Le vitrail de la Passion de l'église saint-Conogan de Lanvénégen (56).
Remarque : deux éléments sont ici remarquables : la Communion de Judas, et le glaive transperçant la Vierge en pâmoison au pied de la croix.
Ancienne trève de Guiscriff, aujourd'hui dans le diocèse de Vannes, Lanvénégen faisait jadis partie de la Cornouaille, et était un des principaux bénéfices de cet ancien Evêché. Lanvénégen, du breton « lan » (lieu consacré) et « Wenegan », signifie "le territoire de saint Wénégan ou Conogan". Ce saint qui vivait au VIème siècle aurait gouverné l'église de Quimper immédiatement après saint Corentin.
Une inscription gothique en relief sur le quatrième pilier sud :
M[essire] B[ertrand] Rusquec* rectur de Guisguri fit fair ceste eglise lan M Vcc VIII
... indique la date de 1508 comme repère pour le début des travaux de construction de l'église (qui conserve quelques éléments du XVe). La maîtresse-vitre ou Baie 0 est donc postérieure à 1508 et on la date vers 1515 [1508-1522]. Elle est consacrée à une Passion dont les éléments ont conduit Roger Barriè à penser qu'elle appartiendrait à un ensemble exécuté par un atelier quimpérois (Le Sodec) comme les Passions de Penmarc'h, Ergué-Gabéric, Plogonnec.
* Bertrand du Rusquec, d'abord seigneur du Rusquec en Locqueffret (Montre de Cornouaille 1481) puis recteur de Guiscuiff depuis 1476 environ (P. Hollocou). En 1580, le recteur sera Pierre de Rusquec, chanoine de Cornouaille comme son frère Jacques, archidiacre de Poher. Voir le château du Rusquec à Locqueffret sur Topic-topos. Armoiries losangé d’argent et de sable ou bien un chef chargé de trois pommes de pin ?.
Eléments épars sur ce recteur et sa famille :
— En 1509, Bertrand du Rusquec résilie son bénéfice au profit de son frère cadet Thomas du Rusquec, et se retire au manoir presbytéral de Lanvénégen. (P. Hollocou). Thomas du Rusquec est encore en poste en 1531, où une procédure l' qui opposa aux habitants de la paroisse de Guiscriff dans l'évêché de Cornouaille devant le conseil et la chancellerie de Bretagne.
— Dans la nuit du 11 décembre 1551, à Quimper, lors de la foire de la Saint-Corentin, Pierre du Rusquec accompagnait les seigneurs François et Georges Lesaudevez, "buvant et devisant aimablement" lorsqu'une rixe éclata entre François de Lesaudevez et René de Kerloaeguen. Le recteur et les assistants tentèrent de les séparer, mais François Lesaudevez frappa Kerloaguen à terre, désarmé, et lui infligea, comble de déloyauté, un coup au jarret, réitérant ainsi le "coup de Jarnac" survenu 4 ans auparavant. Voir Le Men, Un coup de Jarnac..., Bull. S.A.F 1880 pp 119-128.
— ...L'aîné des garçons, Jean du Rusquec, épouse vers l520 Françoise de Kerloaguen. De leur union naît Louis du Rusquec qui épouse, en juin l556, Marie de Lézongar. Deux ans plus tard, Louis du Rusquec est blessé à la bataille du Conquet ...
—les manoirs et lieux nobles du Rusquec et de la Salle, possédés par Jean du Rusquec, écuyer, seigneur du Rusquec (1540)... (Archives de la Loire-Inférieure).
—Jacques du Rusquec, archidiacre de Pohaer, et Jean[sic], son frère, recteur de Guiscriff, tous deux chanoines de Cornouaille, avaient acquis le manoir de La Salle pour 4.500 écus de Rolland de Kerloaguen et Jeanne Lézongar, sa compagne, sieur et dame de Kerméheuzen. Le 14 Janvier 1594, ce manoir appartenait à Jacques et Pierre du Rusquec..
—Le seigneur du Rusquec avait, dans le choeur de l’église de Loqueffret, du côté de l’évangile, une tombe « eslevée » et armoyée, portant un écusson en bosse avec image de la Trinité.
Puisque la paroisse dépend du diocèse de Cornouailles, précisons que l'évêque en est Claude de Rohan (1501-1540), mais que, comme il est simple d'esprit, c'est Jean de Largez, abbé de Daoulas, qui administre le diocèse de 1501 à 1518.
Voilà pour les commanditaires du vitrail.
Cette baie se compose de 4 lancettes trilobées et d'un tympan (entiérement restauré) de 10 mouchettes et écoinçons. Elle mesure 5,20 m de haut et 2,25 m de large. Les vitraux ont été restaurés par l'atelier Huchet du Mans en 1875, et l'impression immédiate du visiteur est d'avoir affaire à une très belle œuvre, claire, lisible et en bon état plutôt qu'à ces vitres si rongées par la corrosion qu'elles sont rébarbatives.
Les lancettes se décrivent en trois registres superposés et en douze scènes.
I. Registre inférieur.
1. Lavement des pieds.
On voit d'emblée la qualité de la restauration qui a éliminé une grande quantité de plomb de casse par l'utilisation fréquente d'un collage bord à bord (ultérieur au travail de Huchet ?). On remarque aussi le façonnage de la barlotière ou de la vergette qui s'arrondit respectueusement autour du nimbe du Christ.
Néanmoins, le contraste entre le groupe des apôtres à l'arrière-plan, entièrement restauré, et le visage de saint Pierre (reconnaissable à sa calvitie pariétale et à sa chape d'évêque), est flagrant. L'utilisation trop massive, par aplat, de la sanguine ou du jaune d'argent (chevelure de saint Jean, imberbe) est gênante.
Pierre est le seul des apôtres à être doté d'un nimbe. Le nimbe crucifère du Christ, et sa longue tunique bleu vont servir d'élément distinctif pour la plupart des panneaux suivants.
2. Cène, Communion de Judas.
1°) Il peut s'agir d'une simple interprétation du récit évangélique de Matthieu 26, 14-15 et 26, 20-25 :
14 : Alors l'un des douze, appelé Judas Iscariot, alla vers les principaux sacrificateurs, et dit: Que voulez-vous me donner, et je vous le livrerai? Et ils lui payèrent trente pièces d'argent.
...
20 : Le soir étant venu, il se mit à table avec les douze. Pendant qu'ils mangeaient, il dit: Je vous le dis en vérité, l'un de vous me livrera. Ils furent profondément attristés, et chacun se mit à lui dire: Est-ce moi, Seigneur? Il répondit: Celui qui a mis avec moi la main dans le plat, c'est celui qui me livrera. Le Fils de l'homme s'en va, selon ce qui est écrit de lui. Mais malheur à l'homme par qui le Fils de l'homme est livré! Mieux vaudrait pour cet homme qu'il ne fût pas né. Judas, qui le livrait, prit la parole et dit: Est-ce moi, Rabbi? Jésus lui répondit: Tu l'as dit.
C'est ce que montre le vitrail de Chartres ( Verrière occidentale de la Passion). Judas est placé de l'autre coté de la table.
: Le vitrail de la Passion de la cathédrale de Chartres.
2°) On remarquera néanmoins qu'à Lanvénégen Judas ne tend pas la main vers le plat, mais reçoit une bouchée. C'est à l'évangile de Jean 13, 21-32 qu'il faut faire appel :
Après avoir dit ces paroles, Jésus fut profondément troublé, et il déclara solennellement: «En vérité, en vérité, je vous le dis, l'un de vous me trahira.» Les disciples se regardaient les uns les autres, sans savoir de qui il parlait. Un des disciples, celui que Jésus aimait, était à table à côté de Jésus. Simon Pierre lui fit donc signe de demander qui était celui dont parlait Jésus. Ce disciple se pencha vers Jésus et lui dit: «Seigneur, qui est-ce?» Jésus répondit: «C'est celui à qui je donnerai le morceau que je vais tremper.» Puis il trempa le morceau et le donna à Judas, fils de Simon, l'Iscariot. Dès que Judas eut pris le morceau, Satan entra en lui. Jésus lui dit: «Ce que tu fais, fais-le rapidement.» Aucun de ceux qui étaient à table ne comprit pourquoi il lui disait cela. Comme Judas tenait la bourse, quelques-uns pensaient que Jésus lui disait: «Achète ce dont nous avons besoin pour la fête» ou qu'il lui demandait de donner quelque chose aux pauvres. 30 Après avoir pris le morceau, Judas sortit aussitôt. Il faisait nuit. Lorsque Judas fut sorti, Jésus dit: «Maintenant, la gloire du Fils de l'homme a été révélée et la gloire de Dieu a été révélée en lui. [Si la gloire de Dieu a été révélée en lui,] Dieu aussi révélera sa gloire en lui-même, et il la révélera très bientôt.
Judas, de trois-quart, agenouillé, robe verte et manteau rouge, tenant la bourse aux trente deniers dans la main gauche, reçoit de la main du Christ, dans un geste évoquant la Communion, une bouchée ovale de nourriture. Sa bouche est ouverte, et ses dents sont visibles. Entre le Christ et Judas se voit la table de la Cène, avec un plat, une assiette semblable à une patère, et un couteau dont la lame est pointé vers Jésus. Pierre est identifiée derrière Judas par la chape qu'il portait précédemment, et Jean (au milieu) à ses cheveux blonds et à l'absence de barbe.
3°) Les auteurs du Corpus Vitrearum y voient, non sans quelques raisons, une "Communion des apôtres", thème iconographique de l'église orthodoxe fréquent sur les icônes byzantines dès le VIe siècle*, et dans les décors d'abside dès le XIe ou dans la chapelle orthodoxe de Plérin (22) dans une réalisation récente, attesté aussi dans la cathédrale de Nantes dans un tableau de Delaunay (1861). Mais trouve-t-on ce thème traité dans l'Église catholique au XVIe siècle ?
*Au VIe siècle dans la miniature de l’Evangéliaire de Rossano et celle de l’Évangéliaire syriaque du moine Rabbula, ou sur deux patènes du règne de Justin II (565-578), conservées l’une au Musée Archéologique d’Istanbul (Stûma) et l’autre à Dumbarton Oaks (Riha). La représentation de la Communion des Apôtres est utilisée ensuite au IXe siècle dans les psautiers, illustrant les Psaumes 109 (110), 4 «Tu es prêtre à jamais, selon l’ordre de Melchisédech » et 33, 9 (34, 8) « Goûtez et voyez comme le Seigneur est bon ».
— La Bibliothèque Mazarine (Paris) conserve sous la cote Ms 0412 un Missel à l'usage de Paris de v.1492 dont une miniature pour la Fête-Dieu f.195v, attribuée au Maître de Jacques Besançon ou au Maître des Très petites Heures d'Anne de Bretagne, montre une Communion des apôtres, dans une représentation associée à Melchisédech offrant le vin et le pain à Abraham.
— Les Très Riches Heures du Duc de Berry Chantilly Ms 65, folio 189v, en offrent un autre exemple dans les Heures de l'année liturgique: dix apôtres sont visibles dont saint Pierre (au premier plan) et saint Jean :
— Voir aussi une autre exemple : La Bibliothèque Sainte-Geneviève, Chronique universelle (1520-1524).
4°) Mais dans ces Communions des apôtres, Judas n'est jamais représenté distinctement : c'est saint Pierre qui est en tête des douze, parfois saint Jean, et les autres disciples ne sont pas identifiables.
Pourtant, la tradition byzantine a parfois représenté Judas prenant la tête des apôtres pour recevoir la communion, soit s'éloignant pour recracher le pain.
"...dès le début du XIIe siècle, à Chypre, dans l’église de Panagia d’Asinou, la Communion des Apôtres a été peinte avec une variante, très isolée à cette date, qui apparaît encore dans quelques monuments, par la suite. La représentation du groupe des apôtres de droite innove doublement: il est conduit par saint Jean, qui boit au calice, et non pas saint Paul, absent de la scène. De plus, à droite de l’image, un apôtre, vu de profil, s’éloigne, tenant le pain consacré dans sa main, près de sa bouche. Ce personnage, vers lequel le Christ et certains apôtres dirigent leur regard, ne peut être que Judas qui s’éloigne en recrachant le pain."
"Dans la composition de la Communion des Apôtres à Saint-Clément d’Ohrid en Macédoine (vers 1295), Judas nimbé (sic), en tête du groupe des Apôtres à droite, a la bouche ouverte et même ses dents sont représentées ! Une autre caractéristique iconographique est la représentation de Judas de profil, ce qui dans le langage des peintres et zoographes de l’Eglise signifie un personnage négatif. Judas a pris la place d’ « honneur », un élément qu’on peut rencontrer parfois dans la représentation de la Cène. D’après G. Millet, se référant au texte de Chrysostome, cette place d’ « honneur » s’explique par la volonté du peintre de montrer l’impudence de Judas, qui a pris à la Cène une place plus haute que le premier des apôtres lui-même. C’est probablement la même raison qui a motivé les célèbres peintres Michel Astrapas et Eutychès dans la représentation de Judas en tête des apôtres dans la Communion des Apôtres à Ohrid."
Goran Sekulovski, Judas a-t-il sa place dans la composition iconographique de la "Communion des apôtres" ? © Rites de communion. Conférences Saint-Serge LVe Semaine d'Études Liturgiques, André Lossky, Manlio Sodi (éd.), Libreria Editrice Vaticana, 2010 (coll. « Monumenta Studia Instrumenta Liturgica », 59), p. 211-226. En ligne., voir l'illustration figure 3.
G. Sekulovski replace cette Communion de Judas dans le contexte théologique byzantin des discussions sur l'Eucharistie ( "Prenez et mangez en tous", —y compris Judas—) et sur la culpabilité de Judas, d'autant plus responsable qu'il avait bénéficié de la mansuétude du Christ lors du Lavement des pieds et de la Communion. C'est l'opinion de Jean Chrysostome (cf G. Sekulovski - 2013 Jean Chrysostome sur la communion de Judas. in Studia patristica, vol. LXVII : Judas était comme les autres apôtres, choisi parmi les Douze et aimé par le Christ)
5°) Ces sujets traités par saint Augustin et les Pères de l'Église ont-ils été débattus aussi par l'Église Romaine ? Par les clercs du XVe siècle ? Par les recteurs bretons (membre de la noblesse, comme Bertrand du Rusquec) ? En 1755, Claude Mey, avocat au Parlement de Paris et théologien, en traitre dans sa Lettre à Madame *** sur un point important en ligne.
Sur le plan iconographique, Emile Mâle (l'Art au XIIe siècle) mentionne les Cènes du portail central de Saint-Gilles, de la frise de Beaucaire, d'un des piliers du cloître Saint-Trophime d'Arles, du linteau du portail de Champagne (Ardèche), de l'église de Vizille (Isère), et du portail de l'église de Vandeins ou à la cathédrale de Modène. Voir aussi le chapiteau de la Daurade, XIIe siècle (ici p.84 n°125).
La base mandragore de la Bnf signale le Ms arménien 333 folio 5v
La très expressive enluminure du "psautier Robert de Lisle" de la British Library Arundel 83 folio 124v date de c1308-c1340.
La "communion de Judas" est-elle représentée en vitrail ? Il existe un exemple in abstensia où Judas est signalé par un tabouret renversé, ayant quitté précipitamment la pièce après avoir mangé. Cela donne l'occasion de débats approfondis : cf. Rita Ramberti (Université de Bologne) et Laurence Riviale : À propos de la verrière de la Cène à Allouville-Bellefosse : la communion de Judas comme preuve du libre-arbitre de l'homme face au serf-arbitre de Luther in Journées d’études internationales du Corpus Vitrearum Haute-Normandie, 29 -30 novembre 2007. Laurence Riviale signale que, dans la très célèbre Cène de Léonard de Vinci pour le couvent dominicain de Milan, où l'on voit la main de Judas et celle de Jésus converger vers le même morceau de pain, le peintre avait initialement prévu de représenter la communion de Judas (travaux de Daniel Arasse). Cette fresque date de 1494-98 et ne précède que de quelques années le vitrail breton. Les mêmes influences s'y exercent sans-doute, notamment celle des Dominicains mettant en avant le libre arbitre dans leurs prédications. Dans la Cène, Enrica Crespino remarque que Judas est placé de face, à coté des autres apôtres, "comme un homme qui pouvait choisir entre le bien et le mal et qui choisit le mal".
Les seuls autres exemples que j'ai trouvé de Communion de Judas en vitrail sont :
1°) le Vitrail de la Cathédrale de Strasbourg où (au contraire) Judas est rejeté de l'autre coté de la table, à terre.
2°) un vitrail de l'église Saint-Alpin de Châlons-sur-Marne (baie I après 1515) où le Christ, assis à table avec ses apôtres tient dans ses mains un calice, et une hostie qu'il dépose sur les lèvres de Judas. (selon L. Riviale, Le Vitrail en Normandie, p. 265).
La Cène et Judas vu par Bernard Buffet 1961 ici.
En résumé, l'artiste s'est peut-être contenté d'illustrer Jean 13, mais cela évoque si irrésistiblement une communion qu'on peut aussi y voir une évocation du thème théologique de la Communion de Judas, sacrilège pour les uns et preuve pour d'autres de la complexité complice et indulgente du lien entre Jésus et Judas. Néanmoins, l'image évoque plutôt la tendresse du Christ qu'un acte satanique de Judas, et aucune désapprobation n'est visible.
Comparer avec la "Communion des Apôtres" de la Passion d'Ergué-Gabéric :
3. Agonie de Jésus au Jardin des oliviers.
Je rappelle que l'on nomme traditionnellement "agonie" non pas les derniers instants du Christ sur la croix, mais cet épisode au Jardin des oliviers. En effet, le terme agonie signifie stricto sensu "angoisse de la mort" tant par son étymologie (vieux français aigoine, "angoisse", 1160 du grec α ̓ γ ω ν ι ́ α), que par son usage en latin chrétien.
L'artiste, fidèle à la tradition occidentale, suit le texte de Luc 22,39-46.
Jésus sortit pour se rendre, comme d'habitude, au mont des Oliviers,
et ses disciples le suivirent.
Arrivé là, il leur dit:"Priez, pour ne pas entrer en tentation".
Puis il s'écarta à la distance d'un jet de pierre environ.
Se mettant à genoux, il priait:
"Père, si tu veux, éloigne de moi cette coupe !
cependant, que ce ne soit pas ma volonté qui se fasse, mais la tienne".
Alors, du ciel, lui apparut un ange qui le réconfortait.
Dans l'angoisse, Jésus priait avec plus d'insistance;
et sa sueur devint comme des gouttes de sang qui tombaient jusqu'à terre.
Après cette prière, Jésus se leva et rejoignit ses disciples
qu'il trouva endormis à force de tristesse. Il leur dit:
"Pourquoi dormez-vous ? Levez-vous et priez, pour ne pas entrer en tentation".
Alors que les apôtres Jean, Jacques et Pierre (tenant le glaive qu'il va utiliser dans la scène suivante) sont "endormis à force de tristesse", l'ange apparaît à droite, désignant la coupe ; celle-ci déclenche une telle angoisse que le Christ présente un accès d'hématidrose, sueur de sang provoquée par un stress intense.
Détail 1 : le verre rouge est altéré par endroit. On sait que le verrier ne peut utiliser que des verres colorés en rouge (par l'oxyde de cuivre) extrêmement fins, car sinon ils seraient très sombres, presque noirs ; ces verres rouges sont donc toujours doublés, accolés à un verre incolore. Le verre rouge (parfois aussi fin qu'un papier à cigarette) est donc plus sensible à la décoloration. Autre exemple sur le manteau rouge de saint Pierre.
Détail 2 : en zoomant sur le visage de saint Jacques, on notera comment les cils sont dessinés en traits fins particulièrement longs : on retrouvera très souvent ce procédé.
Détail 3 : le manche à tête d'oiseau du glaive de Pierre.
Détail 4 : le nimbe de saint Pierre diffère de celui des scènes précédente et suivante et est décoré d'une frise de cercles concentriques.
Détail 5 : la fleur au feuillage en rosette est rapprochée par R. Barrié de celle de Plogonnec.
Détail 6 : saint Jean porte une chaussure mauve, contraire à la règle iconographique consistant à représenter les apôtres pieds nus.
4. Arrestation du Christ au jardin de Gethsémani : baiser de Judas.
Cette scène est fixée depuis longtemps dans ses modalités iconographiques : Judas, suivi de la troupe des soldats, vient toujours de droite, Jésus et les apôtres viennent de gauche, et saint Pierre coupant l'oreille du serviteur du grand-prêtre se place derrière Jésus ; les armes se découpent dans le ciel. Auréoles d'un coté, casques de l'autre. Les corps sont serrés, en bousculade, sans espace libre entre eux.
"Et Jésus lui dit : Judas, c'est par un baiser que tu vas livrer le Fils de l'homme ! " Luc, 22:48.
La puissance de l'oxymore inscrit dans le "Baiser de Judas" (signe d'amour qui est un signal militaire, une trahison et un arrêt de mort) est renforcée ici d'une part par la tendre intimité de la Communion que nous venons de voir, et d'autre part par la quasi gémellité des deux hommes, malgré la couleur jaune/rousse des cheveux et de la barbe de Judas qui stigmatise son statut de traître. Le baiser est prolongé par une étreinte à travers le geste du bras de Judas. En dessous, le restaurateur a placé une autre main tenant les fameux trente deniers que bientôt, pris de remords, Judas va rendre aux membres du Sanhédrin avant de se pendre.
Nous sommes distrait de la collision frontale des deux troupes par le geste désemparé de Malchus, serviteur de Caïphe à qui Pierre vient de trancher l'oreille et qui tombe à la renverse avec sa lanterne; mais déjà la main de Jésus s'apprête à recoller le large pavillon auriculaire.
Détail 1: Pierre, qu'on identifiait à sa calvitie, est ici doté du "toupet", mèche de cheveux qui persiste avec opiniâtreté au sommet du front, et que je considère comme l'un de ses attributs.
II. Registre médian.
1. Comparution devant Caïphe.
Détail 1. Le soldat est vêtu comme un lansquenet avec plume au chapeau, épée, pantalon jaune rayé de noir :
Détail 2. Caïphe, le grand-prêtre porte une doublure en fourrure d'hermine sur son manteau et son bonnet, comme un duc de Bretagne, mais la patte qui descend sur ses oreilles signale, dans le code iconographique, qu'il est Juif. Il compte sur ses doigts les raisons de sa condamnation, selon la méthode médiévale de l'argumentation, illustrant le verset de Matthieu 26:63 :"Jésus garda le silence. Et le souverain sacrificateur, prenant la parole, lui dit: Je t'adjure, par le Dieu vivant, de nous dire si tu es le Christ, le Fils de Dieu."
.
2. Christ aux outrages.
Bourreau et signes d'infamie.
Le bourreau placé au premier plan est affecté par l'artiste de plusieurs signes considérés au Moyen Âge comme infamant, et qui deviennent par la suite des signes de marginalité, d'appartenance à un groupe qui se moque des convenances ou qui utilise ces signes comme des marques d'affiliation; Ce sont :
a) La disparité des couleurs (comparer avec le Christ).
b) L'emploi de la couleur jaune.
c) Les rayures.
d) La boucle d'oreille.
3. Mise en place de la Couronne d'épines.
Une fois encore, l'image est très classique, opposant la passivité du Christ et sa position assise aux forces déployées par les bourreaux, qui utilise des bâtons en levier pour faire pénétrer les branches d'aubépines tressées en couronne. Ces forces s'organisent toujours en X, comme ici où l'axe du bâton est prolongé par le bras, le tronc tendu par l'effort, et la jambe au mollet contracté, et doublé par l'orientation de la tête, du cou et du regard.
Et encore une fois, le bleu uni de la robe du Christ (selon les évangiles, il devrait porter la robe pourpre en dérision) s'oppose aux rayures des chausses de l'un, aux "crevés" de l'autre, à la variété bariolée des couleurs (vert jaune et rouge), aux manches courtes ou retroussées.
4. Comparution devant Pilate.
Le carton qui a servi à la Comparution devant Caïphe est repris et inversé :
Le même carton a été utilisé dans la Passion de Plogonnec et dans celle de Ergué-Gabéric, argument important pour évoquer un atelier commun :
Dans le jeu des sept différences que cela permet, on remarque le fond damassé rouge de Plogonnec, ou celui, bleu et mieux conservé, d'Ergué-Gabéric. Dans cette paroisse, on peut lire sur la cruche l'inscription VOEAIVRE et sur la manche du serviteur OREIOV (Oremus ?). Enfin, le petit chien qui aboie dans les jambes de Ponce et de son serviteur est absent à Lanvénégen.
III. registre supérieur.
1. Portement de croix.
Nous retrouvons le soldat en armure et les deux bourreaux, dont l'un tire par les cheveux le Christ qui succombe sous le poids de la croix. La couronne d'épine a été omise, mais la sueur de sang est à nouveau visible.
2. Crucifixion.
— Détail 1 : le pélican (symbole christique) au sommet de la lancette.
— Détail 2 : Une épée est dirigée vers la poitrine de la Vierge en pâmoison.
Il s'agit de la matérialisation de la prédiction de Siméon rapportée dans l'Évangile de Luc lors de la présentation de Jésus au temple:
Siméon prit l'enfant (Jésus) dans ses bras et il bénit Dieu en ces termes :
" Maintenant maître, c'est en paix, comme Tu l'as dit que Tu renvoies ton serviteur, car mes yeux ont vu ton Salut, que Tu as préparé face à tous les peuples : lumière pour la révélation aux païens et gloire d'Israël, ton peuple. Le père et la mère de l'enfant étaient étonnés de ce qu'on disait de Lui. Siméon les bénit et dit à Marie, sa mère :
" Il est là pour la chute et le relèvement de beaucoup en Israël et pour être un signe contesté. Toi-même, un glaive te transpercera l'âme. Ainsi seront dévoilés les débats de bien des cœurs " (Luc 2, 28-35)
— Détail 3 : inscription Vere Filius di ...
Matthieu 27 :54 : centurio autem et qui cum eo erant custodientes Iesum viso terraemotu et his quae fiebant timuerunt valde dicentes vere Dei Filius erat iste (Le centenier et ceux qui étaient avec lui pour garder Jésus, ayant vu le tremblement de terre et ce qui venait d'arriver, furent saisis d'une grande frayeur, et dirent: Assurément, cet homme était Fils de Dieu.)
Le personnage à cheval qui désigne de l'index le Christ est donc le Centenier (ou Centurion, commandant une troupe de cent soldats romains), mais il est vêtu d'une robe rouge fourré d'hermine, comme Caïphe.
— Détail 4 : la coiffure du Centenier :
C'est le "bourrelet" ou "balzo" que j'ai observé jusqu'ici sur des statues de saintes et que je vois traité ici au masculin.
Comparaison :
3. Déposition de Croix.
Sous le regard de la Vierge, de saint Jean et de Marie-Madeleine, Joseph d'Arimathie soutient le corps du Christ tandis que Nicodème arrache le clou de la croix.
4. Mise au tombeau.
Les cinq personnages qui assistent à la mise dans le sépulcre sont de gauche à droite Nicodème, Marie-Madeleine, Marie, Jean, et Joseph d'Arimathie.
Détail 1 : On note la façon dont le nimbe de Jean flotte en amande au dessus de sa tête. C'est le seul nimbe de ce type sur cette verrière. A Plogonnec, cette soucoupe dorée surplombe la tête de la Vierge.
Détail 2 : les marques des supplices apparaissent sur le corps de Jésus sous forme de lacérations.
Comparer à :
IV. Tympan.
"A plusieurs personnages de ces tableaux il manquait soit la tête, soit quelque membre. La verrière a été confiée à M. Hucher, du Mans, bien connu dans notre diocèse. Habile peintre verrier, il excelle dans la restauration des vieux vitraux : il l'a prouvé à Lanvénégen. Les teintes neuves se fondent tellement bien avec les anciennes ; les retouches sont si bien dans le sentiment ancien, que vus à distance, on ne peut plus distinguer les morceaux neufs des vieux. Ainsi a été assurée l'existence de ces débris, témoins du passé, et si précieux pour l'histoire de l'art en France. Le tympan de la fenêtre a été entièrement refait. Il se compose de dix lobes, les quatre principaux qui forment un cœur parfait sont peuplés d'anges portant les instruments de la Passion. Les six autres, à droite et à gauche ou au-dessous, sont ornés de branches de grenadier avec feuilles, fleurs ou fruits. Sur ces branches on a eu l'heureuse idée de dessiner les armoiries des principaux seigneurs de Lanvénégen au commencement du XVe siècle, et contemporains de l'exécution du vitrail. Au sommet de la fenêtre, le soufflet contient les armes mi-partie du Chastel et du Chastelier, en mémoire de François du Chastel, seigneur supérieur de Guiscriff et de Lanvénégen par son mariage, en 1522, avec Claudine du Chastelier, dame de Gournoise. Ces armes sont : Fascé d'or et de gueules de 6 pièces, qui est du Chastel ; et d'or à 9 quintefeuilles de gueules posées 3, 3, 3, qui est du Chastelier, seigneur de Gournoise. A droite des lobes formant cœur, les armes de Guéguen, seigneur de Saint-Quijeau : d'or à l'arbre de sinople, le tronc chargé d'un sanglier passant de sable ; au-dessous, celles de la Teste, seigneur de Lescrann : de gueules au cygne d'argent tenant en son bec une croix dentelée de même ; à gauche, les armes de Kervenozaël, seigneur de Rozengat etc. : d'argent à 5 fusées rangées en fasce et accolées de gueules, surmontées de 4 molettes de même ; au-dessous, celles du seigneur de Lanzonnet : d'azur au cor d'argent accompagné en chef d'un fer de lance de même, la pointe en haut ; dans un à-jour formé par les 4 lobes mentionnés en premier lieu, se trouvent les armes des Saint-Pezran qui ont succédé aux Kervénozaël, comme seigneurs de Rozengat : de sable à la croix pattée d'argent. Grâce à cette importante restauration, cette verrière est devenue, sans contredit, l'une des plus remarquables du diocèse. Un peintre verrier, l'ayant examinée en 1891, n'a pas hésité à dire qu'il l'estimait vingt mille francs." J. M. Le Méné, Histoire archéologique, féodale et religieuse des paroisses du diocèse de Vannes, 1898, p. 424-425
Note : Ces armes de "Lanzonnet" se blasonneraient plutôt d'azur au greslier d'argent accompagné en chef d'un fer de lance (alias : d'un pal) de même la pointe en haut, qui est "de Laudanet ou de Landanet, Sr de Coëtlevars ou Coatlevarec, de Kerlamoilic, Rr de Conquarneau, Ar. du 3 septembre 1669." (Toussaint de Saint Luc Mémoires sur l'Etat du clergé et de la noblesse de Bretagne). Jehan de Landanet (du nom d'un manoir d'Elliant) a été anobli en 1425 par le duc Jean V, et son fils Henri est à la Montre de 1481. Cette famille d'Elliant posséda le manoir de la Rivière à Tourch. Ce sont les mêmes armoiries que la famille de Keratry. Voir discussion La Pérenne Annexe E.
Ayant relevé cette erreur, j'ai lu plus tard l'article de Pierre Holocou ("Les armoiries de l'église Saint-Conogan de Lanvénégen", Bull. Soc. d'Archéol. Finistère 2006 pp. 169-185) qui s'est livré à une étude héraldique et historique détaillée pour conclure :
"Vers 1875, le recteur et le conseil de fabrique de l'église de Lanvénégen entreprirent de grands travaux dans l'église paroissiale. Sans-doute guidée par les conseils du chanoine Le Mené, la restauration de la grande verrière fut réalisée. Dans un contexte de restauration imminente de la monarchie en France, il fut décidé de représenter dans cette verrière les armoiries des familles nobles contemporaines de la construction de l'église au début du XVIe siècle. Une analyse rigoureuse de la géographie féodale de Lanvénégen au début du XVIe siècle montre que cette représentation des armoiries s'avère avoir été réalisée sans aucun respect de cette réalité. On trouvera ici matière à réflexion pour tous ceux qui font une confiance aveugle aux sources écrites ou mêmes aux « armoiries » reproduites dans certaines églises au cours du XIXe siècle."
Concernant la confusion des armoiries de Landanet, il écrit "La légèreté du travail de recherche est ici étonnante".
ÉTUDE TECHNIQUE
Extrait de la thèse de Roger Barrié 1979 :
Restauration et conservation.
"Tout le tympan fut refait en 1875 par l'atelier manceau de Hucher, ainsi que de nombreuses têtes du Lavement, la partie supérieure du Christ dans la Crucifixion, et la tête de Malchus. Bien que l'on ait tenté d'imiter la technique picturale ancienne, ces restaurations sont plates, dans un style soit trop sulpicien pour le saint Jean, soit trop expressif pour le Malchus, et en général avec un trait hâtif et plus appuyé que l'original; une couverte brune harmonise ces pièces avec les verres anciens. Les morceaux du soubassement de l'Agonie, refaits par l'atelier Gruber en 1971, sont artificiellement vieillis par aspersion de grisaille liquide qui imite les points de corrosion du verre ; l'enlevage y dessine les brins d'herbe, alors qu'ils sont obtenus par le trait de grisaille et que le jaune est plus pâle sur les pièces refaites par Hucher. Certains verres incolores anciens, teints en jaune, sont attaqués extérieurement ce qui indique que le jaune d'argent qui d'habitude protège bien, a été mal appliqué et a peu pénétré dans l'épaisseur de la matière. Aujourd'hui, malgré un jet de pierre dans le panneau de la Mise au tombeau, aucun rouge doublé n'est attaqué en profondeur, et les verres violet, mauve et vieux rose sont les mieux conservés."
Les verres.
"Les verres violets de la tunique du Christ et surtout vieux rose de la robe de Pilate, très transparents paraissent beaucoup plus minces que les autres verres de couleur et incolores. Les pièces de vert un peu jaunâtre semblent doublés à la différence du verre vert acide du soldat près de Pilate et du bourreau de gauche dans le Couronnement, teint dans la masse. Le placage rouge très aminci dans le fond de l'Agonie donne une couleur légère, alors que les rouges des vêtements sont plus épais et donc d'une coloration plus soutenue. On observe quelques défectuosités de planimétrie. La largeur des pièces est moyenne, sauf pour le tombeau de la dernière scène ; les visages et les nimbes sont peints sur la même pièce, parfois deux visages ensemble. Les plombs suivent une découpe assez souple ; aucun galon de vêtement n'est mis en plomb, mais quelques sertissages minutieux pour des ceintures et la corde qui lie le Christ dans trois épisodes du supplice. Dans les scènes dont le carton est identique à ceux d'Ergué-Gabéric, on peut faire les mêmes remarques pour l'utilisation des plombs soulignant les profils des visages comme ceux de quatre personnages dans la Comparution devant Pilate." (Roger Barriè)
Voir l'ensemble des verrières attribuées au même atelier quimpérois (Le Sodec ?) et utilisant les mêmes cartons :
Les vitraux anciens de l'église d'Ergué-Gabéric.
Les vitraux de l'église Saint-Nonna de Penmarc'h (29).
Le vitrail de la Passion (Maîtresse-vitre) de l'église St-Thurien de Plogonnec (29).
Sources et liens :
— GATOUILLAT (Françoise) HEROLD (Michel), Les Vitraux de Bretagne, Corpus vitrearum France recensement VII, Presses Universitaires de Rennes : Rennes 2005.
— BARRIÉ (Roger) Etude sur le vitrail en Cornouaille au 16e siècle : Plogonnec et un groupe d'églises de l'ancien diocèse de Quimper / ; sous la direction d' André Mussat, 1979 Thèse de 3e cycle : Art et archéologie : Rennes 2 : 1979. Bibliogr. f. 9-32. 4 annexes (vol. 2)