille face à un élément trop familier pour le conduire vers les sommets théologiques. L'effet de confusion et de trouble se poursuit.
Qui est le personnage assis ? Un psychanalyste au pied du divan, absorbé en attention flottante dans l'écoute bienveillante de sa divine patiente avant de transcrire de son pencil phallique des notes sur son calepin ? Sans-doute pas.
Les uns y voient Isaïe venu constater la réalisation de sa prophétie, "Voici qu'une Vierge enfantera...".
Les autres, et notamment l'abbé Le Clech dans sa monographie, y voient Dieu-le-Père, assis sur un trône, en royauté avec le sceptre, la couronne et le manteau de pourpre, tenant "le livre de la généalogie". Il compléterait ainsi la Trinité avec le Fils, dans le lit, et le Saint-Esprit, en vol.
Néanmoins, en comparant ce retable avec celui de Lanrivain et celui de Kergrist, ou avec les Nativités à Vierge alitée de La Martyre ou du Folgoët, je pense que l'hypothèse qu'il s'agisse à l'origine de saint Joseph ne peut être écartée : la couronne a été manifestement rajouté au dessus d'un bonnet à poil court. Le sceptre n'est peut-être pas non plus d'origine. Dieu le Père aurait un visage plus noble, une barbe plus fleurie, une posture plus digne, et ne serait pas placé à une place subalterne sur cette scène. Et si on voit cette Vierge Couchée comme une forme de Nativité, la présence de Joseph est bien naturelle.
Je fais observer que le personnage est placé, avec son fauteuil, sur un piedéstal d'une trentaine de centimètre et domine d'autant le plan du lit.
La Vierge en couche en carte postale :
Deux cartes postales visibles en ligne nous montrent que la literie et l'encadrement de l'alcôve ont pu varier librement au cours du XXe siècle, avec un lit proche de la baignoire en sabot, bonne occasion d'étudier l'évolution des styles et du goût. ; mais dans tous les cas, la vierge en gésine et son enfant restent soigneusement emmitouflés:
IV. Les autres statues de la Vierge.
De même qu'à Lanrivain pour N.D. du Guiaudet ou à Kergrist, ce n'est pas la Vierge Couchée ancestrale et fondatrice qui reçoit la dévotion des fidèles, et Notre-Dame du Yaudet prête son nom, dans une dualité ambiguë, à l'une des trois vierges couronnées, voilées, debout, et très conformes aux stéréotypies et aux impératifs moraux du XIXe -début XXe que l'on découvre ici alignées sur leur brancard de procession. Ces productions sulpiciennes de plâtre ou de métal (pour la plus petite) piétinent un serpent de la faute originelle pour témoigner du dogme de l'Immaculée Conception.
Ce sont elles qui seront honorées lors du pardon, elles qui seront implorées, elles qui recevront les cantiques bretons qui leur sont dédiés et que l'on trouve affichés dans la chapelle :
Gwerz Koz ar Yeodet : Ni ho salud, Stereden-Vor / Mamm da Zoué , leun a enor : / Gloar d'ar Werc'hez er Goz-Yeodet / Heulodi d'he Mamm binniget ! Nous vous saluons, Étoile de la mer, Mère de Dieu, pleine de grâces. Gloire à la Vierge du Koz-Yeodet, Louange à sa mère bénie !
Kantik Neve En enor da Itron Varia-Yeodet : Itron Varia ar Yeodet, Biskoas deu aman neus pedet/ Neus ho pedet a galon vad / hep kaout diganec'h he veunad.
Ar Yeodet na vo biken paour / Ar Werc'hez gant he c'halon aour : / ar chom aman hag a chomo / vit hon enor ha mad ar Vro.
En l'honneur de Notre-Dame du Yaudet : Jamais personne ne pria ici, ne pria ici de tout son coeur Sans obtenir sa demande. Le Yaudet ne sera jamais pauvre, la Vierge avec son coeur d'or reste ici et restera pour notre honneur et le bien du Pays.
V. Les ex-voto :
http://www.ex-voto-marins.net/pages/lieupage22Ploulech-le-Yaudet.htm
1. Les maquettes de quatre navires à voiles de la première moitié du XXe siècle sont suspendues dans la nef, avec un dispositif permettant de les descendre pour les porter en procession.
Les maquettes ont été restaurées avec soin, si on compare ces images à celles, qui dateraient de 2004, de l'Inventaire Régional des Affaires Culturelles de Bretagne ici : http://patrimoine.region-bretagne.fr/sdx/sribzh/main.xsp?execute=show_document&id=PALISSYIM22004012
Une goelette à huniers, armée de 22 canons en une batterie. Navire de grande pêche ou de cabotage.
Trois-mats barque à dunette armé de seize canons. Selon l'Inventaire régional il naviguerait à la grande pêche ou au cabotage.
Trois-mats goelette à cul rond, navire de grande pêche ou de cabotage portant l'inscription MARIE LANNION
Seul navire du guerre, un trois-mats barque à trois ponts dont les batteries comptent de 11 à quatorze canons, soit 80 canons, (un vaisseau de ligne de 2ème rang ?) doté d'un discret château arrière sur lequel est inscrit dans un cartouche à la place du nom et du quartier maritime les mots "Act A Ste VIERGE ".
Restaurée en 1989 et utilisée comme maquette de procession lors du pardon, où elle est alors pavoisée et portée par des marins de la Marine Nationale en uniforme. Les autres maquettes, également gréées du grand pavois, sont portées par des enfants ou des hommes, et les statues de la Vierge par des femmes.
2. Paquebot transatlantique (en service dans la première moitié du XXe siècle).
3. Trois-mats barque à l'étrave inversée, en boite à vitrine .
4. Dans la sacristie se trouverait aussi la maquette d'un trois-mats goelette à propulsion mixte sous un globe en verre.
VI. Les bannières :
1.) Bannière de sainte Anne et de N.D. de Yaudet:
Zantez Anna Mam ar Vretouned Pedet Evidomp, " Sainte Anne Grand-mère des Bretons Priez pour nous."
La bannière représente l'Éducation de la Vierge, où sainte Anne apprend à lire (et transmet les Saintes Écritures vétérotestamentaires) en présentant un livre ouvert à sa fille.
Itron Varia Goz-Yeoded Diwallet Hon Zoudardet Hag Hon Varteloded.
La bannière présente cet intéret de reprendre la représentation de la Vierge couchée du rétable, dans un lit à baldaquin dans l'ouverture duquel s'envole l'Esprit-Saint, alors que saint Joseph, assis au pied du lit et tenant un livre, regarde la mèer et son enfant. C'est donc un nouvel exemple iconographique de ce thème, traité de façon originale.
Je ne peux dater cette bannière, mais la mention de Goz-Yeodet indique sans-dooute l'influence de l'abbé Le Clech, recteur de Ploulec'h depuis 1934, et auteur d'une monographie sur le Yaudet qui mentionne l'appellation celte Koz Yeoded (le vieux Yeodet) du site.
Je traduis l'inscription ainsi : "Sainte Marie du Yaudet Protectice des soldats et des marins".
2) Bannière de saint Pierre et saint Paul.
Détail de passementerie :
3) Bannière de sainte Anne
Ste Anne Protégez nous.
Sainte Anne, couronnée, se penche vers l'enfant couronné également (la Vierge, ou Jésus).
Cette deuxième bannière vouée à sainte Anne souligne l'importance de ce culte étroitement associè à celui de la Vierge couchée : dans les deux cas, c'est la Maternité qui est célébrée.
Monogramme A M.