Vitraux de Saint-Denis :
Chapelle de Saint-Pérégrin, la Vie de Moïse.
Parmi les sept chapelles rayonnantes qui entourent le déambulatoire du chœur de la basilique de saint-Denis, la chapelle de Saint-Pérégrin est située à gauche de la chapelle axiale dédiée à la Vierge. Avec la chapelle de Saint-Cucuphas située en symétrie à droite, ces trois chapelles, éclairées chacune par deux baies, forment un ensemble dont les vitraux étaient consacrés à une représentation typologique : Rédemption pour Saint-Cucuphas, Incarnation pour la chapelle axiale, liens entre Ancien et Nouveau Testament (donc, une Histoire du Salut) pour Saint-Pérégrin. Les autres chapelles recevaient des décorations à griffons, ou des thèmes hagiographiques.
Les vitraux de ces trois chapelles tenaient particulièrement à cœur à l'abbé Suger qui les avaient conçus, puisqu'il en a décrit les panneaux, et qu'il y avait fait inscrire des poèmes latins de sa composition.
Si la Révolution, puis surtout les dispersions, transferts en musées, et bris malheureux ne nous permettent pas de les admirer tous, la documentation les concernant en autorise l'analyse iconographique, ce qui permet de mieux comprendre —et de mieux admirer — la vaste pensée spirituelle de Suger.
Le thème des deux vitraux de chaque chapelle étant jumelés, celui de la Vie de Moïse, situé à gauche, doit se comprendre par rapport à celui des Allégories de saint Paul, placé à droite, et qui affirmait, dans le médaillon du dévoilement de Moïse, que celui-ci était une préfiguration voilée du Christ.
Les scènes de cette Vie de Moïse ne sont donc pas les images d'un livre d'histoire sainte, mais des allégories incitant à méditer sur la façon dont chaque épisode de cette Vie contient, déjà, une part de la vérité qu'enseigne l'Église. En un mot, elles nous invitent à reconnaître dans l'Ancien Testament la présence du Christ et de sa parole.
On a trop dit que l'art religieux médiéval était un livre d'image pour les simples, les incultes, les analphabètes. Au contraire, c'est toute l'exégèse de la Patristique que Suger place en image, dans une brillante synthèse, en souci de transmission et d'hommage pour ce miel qu'il avait appris des Pères de l'Église. J'ai lu à leur propos le terme d'hieroglyphe sacré, qui me paraît très juste. Chacun de ces médaillons, chacun de ces hiéroglyphes ne peut être compris qu'à l'aide d'explications savantes, de citations de la patrologie de Migne, de comparaisons. Chacun possède ce talent propre à la vrai œuvre d'art, de n'être jamais épuisé par les interprétations successives.
Il s'agit, actuellement après la restauration dirigée par Viollet-le-Duc vers 1850, dans une baie de 4,75 ou 4,90 mètres, de cinq médaillons de 66 cm encadrés de demi-médaillons. A la différence des autres baies, tous les panneaux sont ceux de Suger, plus ou moins restaurés. Ils suivent de bas en haut (dans cette progression spirituelle vers le ciel) l'ordre correspondant à la narration du livre de l'Exode.
Suger le décrit ainsi : In alia vitrea, ubi filia pharaonis invenit Moysen in fiscella: Est in fiscella Moyses puer ille, puella Regia mente pia quem fovet ecclesia.In eadem uitrea, ubi Moysi Dominus apparuit in igne rubi: Sicut conspiciuntur rubus hic ardere nec ardet, Sic divo plenus hoc ardet ab igne nec ardet. Item in eadem vitrea, ubi pharao cum equitatu suo in mare demergitur: Quod baptisma bonis, hoc milicie pharaonis Forma facit similis causaque dissimilis. Item in eadem, ubi Moyses exaltat serpentem eneum: Sicut serpentes serpens necat eneus omnes, Sic exaltatus hostes necat in cruce Christus. In eadem vitrea, ubi Moyses accipit legem in monte: Lege data Moysi iuuat illam gratia Christi. Gratia vivificat, littera mortificat.
Dans l'étude des vitraux de Saint-Denis, on ne peut éviter de suivre et de plagier Louis Grodecki et son équipe de 1995, dont l'analyse extrêmement approfondie est incontournable.
1. Moïse sauvé des eaux.
a) Texte biblique :
Exode 2, 1-5. Un homme de la maison de Lévi avait pris pour femme une fille de Lévi. 2 Cette femme devint enceinte et enfanta un fils. Elle vit qu'il était beau, et elle le cacha pendant trois mois. 3 Ne pouvant plus le cacher, elle prit une caisse de jonc, qu'elle enduisit de bitume et de poix; elle y mit l'enfant, et le déposa parmi les roseaux, sur le bord du fleuve. 4 La soeur de l'enfant se tint à quelque distance, pour savoir ce qui lui arriverait. 5 La fille de Pharaon descendit au fleuve pour se baigner, et ses compagnes se promenèrent le long du fleuve. Elle aperçut la caisse au milieu des roseaux, et elle envoya sa servante pour la prendre. 6 Elle l'ouvrit, et vit l'enfant: c'était un petit garçon qui pleurait. Elle en eut pitié, et elle dit: C'est un enfant des Hébreux! 7 Alors la soeur de l'enfant dit à la fille de Pharaon: Veux-tu que j'aille te chercher une nourrice parmi les femmes des Hébreux, pour allaiter cet enfant? 8 Va, lui répondit la fille de Pharaon. Et la jeune fille alla chercher la mère de l'enfant. (Trad. Louis Ségond).
b) interprétation symbolique.
Phylon d'Alexandrie, Origène ou Grégoire de Nysse s'accordent pour voir dans cet épisode l'Église (la fille du Pharaon) venant des eaux du baptème y reçoit la Loi, ou rencontrant le Christ.
Suger s'en écarte dans son dystique : ubi filia pharaonis invenit Moysen in fiscella: Est in fiscella Moyses puer ille, puella Regia mente pia quem fovet ecclesia.
Dans la Bible moralisée d'Oxford du XIIIe siècle la fille du Pharaon sera considérée comme "l'Église qui reçoit Jésus-Christ", alors qu'au XIVe elle est la Vierge qui recueille son Fils.
Demi-médaillon gauche : Sciphra et Puha.
L'inscription porte les mots OBSTETRICES SCIPHRA PUHA. Il s'agit du nom de deux sages-femmes mentionnées dans exode 1,15-20 :
15 Le roi d'Égypte parla aussi aux sages-femmes des Hébreux, nommées l'une Schiphra, et l'autre Pua. 16 Il leur dit: Quand vous accoucherez les femmes des Hébreux et que vous les verrez sur les sièges, si c'est un garçon, faites-le mourir; si c'est une fille, laissez-la vivre. 17 Mais les sages-femmes craignirent Dieu, et ne firent point ce que leur avait dit le roi d'Égypte; elles laissèrent vivre les enfants. 18 Le roi d'Égypte appela les sages-femmes, et leur dit: Pourquoi avez-vous agi ainsi, et avez-vous laissé vivre les enfants? 19 Les sages-femmes répondirent à Pharaon: C'est que les femmes des Hébreux ne sont pas comme les Égyptiennes; elles sont vigoureuses et elles accouchent avant l'arrivée de la sage-femme. 0 Dieu fit du bien aux sages-femmes; et le peuple multiplia et devint très nombreux. (Trad. Louis Ségond)
Demi-médaillon supérieurs : Moïse et son troupeau.
Exode 3, 1 : Moïse faisait paître le troupeau de Jéthro, son beau-père, sacrificateur de Madian; et il mena le troupeau derrière le désert, et vint à la montagne de Dieu, à Horeb.
2. Moïse et le Buisson ardent.
a)Texte biblique :
Exode 3, 1-6. Moïse faisait paître le troupeau de Jéthro, son beau-père, sacrificateur de Madian; et il mena le troupeau derrière le désert, et vint à la montagne de Dieu, à Horeb. 2 L'ange de l'Éternel lui apparut dans une flamme de feu, au milieu d'un buisson. Moïse regarda; et voici, le buisson était tout en feu, et le buisson ne se consumait point. 3 Moïse dit: Je veux me détourner pour voir quelle est cette grande vision, et pourquoi le buisson ne se consume point. 4 L'Éternel vit qu'il se détournait pour voir; et Dieu l'appela du milieu du buisson, et dit: Moïse! Moïse! Et il répondit: Me voici! 5 Dieu dit: N'approche pas d'ici, ôte tes souliers de tes pieds, car le lieu sur lequel tu te tiens est une terre sainte. 6 Et il ajouta: Je suis le Dieu de ton père, le Dieu d'Abraham, le Dieu d'Isaac et le Dieu de Jacob. Moïse se cacha le visage, car il craignait de regarder Dieu.
b) interprétation symbolique.
— Dystique de Suger : Sicut conspiciuntur rubus hic ardere nec ardet, Sic divo plenus hoc ardet ab igne nec ardet. "Tout comme ce buisson paraît brûler mais ne se consume pas, celui qui est rempli du feu divin brûle, mais ne se consumera pas." La comparaison est donc faite entre le feu du buisson et le feu de la Foi ou de la Grâce qui confère l'ardeur.
— Rupert de Deutz, XIIe : le Buisson est le signe de la Toute Puisssance divine.
— Bible moralisée : les bons moines sont comme le Buisson, le feu terrestre ne les embrase pas, mais seul l'amour de Dieu les consume.
— Bible moralisée du XIVe, , Speculum Humanae Salvatoris : le Buisson est le symbole de la conception virginale de Jésus par la Vierge, qui ne fut pas "consumée" par l'enfantement. Voir Biblia Pauperum :http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k850504w/f16.image : Au centre figure le motif de la Nativité, avec une Vierge lisant ses heures, et le Christ réchauffé par l'âne et par le bœuf. Le titre de la typologie est placé tout en bas de l'ensemble. A ce motif, appelé l'antitype, sont associés l'épisode du Buisson ardent, appartenant à l'Ancien Testament ante legem, et l'épisode de Moïse tenant une main levée, auprès d'Aaron qui tient l'encensoir devant son bâton fleuri, épisode appartenant à la partie sub lege de l'Ancien Testament. En haut, une phrase du livre 2 de Daniel, verset 45, faisant allusion à la pierre qui s'est détachée de la montagne pour fracasser la statue représentant le règne de Nebucadnetsar dans un des rêves interprétés par le prophète. A droite, les paroles d'Isaïe 9 : « car un enfant nous est né, un fils nous a été donné ». En bas à gauche, « Eternel, j'ai entendu ce que tu as annoncé. Je suis saisi de crainte », parole d'Habacuc, 3,2. Et à droite : Michée, 5,2 : « Et toi, Bethléhem Ephrata, de toi sortira celui qui dominera Israël ».Dieu a choisi ses intercesseurs : Moïse, puis Aaron, puis le Christ,
3. La traversée de la Mer Rouge.
a) Texte biblique :
Exode 14,21-23 : Moïse étendit sa main sur la mer. Et l'Éternel refoula la mer par un vent d'orient, qui souffla avec impétuosité toute la nuit; il mit la mer à sec, et les eaux se fendirent. 22 Les enfants d'Israël entrèrent au milieu de la mer à sec, et les eaux formaient comme une muraille à leur droite et à leur gauche. 23 Les Égyptiens les poursuivirent; et tous les chevaux de Pharaon, ses chars et ses cavaliers, entrèrent après eux au milieu de la mer.
b) interprétation symbolique.
— Le dystique de Suger : Item in eadem vitrea, ubi pharao cum equitatu suo in mare demergitur ("Pharaon et sa cavalerie sont noyés dans la mer"): Quod baptisma bonis, hoc milicie pharaonis Forma facit similis causaque dissimilis. "Des biens du baptême et de l'armée du Pharaon, la forme est semblable, mais le sens est dissemblable". Il ne s'agit pas d'une relation typologique (un évenement en préfigurant un autre), mais d'une réflexion morale.
— sur le fameux ambon émaillé dit "retable de Verdun" de 1181, le Baptème (antitype) est placé entre ses deux types, la Traversée de la Mer rouge et le bassin d'airain du temple de Salomon.
— Saint Paul, 1ère épître aux Corinthiens, 10,1-13 : Frères, je ne veux pas que vous ignoriez que nos pères ont tous été sous la nuée, qu'ils ont tous passé au travers de la mer,qu'ils ont tous été baptisés en Moïse dans la nuée et dans la mer.
— Saint Augustin: "La Mer Rouge est l'emblème du baptême. Moïse qui conduit les israélites à travers la Mer Rouge représente le Christ. Le peuple qui l'a franchi, ce sont les fidèles ; la mort des égyptiens signifie la rémission des péchés".La Figure de Moïse: écriture et relectures publié par Robert Martin-Achard
Cette interprétation est celle de Tertullien, d'Origène, Saint Ambroise, puis de tous les écrivains sacrès.
— Isidore de Séville, De fide catholica P.L 83 530 : Par la foi, le véritable Isarël sort d'Égypte lorsqu'il renonce au monde. Il rentre dans la Mer Rouge c'est à dire dans le baptême marqué par le sang du Christ."
— Biblia Pauperum : http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k850504w/f32.image : le baptême du Christ par Jean- Baptiste dans le Jourdain est figuré par le passage de la Mer Rouge et par les envoyés de Moïse rapportant les raisins de la terre promise.
Les demi-médaillons.
A gauche : le bâton de Moïse transformé en serpent.
A droite : Les plaies d'Égypte : grenouilles, sauterelles, éclairs.
4. Le Serpent d'airain.
Ce panneau est actuellement placé au sommet de la verrière, mais je suivrais l'ordre correspondant à sa disposition antérieure.
a)Texte biblique :
Nombres, 21, 6-9 :6 Alors l'Éternel envoya contre le peuple des serpents brûlants; ils mordirent le peuple, et il mourut beaucoup de gens en Israël.7 Le peuple vint à Moïse, et dit: Nous avons péché, car nous avons parlé contre l'Éternel et contre toi. Prie l'Éternel, afin qu'il éloigne de nous ces serpents. Moïse pria pour le peuple. 8 L'Éternel dit à Moïse: Fais-toi un serpent brûlant, et place-le sur une perche; quiconque aura été mordu, et le regardera, conservera la vie. 9 Moïse fit un serpent d'airain, et le plaça sur une perche; et quiconque avait été mordu par un serpent, et regardait le serpent d'airain, conservait la vie.
b) interprétation symbolique.
— Dystique de Suger : Item in eadem, ubi Moyses exaltat serpentem eneum: Sicut serpentes serpens necat eneus omnes, Sic exaltatus hostes necat in cruce Christus. " Comme le serpent d'airain tue tous les serpents, Ainsi le Christ, élevé sur la Croix, tue tous ses ennemis."
— Biblia pauperum :http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k850504w/f72.image
Demi-médaillons.
— à gauche : Moïse contemplant la Terre Promise du sommet du mont Nébo (inscription MONS NEBO).
— à droite : trois tentes, trois personnages dont un tient un objet de culte ; deux personnages endormis, inscriptions DAT../ CORRA ABIRAM / AARO AT MOYSES. Il s'agit de la conspiration de Dathan, de Koré d'Abiram et de 250 notables contre Moïse et AAron, et de leur punition par l'Eternel. Nombres 16, 1-50.
5. La Loi donnée sur le Mont Sinaï.
a) Texte biblique :
Exode 31,18 et 34,28 :
— 31, 18 Lorsque l'Éternel eut achevé de parler à Moïse sur la montagne de Sinaï, il lui donna les deux tables du témoignage, tables de pierre, écrites du doigt de Dieu.
— 34, 28 Moïse fut là avec l'Éternel quarante jours et quarante nuits. Il ne mangea point de pain, et il ne but point d'eau. Et l'Éternel écrivit sur les tables les paroles de l'alliance, les dix paroles. 29 Moïse descendit de la montagne de Sinaï, ayant les deux tables du témoignage dans sa main, en descendant de la montagne; et il ne savait pas que la peau de son visage rayonnait, parce qu'il avait parlé avec l'Éternel.
b) interprétation symbolique.
— Dystique de Suger : In eadem vitrea, ubi Moyses accipit legem in monte: Lege data Moysi juvat illam gratia Christi. Gratia vivificat, littera mortificat. "La Grâce du Christ a revigoré la loi donnée à Moïse. La Grâce fait vivre, la lettre fait mourir." Le second vers est une paraphrase des paroles de saint Paul : Nam littera occidit et spiritus vivificat (IIe Épître aux Corinthiens, 3, 6)
Demi-médaillons.
A gauche, Moïse brisant les tables de la Loi en découvrant le Veau d'or.
A droite, le peuple prosterné autour du Veau d'or.