Le Noli me tangere et le Repas d'Emmaüs du Pénity de Locronan. Bas-relief en kersanton et traces de polychromie, soubassement de la Déploration.
Élément d'un cycle des Apparitions du Christ après sa Résurrection. XVIe siècle.
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— Voir sur Locronan :
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La maîtresse-vitre de la Passion (1476-1479) de l'église Saint-Ronan de Locronan.
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Les vitraux de Manessier, chapelle N-D de Bonne-Nouvelle à Locronan
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Les vitraux de Jean Bazaine, chapelle de Ty ar Zonj à Locronan.
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La baie 0 (début XVIe siècle) de la chapelle du Pénity à Locronan. Sainte Catherine et saint Paul.
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PRÉSENTATION.
La chapelle du Pénity ("ermitage") de l'église de Locronan a été construite sous le règne de François II (1458-1488) et de la duchesse Anne (1488-1514). Elle abrite le cénotaphe de saint Ronan, et le regard du visiteur est happé par cette œuvre monumentale d'un kersanton sombre et lustré. Pourtant, on prend le temps d'admirer la statue du saint (XVIe), dans sa niche à droite de la maîtresse-vitre, ou celle de saint Michel en archange pesant les âmes (XVe), et la Déploration à six personnages en pierre polychrome (v.1520) à gauche de l'autel.
C'est dire si on pardonnera le visiteur qui négligera un peu le soubassement de cette Déploration : ce fut mon cas lors de mes visites successives.
Et pourtant ! Aujourd'hui, alors que j'ai pris le temps de m'accroupir devant ce qui fut une contretable d'autel, je l'élève à la dignité de coup de cœur du mois et je like frénétiquement ce chef d'œuvre de kersanton.
Ah oui alors, cela vaut la peine de se pencher sur cette plaque de 118 cm de long et 54 cm de large (depuis mon inoubliable rencontre avec Louis Chauris, j'essaye de ne pas oublier mon mètre ruban) et de l'examiner de près.
L'encadrement d'abord : ce sont deux niches délimitées en haut par des arcatures liées (avec une sorte de poireau ou fenouil tronqué en fleuron à leur aisselle), sur le coté par des pilastres rectangulaires et en bas par un bandeau à losanges (mais non, ce ne sont pas des macles !). L'Hercule ... Poirot qui sommeille d'un seul œil en chacun de nous a tôt fait de remarquer à gauche le départ d'une autre arcade : nous n'avons ici qu'un fragment de la plaque originelle.
À gauche, c'est l'Apparition du Christ à Marie-Madeleine juste après sa Résurrection. À droite, c'est le Repas d'Emmaüs. Donc, le sujet d'ensemble, qui se poursuivait certainement, c'est celui des Apparitions du Christ, auquel j'ai été initié dans ma visite des vitraux de Strasbourg puis de Louviers : il comprend jusqu'à huit épisodes, qui s'intègrent dans ce qui est parfois appelé la "Vie glorieuse du Christ". Les autres épisodes les plus représentés sont les apparitions à saint Thomas incrédule, à saint Pierre sur les bords du lac, aux Apôtres lors d'un repas, ou aux Apôtres sur une montagne.
- la baie 32 (vers 1340) de la cathédrale de Strasbourg.
- La verrière des huit Apparitions du Christ après la Résurrection (vers 1505-1510) de la baie 20 de l'église de Louviers.
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1°) Noli me tangere : apparition du Christ-Jardinier à Marie-Madeleine .
Je ne reviens pas sur l'iconographie d'un thème qui m'a toujours séduit et qui est basée sur le texte évangélique de Jean XX :11-18. Voir les deux articles précédemment cités, ainsi que :
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Marie-Madeleine est agenouillée à gauche, cheveux défaits, tenant sur sa poitrine le flacon d'aromate qu'elle avait amené au tombeau. Une main au dessus du couvercle, une main soutenant le fond, l'artiste connaît bien la tradition. De son vêtement, nous ne voyons que le manteau qui l'enveloppe, mais aussi une robe plissée, et des manches non moins plissées, et bouffantes au poignets.
Cela est accessoire, car ce qui compte dans cette scène, c'est l'échange des regards : c'est, pour un sculpteur s'il ne veut pas faire appel à des inscriptions, le moyen de graver la fameuse phrase NOLI ME TANGERE, "ne me touche pas" ou "Ne me retiens pas" (Jn 20:17). L'intense envie de Madeleine de s'approcher de son Maître, et l'impérieuse nécessité du respect dû au corps glorieux de Jésus. La rencontre d'un homme et d'une femme, d'une marcheuse matutinale et d'un jardinier ... Et la fulgurance de la transcendance qui trace, entre eux, une démarcation irrévocable.
Mais auparavant, les deux cris du verset 16 se sont fait entendre, où Jésus appelle : "MARIE!". Et la femme répond en hébreu : "RABOUNNI !", ce qui veut dire "Maître".
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Le Christ, debout, tourné de trois-quart vers Madeleine, est vêtu d'une longue tunique qui tombe sur ses pieds nus. Il tient la bêche qui le caractérise comme jardinier (kepouros dans le texte grec, "gardien du jardin").
C'est son chapeau en cloche qui se remarque. C'est bien un chapeau de jardinier, si on veut, mais il évoque surtout le chapeau de pèlerin, celui que porte souvent le Christ dans l'épisode suivant à Emmaüs.
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Nous n'avons ici ni la posture de recul du Christ, si sa main droite paume en avant dans un geste de mise en garde. L'artiste a représenté ici un geste de bénédiction.
Les cheveux longs, la moustache et la barbe seront détaillés sur la scène suivante.
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Le visage de Marie-Madeleine est peut-être l'un des plus beaux de la statuaire en kersanton. Les traces craquelées de la polychromie jaune et ocre font ressortir le grain gris-noir de la pierre de kersantite de façon hallucinante. Le corps de la sainte est comme aspiré par le visage, et tout ce visage est aspiré par le regard éperdu, comme dans la fascination amoureuse. Rien, dans la pureté de l'ovale, dans la ligne du nez, dans celle de la bouche, ne détourne de ce regard.
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2°) Apparition du Christ aux Pèlerins d'Emmaüs.
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L'artiste n'a pas représenté le moment de la rencontre des pèlerins mais celui de la fraction du pain lors du repas de Luc: 24:30-31 : Pendant qu'il était à table avec eux, il prit le pain et, après la bénédiction, ils le rompit et le leur donna. Alors, leurs yeux s'ouvrirent et ils le reconnurent, mais il disparut de devant eux.
C'est encore une histoire de regard : "leurs yeux s'ouvrirent". Le texte grec emploie les mots ophtalmos (œil) et dianoigo δι-ανοιγω - διανοίγω "ouvrir complètement (ce qui a été fermé)" (comme pour un enfant ouvrant la matrice, le premier-né ; ou ouvrir les yeux et les oreilles ; ou ouvrir l'esprit de quelqu'un, lui faire comprendre une chose, donner la faculté de comprendre ou le désir d'apprendre. Anoigo, c'est "ouvrir", donc dianoigo apporte une accentuation du verbe.
Mais ici, on ne peut pas dire que cette ouverture des yeux et des esprits soit bien représentés. Les trois personnages sont de face, les paupières à demi baissées, avec des visages presque endormis ou morose. Réveillez-vous, les gars!
Jésus tient entre ses mains les deux morceaux du pain : donc le moment crucial a eu lieu. Cléophas tient une cruche, tandis que Lucas est devant une assiette contenant un poisson.
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Les trois visages ont des caractères communs : frange médiane, yeux en amande à paupière supérieure basse, nez droit, bouche légèrement convexe dont la lèvre inférieure est la plus charnue. La moustache du Christ débute des narines et trace un V inversé dégageant la lèvre supérieur et le philtrum, tandis que la barbe s'épaissit au niveau du menton en cinq épaisses mèches bouclées.
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ATTRIBUTION.
L'attribution à l'un des grands ateliers de sculpteurs sur pierre de Basse-Bretagne n'a pas été affirmée par les différents auteurs, notamment pas par Emmanuelle Le Seac'h qui ne mentionne pas cette œuvre.
Je remarque néanmoins les points de convergence avec l'atelier de Bastien et Henri Prigent , actif à partir de Landerneau entre 1527 et 1577 dans le Léon et la Cornouaille. Le souci du détail réaliste propre à cet atelier, et notamment du bouton de tunique ou de robe sur la ligne en S de l'encolure, se retrouve ici.
Le rapprochement s'impose aussi avec le sculpteur anonyme qui réalisé le porche de l'abbaye de Daoulas en 1566 : on y retrouve les arcades nouées au dessus des niches, les moustaches en V, la barbe à 5 mèches bouclées, et le bouton de robe sur le rabat en S (apôtres, Christ Sauveur).
Quelques articles pour se forger une opinion :
- Sculpture sur pierre de l'Abbaye de Daoulas. I. Le Porche aux Apôtres (vers 1560-1566).
- L'église de Guipavas II. Le porche de 1563 : l'extérieur.
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Le porche (1554-1559) de l'église de Landivisiau. I. L'extérieur. Atelier Prigent.
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Le porche (1554-1559) de l'église de Landivisiau. II. La grande arcade extérieure. Atelier Prigent.
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Le porche de l'église de Landivisiau IV. Le bénitier, l'ange au goupillon. Atelier Prigent.
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Le porche de l'église de Landivisiau III. Les apôtres et leur dais. Henry Prigent 1554-1565.
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Le porche de l'église de Landivisiau VII : l'arcade intérieure et son tympan. Atelier Prigent.
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SOURCES ET LIENS.
— ABGRALL (Jean-Marie), PÉRÉNNES (Henri), 1925, Notice sur Locronan. Bull. dioc. Archit. Archéol. Quimper, pages 131-143.
http://diocese-quimper.fr/bibliotheque/files/original/4a4d765983806659ef1eeb10debc7f76.pdf
— BOCCARD (Michèle), 2009, "Locronan, église Saint-Ronan", Congrès Archéologique de France, 165ème session (Finistère, 2007), Paris, Société Française d'archéologie pages 185-189.
https://www.academia.edu/26540787/_Locronan_%C3%A9glise_Saint-Ronan_Congr%C3%A8s_Arch%C3%A9ologique_de_France_165%C3%A8me_session_Finist%C3%A8re_2007_Paris_SFA_2009_p._185-189
— COUFFON (René), LE BRAS (Alfred), 1988, Répertoire des églises : paroisse de LOCRONAN, Collections numérisées – Diocèse de Quimper et Léon, consulté le 2 novembre 2017, http://diocese-quimper.fr/bibliotheque/items/show/920.
http://diocese-quimper.fr/bibliotheque/files/original/55a0099976c148cb034b4323cf0497e5.pdf
— DEBIDOUR (V.H), 1953, La sculpture bretonne, Plihon, Rennes.
— DILASSER (Maurice), 1979, M. Dilasser : Un pays de Cornouaille, Locronan et sa région (Paris, 1979) ;
— DILASSER (Maurice), 1981,Locronan (Rennes, 1981)
—DIVERRES (Henri) : 1886, Notice sur la chapelle du Pénity, Bull. SAF XIII p. 9-26.
— LE SEAC'H (Emmanuelle), 2014, Sculpteurs sur pierre en Basse-Bretagne, les ateliers du XVe au XVIIe siècle, 1 vol. (407 p.) - 1 disque optique numérique (CD-ROM) : ill. en coul. ; 29 cm ; coul. ; 12 cm; Note : Index. - Notes bibliogr., bibliogr. p. 373-395. Rennes : Presses universitaires de Rennes , 2014. Éditeur scientifique : Jean-Yves Éveillard, Dominique Le Page, François Roudaut
— PÉRÉNNES (Henri), 1933, "La maîtresse-vitre de l'église de Locronan". 7 pages.
https://diocese-quimper.fr/images/stories/bibliotheque/bdha/bdha1933.pdf
— WAQUET (Henri), 1919, "Locronan", Congrès archéologique Brest-Vannes, p. 554-576.
http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k35688p/f670.image