Les vitraux du XIIe siècle de la cathédrale du Mans (II).
La verrière de l'Ascension, dont la création daterait d’avant 1120, est le plus vieux vitrail du monde sur site. Elle forme, avec l'Émail Plantagenet (XIIe siècle) du Musée de Tessé et l'instrumentarium de la voûte de la Chapelle de la Vierge, l'un des trois trésors de la cathédrale du Mans.
Baie XVI. Verrière de l'Ascension. (1140-1145).
Lancette de plein cintre de 2,30 m de haut et 1 m de large.
De 1562 à 1875, quatre panneaux du XIIe siècle ont été remployés dans une baie de la chapelle de la Vierge, avant que Henri Gérente n'en remarque le caractère particulier. La verrière a alors été restaurée en 1900 par Steinheil et Gaudin puis en 1955 par Max Ingrand et en 1978 par J.J. Gruber.
Les personnages ont été bien préservés, et seule la tête de l'apôtre de l'extrémité gauche du registre supérieur est moderne.
"Le fond, alternativement partagé en rectangles bleus et rouges sur lesquels se détachent les figures, évoquent immédiatement ceux des peintures murales des années 1100 dans le Val de Loire. Les protagonistes, posés en équilibre sur des monticules stylisés figurant le sol, ont tous une attitude différente, les uns de face, les autres de profil. Tantôt ils écartent les jambes, tantôt ils les croisent en des mouvements saccadés. les bras et les mains, souvent paume ouverte en signe d'acceptation, sont tendus et les visages, encadrés de chevelures à fines bouclettes, rejetés en arrière. Les vêtements, ornés d'orfrois et de larges barrettes, accentuent la force de cette image par leurs découpes allongées, presque géométriques. C'est en fait, l'exemple qui, par les qualités de son traitement, exprime le mieux l'originalité du style roman de l'Ouest au début du XIIe siècle. La facture est linéaire, jouant sur l'épaisseur du trait pour affirmer les formes plus que les volumes. En contrepartie, le modelé est réduit à un simple lavis. Aucune œuvre de cette époque a poussé aussi loin la symbiose entre, d'une part, la forme et l'expression, et, d'autre part, le mouvement et la spatialité, ce qui contribue à lui donner une cohérence remarquable." (C. Brisac, 1981)
"On a souvent comparé ce chef d'œuvre aux peintures murales de la voûte de l'ancienne abbatiale de Saint-Savin-sur-Gartempe (Vienne), notamment celles du cycle de Noé." (idem)
http://decouverte.inventaire.poitou-charentes.fr/monuments-romans/saint-savin.html
" Dans le domaine de l'enluminure, les miniatures du Sacramentaire de Limoges (Paris, Bibl. nat. ms lat. 9438) exploitent les mêmes formules stylistiques dans les premières années du XIIe siècle. On y reconnaît la même vigueur formelle, la même tension des protagonistes " (C. Brisac, 1981)
http://fr.wikipedia.org/wiki/Sacramentaire_de_Saint-%C3%89tienne_de_Limoges
"Plus récemment la morphologie des visages a été rapprochée de ceux d'un manuscrit poitevin, la Vita Radegundis de Fortunat ( Poitiers, B.M ms 250, une œuvre plus récente que les précédentes, exécutées probablement autour de 1120. (L. Grodecki, Le Vitrail roman, p.58). " (Idem)
http://fr.wikipedia.org/wiki/Radegonde_de_Poitiers
"Ces liens soulignent la dépendance de la composition mancelle avec des foyers artistiques du Centre-Ouest plutôt qu'avec ceux de sa propre région. Ils montrent aussi ceux que posent la date de son exécution. La fin du XIe siècle ne semble pas crédible malgré sa qualité exceptionnelle qui en fait "la tête de série de tout l'art du vitrail roman de l'ouest de la France" Attendre la reconstruction de la cathédrale après le second incendie de 1137 semble trop tardif. On adopterait volontiers comme repère chronologique le premier quart du XIIe siècle ; peut-être l'Ascension fut-elle réalisée pour la dédicace "politique" de 1120 sous l'évêque Hildebert de Lavardin, mais aucune évidence archéologique ne nous permet d'adopter cette date." (C. Brisac, 1981)
En 1994, Anne Granboulan poursuit :
"...le procédé d'application de la peinture. Il nous conduit aux mêmes rapprochements et témoigne en outre de la grande maîtrise des peintres de nos petites verrières rurales. Ceux-ci ont utilisé le trait, assez largement appliqué et opaque pour les contours principaux, et l'ont doublé de stries plus fines et plus diluées pour rendre les détails des visages, barbes, chevelures, muscles et drapés. Cette technique d'application de la peinture presque exclusivement linéaire, où il n'y a pas d'ombre pour rendre le modelé, est riche d'enseignement pour deux raisons. D'une part elle ne suit pas la démarche préconisée par Théophile dans son livre de recettes, qui consiste à rendre le modelé en accompagnant le trait de contour par deux lavis. Dans cette technique dite des «trois valeurs» on a voulu voir peut-être abusivement une technique générale au XIIe siècle, alors qu'elle n'a été suivie ni dans certains vitraux de la cathédrale du Mans — l' Ascension, le Sommeil des mages, le Miracle de saint Julien, et le Songe de Nabuchodonosor — [...]et qu'elle n'a été mêlée que parcimonieusement à la facture linéaire au chevet de la cathédrale de Poitiers, et dans les panneaux de saint Pierre et de la Légende des saints Gervais et Protais au Mans. D'autre part cette prédilection marquée pour la ligne se circonscrit à un milieu géographique situé autour de la Loire, dans un laps de temps limité, puisqu'au Mans et à Poitiers elle s'estompe après le milieu du siècle, et qu'elle s'est amollie et transformée à Angers vers 1180-1200; enfin elle n'est pas réservée à la peinture sur verre, puisqu'elle était largement implantée dans l'enluminure et la peinture murale de l'Ouest depuis le XIe siècle."
" Ce graphisme linéaire qui conditionne en quelque sorte la technique d'application de la peinture dans nos trois ensembles paroissiaux et dans quelques unes des séries les plus anciennes des vitraux des grands édifices de l'Ouest est aussi la marque de l'enluminure du Maine, de la Touraine et de l'Anjou, à la fin du XIe siècle. On le remarque dans quelques légendaires provenant de la Couture au Mans, quelques manuscrits célèbres de Saint-Aubin d'Angers, une Vie du saint, une Bible et un Psautier, deux Commentaires sur les Psaumes et les feuillets de deux missels tourangeaux. La peinture murale offre aussi des témoignages contemporains et convergents, notamment à la Tribune de Saint-Savin et dans les fresques de la Trinité de Vendôme. Dans les deux premiers tiers du XIIe siècle, ce goût pour le trait se maintient : plusieurs livres enluminés à Angers (Bibl. mun. ms 25, fol. 1.) et au Mans en témoignent, ainsi que l'œuvre remarquable d'un peintre dont on connaît huit livres, qui a travaillé à la Trinité de Vendôme après avoir peut-être été formé à Tours. Cet artiste a en effet participé à la décoration d'un livre exceptionnel, les Moralia in Job, dont l'appartenance au Trésor de la cathédrale tourangelle n'est attestée que depuis le XVe siècle, mais qui par son style doit être attribué au milieu tourangeau, et par sa richesse à la cathédrale (fig. 16. Moralia in Job, initiale figurée, Tours, Bibl. mun. 321, fol. 106). Pour cette période la peinture murale illustre également cette prédilection pour le trait : les fresques d'Allouis et du Liget sont à cet égard assez convaincantes.
Outre ces qualités graphiques dans le traitement de la figure, communes à un vaste milieu, le style de nos vitraux montre « dans l'agencement des scènes, une intensité dynamique» pour reprendre la formule que François Avril applique à la peinture romane de l'Ouest. Les compositions sont claires et organisées autour d'un axe central, les personnages se détachent nettement sur les fonds, leurs attitudes aux silhouettes longilignes et incurvées sont dynamiques, les membres très fins se tordent et se meuvent en imprimant un rythme à la scène, les personnages communiquent entre eux par le regard. Ces caractères donnent une impression générale de mouvement, de tension, de rythme et, en même temps, d'élégance, de calme et de retenue." (Granboulan, 1991).
Anne Grandoulan compare alors un vitrail du "calvaire" du village de Les Essards en Touraine avec l'Ascension du Mans :
"le style de ce petit Calvaire se retrouve presque à l'identique, malgré la différence d'échelle, dans la célèbre Ascension de la cathédrale du Mans. En effet, si les proportions des personnages sont légèrement plus courtes aux Essards, leur minceur, la courbure de leur silhouette et le rythme que celle-ci donne à l'image sont comparables dans les deux vitraux; on ne retrouve cette élégance que dans le médaillon très mal conservé de l'Annonciation de la cathédrale d'Angers. Ni le vitrail de Chemillé, ni celui de Chenu, pas même les panneaux de la cathédrale du Mans attribués par L. Grodecki à l'atelier de l' Ascension — Sommeil des mages, Saint Pierre délivré de ses liens, et le Miracle de saint Julien du Mans — ne montrent autant de raffinement et de retenue dans les attitudes et les drapés.
La position du saint Jean des Essards rappelle celle des apôtres à gauche du registre inférieur de l'Ascension du Mans . Détail plus technique, la coupe très délicate dans un même verre du visage et de la main de la Vierge des Essards, ainsi que la découpe en pointe effilée de sa robe bleue, dont la précision à cette échelle témoigne d'une extraordinaire maîtrise, sont des constantes au Mans.
D'autre part le dessin des visages est si proche que les deux Vierges semblent avoir la même expression, et celui des drapés présente des analogies frappantes : outre le pli en V, fréquent à l'époque romane, mais ici particulièrement aigu et étroit, on remarque la courbe précise qui souligne le genou et les stries rayonnantes plus fines et plus diluées qui l'accompagnent, et les mêmes « doubles croches » qui ponctuent les drapés dans le bas des retombées. Autres similitudes : les voiles des deux Vierges, la large manche de saint Jean et celles de plusieurs apôtres, les plis ronds sur les bustes qui vont en mourant vers l'épaule, les retroussés du périzonium du Christ et du voile de la Vierge des Essards, des robes des apôtres ou de celle de la Vierge dans l' Ascension.
Enfin un dernier élément rapproche les deux œuvres : on constate qu'au Mans comme aux Essards, la technique de l'enlevé qui consiste à gratter les motifs décoratifs dans une couche de peinture uniforme, afin de les faire apparaître en clair, est moins utilisée qu'ailleurs.
Toutes ces analogies incitent donc naturellement à attribuer le Calvaire des Essards à l'atelier qui a exécuté l'Ascension du Mans [...]
L'attribution du Calvaire des Essards à l'atelier et vraisemblablement au peintre de l' Ascension du Mans, ainsi que les liens stylistiques de ces deux vitraux avec l'enluminure mancelle permettent alors de proposer une hypothèse pour leur date d'exécution, et ensuite de redéfinir la chronologie des verrières du XIIe siècle au Mans puis de préciser leurs liens avec celles de Poitiers.
En effet, bien que jusqu'ici la datation de l' Ascension ait suscité des opinions diverses, les auteurs s'accordaient pour la situer avant 1150. L'hypothèse la plus haute, c'est-à-dire vers 1120, a été récemment soutenue par A. Mussat et C. Brisac, en en faisant une œuvre de l'épiscopat d'Hildebert de Lavardin, alors évêque du Mans de 1096 à 1125 avant d'être archevêque de Tours ; et l'on sait par les « Actes des évêques du Mans » qu'il poursuivit les travaux de construction de ses prédécesseurs et fit faire des vitraux pour la salle capitulaire. Pour sa part l'hypothèse basse, c'est-à-dire vers 1140, avait été proposée naguère par L. Grodecki qui pensait qu'aucune verrière entière ou partielle n'avait pu résister aux incendies de 1134 et 1137. La personnalité rayonnante d'Hildebert nous conduit à estimer que la parenté stylistique et technique avec le vitrail des Essards, malgré la différence d'échelle, rend très séduisante la datation haute, qui de plus concorde avec les autres comparaisons stylistiques, car Hildebert en quittant en 1125 le siège du Mans pour celui de Tours où il resta jusqu'à sa mort en 1132, a sans doute pu poursuivre son œuvre de commanditaire avec les mêmes artistes. Comme le nouvel archevêque entreprit dès son élection une visite de son diocèse, il paraît logique qu'il ait effectué à cette occasion des donations, en particulier dans l'église des Essards qui lui appartenait et dont il devait entretenir le chœur. Dans cette hypothèse le Calvaire des Essards daterait donc de l'épiscopat d'Hildebert à Tours, et il aurait été conservé lors de la reconstruction du chœur un siècle plus tard."
"Les panneaux conservés de l'Ascension, complétés par un registre supérieur aujourd'hui disparu et par une bordure végétale, fermaient une ouverture un peu plus large que celle des bas-côtés où ils se trouvent actuellement, peut-être une fenêtre basse du chœur dont Hildebert fit rénover la décoration pour la dédicace de 1120. Cette Ascension démembrée et le Sommeil des mages auraient survécu aux incendies dont on ne connaît pas vraiment le degré de gravité." Anne Granboulan, 1994
Restauration.
Source : Ouest-France 8 novembre 2008.
Prêté au Louvre en 2004 pour une exposition sur « La France romane », le vitrail a ensuite passé près de trois ans au Laboratoire des monuments historiques de Champs-sur-Marne (Seine-et-Marne) où il a été restauré. Après la guerre, le vitrail avait déjà subi une première restauration. Mais les techniques n'étaient pas aussi scientifiques. « On a effectué toute une série de prélèvements et d'analyses pour évaluer ce qui avait été fait », explique la conservatrice régionale Fleure Morfoisse-Guenault. Dans les années 70, un film a été posé sur le verre pour le protéger. « Heureusement, on a pu le décoller sans retirer de matière. » Pour les opérations techniques, le choix s'est porté sur une verrerie mancelle : Vitrail France. La restauration a duré cinq mois. « Aucun geste n'a été fait sans l'avis d'une collégiale de décideurs, indique le maître verrier Didier Alliou. On a cherché à traiter les pathologies du verre. »
Sur un vitrail de 900 ans, la matière s'est naturellement altérée au fil du temps. « La principale cause d'altération est due à l'eau. L'eau de pluie qui vient de l'extérieur et l'eau qui se dépose à l'intérieur par condensation, précise Didier Alliou. On a dû enlever la partie abîmée sans retirer de verre. Et puis on a posé une double verrière dehors. » Évalués à 20 000 €, ces travaux ont été financés dans leur totalité par un mécenat de GDF.
Il a été remis en place dans la nef en 2008.
SOURCES ET LIENS
— BRISAC (Catherine), 1981, "Les vitraux du XIIe siècle", in La cathédrale du Mans, sous la dir. de André Mussat, Berger-Levraut pp. 60-69.
— CALLIAS BEY (Martine), CHAUSSÉ (Véronique), PERROT (Françoise), GRODECKI (Louis) 1981, Les vitraux du Centre et des Pays de la Loire, Corpus Vitrearum Recensement II, CNRS éditions, Paris.
— DEBIAIS (Vincent),2010, Corpus des inscriptions de la France médiévale 24 Maine-et-Loire, Mayenne, Sarthe (Région Pays de la Loire) CNRS éditions, Paris. page 200. page 244.
— GRANBOULAN (Anne). "De la paroisse à la cathédrale : une approche renouvelée du vitrail roman dans l'ouest." In: Revue de l'Art, 1994, n°103. pp. 42-52.
http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/rvart_0035-1326_1994_num_103_1_348108
— LEDRU, (Ambroise) 1895 "Le vitrail de l'Ascension à la cathédrale du Mans", Province du Maine, t.3, 1895, p. 153. Gallica."C'est une peinture ascétique exécutée entre un reliquaire et un missel, quelque chose comme un croquis chinois et une peinture du Mont Athos" disait de cette verrière de l'Ascension M. Hucher".