Les vitraux de la chapelle Saint-Cucuphas
de la basilique de Saint-Denis.
I. Le vitrail des Visions d' Ézéchiel.
Cette chapelle est dédiée à Cucuphas ou Cucufas, un jeune chrétien de Scilitane martyrisé à Barcelone au IVe siècle ; ses reliques, d'abord recueillies à Rome furent confiées à l'abbé Fulrad qui les déposa à Saint-Denis dans une châsse gemmée.
Placée à droite de la chapelle de la Vierge, elle possède un retable de pierre de la Crucifixion du XIIIe siècle, et un carrelage remarquable, à fleur de lys jaune sur fond noir. Elle est éclairée par deux baies de près de 4,90m de haut. Mais les vitraux qui les ferment datent du XIXe siècle, à l'exception d'un panneau consacré au Signe Tau.
Ce vitrail est placé à gauche.
Le vitrail des Visions d' Ézéchiel.
Lors de la restauration de 1847-1852 conduite par Viollet-le-Duc et son conseiller, le baron de Guilhermy. et confiée au peintre-verrier Alfred Gérente, le Signum Tau, unique vestige d'une verrière typologique consacrée à la Passion du Christ fut incorporé dans un vitrail neuf représentant «les visions d'Ézéchiel» et qualifié par L. Grodecki de "fantaisie de Viollet-le-Duc".
Aujourd'hui, le seul panneau intéressant, datant de l'abbé Suger au XIIe siècle, est remplacé par une reproduction photographique, l'original étant en restauration depuis 1997. On ne se déplacera peut-être pas pour l'admirer, mais rien n'interdit de découvrir ce thème iconographique du "signe tau" : c'est l'objet de cet article. Néanmoins, n'ayant pas trouvé de description des autres panneaux, je m'aventurerai à cet exercice aussi amusant qu'une grille de mots croisés.
Commençons tout-de-même par le début, et examinons-le de haut en bas :
I. premier médaillon, Vision d'Ézéchiel.
Je peux penser que ce médaillon illustre le passage suivant du Livre d'Ézéchiel : Ez 1,4-8 :
4 Je regardai, et voici, il vint du septentrion un vent impétueux, une grosse nuée, et une gerbe de feu, qui répandait de tous côtés une lumière éclatante, au centre de laquelle brillait comme de l'airain poli, sortant du milieu du feu. 5 Au centre encore, apparaissaient quatre animaux, dont l'aspect avait une ressemblance humaine.6 Chacun d'eux avait quatre faces, et chacun avait quatre ailes.
Vient alors la description du fameux chariot de Dieu tiré par quatre Vivants, puis :
1,28 :Tel l'aspect de l'arc qui est dans la nue en un jour de pluie, ainsi était l'aspect de cette lumière éclatante, qui l'entourait: c'était une image de la gloire de l'Éternel. A cette vue, je tombai sur ma face, et j'entendis la voix de quelqu'un qui parlait.
2,1 Il me dit: Fils de l'homme, tiens-toi sur tes pieds, et je te parlerai.
8 Et toi, fils de l'homme, écoute ce que je vais te dire! Ne sois pas rebelle, comme cette famille de rebelles! Ouvre ta bouche, et mange ce que je te donnerai!
9 Je regardai, et voici, une main était étendue vers moi, et elle tenait un livre en rouleau.
10 Il le déploya devant moi, et il était écrit en dedans et en dehors; des lamentations, des plaintes et des gémissements y étaient écrits.
2. Deuxième médaillon.
J'y reconnais Ézéchiel 9,2 :
Et voici, six hommes arrivèrent par le chemin de la porte supérieure du côté du septentrion, chacun son instrument de destruction à la main. Il y avait au milieu d'eux un homme vêtu de lin, et portant une écritoire à la ceinture. Ils vinrent se placer près de l'autel d'airain.
3. Le signe Tau.
J'en reporte la description plus loin.
4. Quatrième médaillon.
Le Christ au nimbe crucifère place une couronne sur un roi, qu'il bénit de la main gauche.
5. Cinquième Médaillon : la Porte close.
C'est l'une des visions d'Ezéchiel Ez 44,1-3 les plus illustrées par les artistes, depuis que cette porte close est considérée comme parlant allégoriquement de la virginité de Marie. On la trouve ainsi dans le Speculum Humanae Salvatoris de 1450. Ce porche oriental préfigure aussi la Porte Dorée de Jérusalem, par où pour les Juifs le Messie fera son entrée, ou la porte orientale de Jérusalem où le Christ fit son entrée le jour des Rameaux.
EZ 44 1 Il me ramena vers la porte extérieure du sanctuaire, du côté de l'orient. Mais elle était fermée.2 Et l'Éternel me dit: Cette porte sera fermée, elle ne s'ouvrira point, et personne n'y passera; car l'Éternel, le Dieu d'Israël est entré par là. Elle restera fermée.3 Pour ce qui concerne le prince, le prince pourra s'y asseoir, pour manger le pain devant l'Éternel; il entrera par le chemin du vestibule de la porte, et il sortira par le même chemin.
Le médaillon du Signum Tau.
Cyprien a établi vers 250 le dossier scripturaire du signe de croix, le signaculum. Il contient : Ez 9,6 ; Exode 12,13 où la marque effectuée avec le sang de l'agneau indique les maisons des Juifs ; et Apocalypse 7,9 et 14,1 (le sceau sur le front. Tertullien donnait les mêmes références à la même époque, tout en attestant de l'usage de la signation en Afrique du nord vers 200.
Dans le raisonnement typologique, cherchant dans les écrits de l'Ancien Testament une préfiguration aux événements de la vie du Christ ou aux fondements de la Foi, le bois de la croix peut être relié à l'histoire d'Adam, au sacrifice d'Abraham ou aux morceaux de bois de la veuve de Sarepta. La forme de la croix est reliée au chiffre quatre, lequel est mis en relation avec le Tétramorphe des Vivants d'Ézéchiel. Mais le fait de tracer sur les fidèles un signe de reconnaissance et d'affiliation trouve sa préfiguration chez Ézéchiel dans le signe en forme de T (en grec, tau) que Dieu, par son ange, conseilla de tracer sur le front des hommes qui lui étaient fidèles en sa ville de Jérusalem afin qu'ils soient épargnés de l'extermination. On peut ajouter que la croix de la Crucifixion n'avait pas la forme carrée d'un signe + et se rapprochait, comme sur les crucifix, de celle d'un T (voir crucifiement Wikipédia)
Le texte est le suivant :
9, 1 : Puis il cria d'une voix forte à mes oreilles: Approchez, vous qui devez châtier la ville, chacun son instrument de destruction à la main! 2 Et voici, six hommes arrivèrent par le chemin de la porte supérieure du côté du septentrion, chacun son instrument de destruction à la main. Il y avait au milieu d'eux un homme vêtu de lin, et portant une écritoire à la ceinture. Ils vinrent se placer près de l'autel d'airain. 3 La gloire du Dieu d'Israël s'éleva du chérubin sur lequel elle était, et se dirigea vers le seuil de la maison; et il appela l'homme vêtu de lin, et portant une écritoire à la ceinture. 4 L'Éternel lui dit: Passe au milieu de la ville, au milieu de Jérusalem, et fais une marque sur le front des hommes qui soupirent et qui gémissent à cause de toutes les abominations qui s'y commettent. 5 Et, à mes oreilles, il dit aux autres: Passez après lui dans la ville, et frappez; que votre œil soit sans pitié, et n'ayez point de miséricorde! 6 Tuez, détruisez les vieillards, les jeunes hommes, les vierges, les enfants et les femmes; mais n'approchez pas de quiconque aura sur lui la marque. (Trad. Louis Ségond).
Le nom du signe apparaît dans le texte de la Vulgate :
Ez 9,4 Et dixit Dominus ad eum transi per mediam civitatem in medio Hierusalem et signa thau super frontes virorum gementium et dolentium super cunctis abominationibus quae fiunt in medio eius.
On peut comparer ce médaillon à une plaque émaillée venant de la Meuse de la même époque (milieu 12e siècle) :
http://art.thewalters.org/detail/13797/ezekiels-vision-of-the-sign-tau-ezekiel-ix2-7/
Cette plaque faisait autrefois partie d'une croix d'autel consacrée aussi à des rapprochements typologiques. On y lit (avec des N rétrogrades) l'inscription TAU CRVCIS EST SIGNVM SED MAGNO NOMINE DIGNUM NAM PREMIT INTERITVM QUOD CRVCIS EST MERTVM : "T est le symbole de la croix et, à ce titre, digne d'un grand nom / Comme il vainc la mort, une vertu qui appartient à la croix.". A l'intérieur du cadre : VIR VESTITUS LINEIS CVM AT MENTARIO , «Un homme vêtu de lin avec l'encrier d'un écrivain." Enfin plus bas près de personnages frappés par le glaive: Non signati pereu (n) t: «Ceux qui ne portent pas le signe (T) périssent."
Cette plaque ainsi commentée permet de comprendre le dessein de Suger en plaçant ce médaillon dans un vitrail consacré à la Passion : le signe du Christ crucifié est le signe de la victoire sur la mort, le signe de la foi chrétienne en la Résurrection. Comme le signe Tau a protégé les habitants de Jérusalem qui craignaient Dieu, le signe tracé lors du baptême sur le front des chrétiens les protègent de la mort.
Un vitrail de la Rédemption de la cathédrale de Chalons-sur-Marne datant d'avant 1147 représente le signe Tau tracé sur les portes le jour de la Pâque. De même sur un vitrail de la Nouvelle Alliance de l'abbatiale d'Orbais vers 1200
Le Musée du Louvre conserve, sur le même sujet une plaque émaillée venant de la vallée de la Meuse, datée de 1160-1170 et portant l'inscription SIGILIS AARON.
Le pied de croix aux émaux champlevés de l'ancienne abbaye de Saint-Bertin, Meuse, vers 1175-1180, conservée au Musée de l'hôtel Sandelin de Saint-Omer, était considérée comme une copie de la grande croix émaillée que Suger avait fait réaliser pour Saint-Denis. On y trouve les quatre évangélistes avec leur symbole, puis quatre allégories, la Terre, la Mer, le Centurion Cornélius qui proclama la divinité du Christ, et enfin l'Abîme, portant un dragon, symbole du Mal. Ces quatre personnages se réfère au caractère universel et divin de la Rédemption. Sur le quatre faces du fût de colonne viennent ensuite des scènes tirés de l'Ancien Testament et constituent des préfigurations de la Crucifixion. Ce sont Moïse dans le désert, frappant le rocher d'où jaillit l'eau (Exode, 17/6), Moïse et le serpent d'airain (Nombres, 21/8), symbole de la Rédemption, Jacob bénissant les fils de Joseph, Ephraïm et Manassé (Genèse, 48/14), le signe du Tau qui sauva les hébreux par le sang de l'agneau (Exode, 12/7), et qui préfigure le sacrifice du Christ. Sur la colonne, sont représentés Kaleb et Josué ramenant la grappe de raisin de la terre de Canaan (Nombres, 13/23), Elie et la veuve de Sarepta (Rois, 17/10), Aaron marquant le signe du Tau sur le front des israëlites (Ezéchiel, 9/4) et Isaac portant le bois du sacrifice (Genèse, 22/6), qui sont autant d'allusions au sang et au corps du Christ, ou au bois de la croix. Source : http://collection.musenor.com/application/moteur_recherche/consultationOeuvre.aspx?idOeuvre=394476&fromAuteur=1
Par son insistance sur le chiffre quatre et par le caractère complet des préfigurations de la Croix, ce pied de croix de Saint-Bertin est un vrai manifeste typologique qui annonce ce qui sera repris plus tard dans la Biblia pauperum. Elle éclaire la compréhension du médaillon du vitrail de Suger en le plaçant en continuité avec les autres vitraux typologiques de la Vie de Moïse et des Allégories de saint Paul.
Philippe Verdier La grande croix de l'abbé Suger à Saint-Denis Cahiers de civilisation médiévale 1970 Volume 13 pp. 1-31 : http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/ccmed_0007-9731_1970_num_13_49_3059