Les "échiquiers" ou "damiers" des vitraux de la cathédrale de Chartres . Baie 114b et baie 35.
La Baie 114 lancette de droite : Fuite en Égypte et Nativité, Colin de la chambre royale, donateur.
Numérotation de la verrière :114b (Chaussé ; Deremble-Manhès) soit 105 Delaporte. Elle mesure 7,27 m par 2,09 m, et se divise en trois registres de scènes dans des médaillons octogonaux. La baie a deux lancettes a et b, une rose à 16 ajours. Les bordures ont été détruites en 1757. La baie a été restaurée en 1921 par Gaudin avec restitution de bordures.
Introduction.
Mon but était d'examiner deux exemples (baie 114 et baie 35) de plateau de jeu à cases des vitraux de la cathédrale de Chartres, pour préciser s'il convenait de les nommer "échiquiers" ou "damiers", ou s'ils servaient de support ("tablier") au jeu de dés, très en vogue au Moyen-Âge malgré sa mauvaise réputation aux yeux de l'Église. Ces deux vitraux datent du XIIIe siècle. Véronique Chaussé et al. 1981 y décrivait "2 joueurs d'échecs" en baie 114. En réalité, j'ai eu la surprise de découvrir un autre usage de ces plateaux à carreaux comme support de comptabilité et de réfléchir à la proximité des mots "échiquier" et "chéquier".
Cela me permit aussi de découvrir l'ensemble de la baie 114, verrière du chœur coté nord datée de 1210-1225.
1. Registre inférieur : Colini donateur.
Inscription : VITREA COLINI : D
E CAM[ER]A REGIS
Deux personnages sont assis l'un en face de l'autre devant un "tablier" ou table de jeu à damier de 8 x 8 = 64 cases bleues et blanches : c'est le nombre traditionnel des cases de l'échiquier de l'époque, mais ces plateau peuvent également, de façon plus ancienne, servir à lancer les dès (cet usage est l'origine du mot "fritillaire"). Or le personnage de gauche lance les dès placés non pas dans un cornet, mais dans un sac, tandis que son compagnon fait un geste et une mimique de réprobation. Il faut une bonne dose d'imagination affranchie de l'observation de l'image pour voir ici des joueurs d'échecs.
Selon l'abbé Bulteau : "Au tableau inférieur, le donateur et sa femme jouent aux dés sur un échiquier ; ils tiennent de vastes cornets rouges au fond desquels se trouvent des dés : au dessus de leurs têtes se trouvent l'inscription : VITREA : COLINI : D E CA~MA REGIS, que M. de Lasteyrie rétablit de cette manière : Vitrea Colini de camera Regis, "Vitre de Colinus de la chambre du Roi". Ce Colinus est sans-doute le même dont parle une charte de Hugues datée de 1225, laquelle fait connaître que Colinnus de Mannoi a donné à Robert Foart une terre située à Marchéville (cartulaire de Saint-Père, tome II)". Bulteau 1850 page 211
Cette description n'est pas exacte, puisqu'il ne s'agit manifestement pas d'un couple d' homme et de femme, qu'un seul personnage tient un sac, et que les dès ne sont pas visibles, comme le souligne F. de Mély dans la Revue de l'Art chrétien 1888 ("étude iconographique sur les vitraux du XIIIe siècle" page 423).
L'inscription elle-même a été comprise certainement à tort comme "Colin, vitrier du roi", mais le décryptage de Lasteyrie et Bulteau est plus juste : "Vitre de Colinus (Colin) de la Chambre du Roi".
L'inscription m'incite à découvrir d'abord ce que recouvre la "chambre du roi "; la datation du vitrail correspond au règne de Philippe Auguste (1165-1223) ou au bref règne de Louis VIII (1223-1226).
a) la Chambre du Roi.
Cette Chambre du Roi représente ce qui deviendra La Maison du Roi, ensemble d'officiers de cour chargés de faire fonctionner le Palais sur le plan administratif et comptable mais aussi domestique. Elle trouve son origine dans la Curia regis (Cour du roi ou Conseil royal) des Capétiens et se composait alors de la famille royale, du sénéchal (chef des armées), du connétable, du chancelier (chef de la Justice), de laïcs et ecclésiastiques et divers officiers juristes ou comptables.
Au XIIe siècle, la Curia regis a été scindé en deux, " l'hôtel-le-roi" qui gère les services domestiques, et le Conseil. À la fin du XIIIe siècle et au début du XVe siècle, le Conseil se scinda en trois sections spécialisées : le Conseil du roi, la Chambre des comptes et le Parlement. La charge de Sénéchal de France est supprimée sous Philippe Auguste et d'autres charges de grands officiers furent relégués aux rangs subalternes de chambrier, bouteiller, etc., Philippe Auguste choisissant surtout comme conseillers, après 1190, de petits nobles et des clercs obscurs. Cette Cour suivait le roi dans ses déplacements, si bien qu'en 1194, lors d'une bataille, Richard Ier d'Angleterre s'empara des coffres contenant les comptes du royaume de France et refusa de les restituer : la décision fut prise alors de rendre les comptes de la cour sédentaires, avec un embryon de Chambre des Comptes dans l'île de la Cité, le Trésor étant gardé à la Tour du Temple.
Il est donc probable que Colin, qui n'est pas connu comme un grand seigneur et dont qui n'a laissé quasiment aucune autre trace de son existence soit un clerc : clerico camera regis.
Cette perspective incite non plus à voir dans ces deux personnages deux joueurs de dès ou de dames, mais un comptable du roi récusant les comptes que lui présente un quidam : voyez le geste de contestation du personnage de droite. En effet, il est bien connu qu'au Moyen-Âge, les plateaux quadrillés servaient soit à apprendre aux enfants à compter, soit aux adultes à faire leurs comptes.
b) De l'échiquier en comptabilité.
Ce tapis ou ce plateau carré des banquiers médiévaux était formé de cases comprenant chacune un nombre selon une certaine loi de répartition. Cela conduit à découvrir comment s'entremêlent les mots et les sens du mot "échiquier", et de notre mot "chèque" qui lui est lié : Ouvrons le Littré et ses définitions du mot échiquier : nous y verrons que ce terme désigne certes une table divisée en carrés alternativement blancs et noirs, sur laquelle on joue aux échecs et aux dames, mais aussi "une abaque ou table à compter, dont on se servait pour la perception des impôts", et en Angleterre, la juridiction qui règle toutes les affaires des finances. ( La cour de l'Échiquier, Le chancelier de l'Échiquier : "Il y a à Londres un grand et un petit échiquier ; le Grand Échiquier est ce qu'on appelle en France Chambre des Comptes ; le Petit Échiquier est le Trésor royal.". Nous retrouvons les termes de Chambre et de Cour qui sont directement issus de la Curia regis et de la Camera regis. Le lexicographe ajoute "Quant à la signification de échiquier, pour cour de finance, trésor, elle vient de ce que cette cour tenait ses séances avec une table recouverte d'un tapis divisé en carreaux comme un échiquier. C'est ainsi que bureau, (étoffe), a pris le sens de table sur laquelle on écrit, et d'office où l'on expédie les affaires."
Le Trésor de la Langue Française (CNRTL) précise encore que la première occurrence du mot date de 1160 environ sous la forme eschaquiers « dont la surface est divisée en carreaux » dans l'Enéas, éd. J. J. Salverda de Grave, vers 742 et vers 4030 :
Onkes ne fu plus preciose e un mantel qui molt fu chiers ;/ la penne en fut a eschaquiers d'une biche de 2 colors. (740-744)
Ses mantels furent riches et chiers, et fu toz faiz a eschaquiers / L'un tavel ert de blanc hermine et l'altre ert de gole martrine. (4029-4032)
Les deux usages du mot servent à décrire, dans l'expression "a eschaquiers" semblable dans ce pluriel à notre "à carreaux", d'abord le manteau de la reine de Carthage Didon, puis celui de Camille, fameuse reine des Volsques depuis Virgile. Donc, l'expression désigne d'abord une étoffe (ou fourrure) bicolore, privilège exorbitant réservé aux reines. Cette association Étoffe / deux couleurs opposées / Royauté sera persistante et accompagnera en sourdine le mot et la chose.
En 1170 on trouve la forme eschekier « trésor royal » (Quatre livres des rois, éd. E. R. Curtius, p. 118 [1 Rois 4, 6])
L'usage du mot pour désigner le jeu apparaît presque en même temps, en 1176 sous la forme eschaquier dans le Cligès de Chrétien de Troyes (Cligès, éd. A. Micha, vers 2335).
L'Échiquier de Normandie.
Il s'agit d'une Cour itinérante, chargée de la vérification des comptes puis de l’instruction des affaires judiciaires, mis en place au XIe siècle par les ducs.
Scacarii Sancti Michaelis (Plaids de l’Échiquier de Saint Michel) : © Arch. Dép. Seine-Maritime
" Le registre présenté ici est le plus ancien conservé dans le fonds de l'Échiquier de Normandie. Intitulé Placita Scacarii Sancti Michaelis (Plaids de l’Échiquier de Saint Michel), il s’agit d’un registre factice conservant la mémoire des affaires portées devant l’Échiquier de la Saint Michel (29 septembre) et de Pâques entre 1336 et 1342. Pour chaque affaire sont mentionnés le nom des parties ainsi que leurs procureurs. Rédigé tantôt en latin tantôt en français, il se distingue des autres registres de l’Échiquier qui sont intégralement rédigés en français. ADSM, fonds du Parlement de Normandie, 1 B 1. Registre parchemin)"
Le CNRTL signale que c'est dans le Cartulaire de l'église de Chartres qu'en 1280 le mot eschekier est attesté dans son sens de « cour de justice, en Normandie », cour maintenue sous le nom d'Échiquier de Normandie lors de la réunion de la Normandie au domaine par Philippe-Auguste. L'article Wikipédia consacré à cet Échiquier de Normandie indique que son nom dérivait " de ce qu’il y avait sur la table où se réglait les comptes de la trésorerie, un tapis échiqueté de noir et de blanc, servant à caser les différentes monnaies ayant cours dans le duché. Les ducs emmenaient partout avec eux ce tapis et concluaient leurs décisions par ces mots : actum in scaccario ou super scaccarium.", fait en l'Échiquier ou sur l'Échiquier (Floquet page 25)
Le terme de latin médiéval scaccarium, relevé en 1140 semble avoir précédé le nom français, et certains font dériver ce scaccarium du saxon scata "trésor" ou eschaita "revenus" ; d'autres de l'allemand skechen, "envoyé".
Le motif à l'échiquier, ou échiqueté apparaît comme l'emblème de cette Cour des Comptes et de Justice, soit sous forme d'une table aux carreaux de marbre alternés ou de constructions en briques bicolores, soit surtout sous forme d'un tapis à carreaux qui devait présider à ses réunions. Ces draps échiquetés nommés scacaria étaient en usage à l'Échiquier de Londres,(terme anglais Exchequer ca 1190) fournis par les rois Henry II, Richard-Cœur-de-Lion et Jean-Sans-Terre (Floquet citant de la Morinière). Ces tapis si essentiels trouvaient-ils l'origine de leurs motifs dans les jetons bicolores qu'on y jetait ou à la nécessité de placer dans des cases différentes les différentes monnaies "les besants, les talents, les monnaies d'Anjou et de Rouen".
Mais on ne peut faire de cet échiquier un ornement quasi héraldique ou, comme le dit Floquet, "sacramentel" de cette Cour puisqu'il était aussi en usage chez les banquiers pour effectuer leurs comptes (eschequier, milieu du XIIIe siècle).
Dans ce contexte, notre terme chèque apparu selon le CNRTL en 1878 et 1932, fut emprunté à l'anglais check (1774) dans le sens de « talon, souche (d'un bon de trésorerie) » sens issu de celui de «contrôle, vérification, arrêt, échec » le procédé des souches étant destiné à mettre un terme aux manœuvres illégales. Check est emprunté à l'ancien français eschec, v. échec.
Mais je lis ailleurs que l'origine du mot anglais est compliquée et controversée. "Le "chèque" semble bien venir de l'"échec" qui, au départ, représente le jeu stratégique qu'on connaît, et qui nous vient de Perse (Shakh mat = le roi est mort = "échec et mat") .Le "jeu d'échecs" a donc donné l'"échiquier" et comme, semble-t-il, les banquiers du Moyen âge avaient coutume de compter leurs sous sur de petits tapis à carreaux, l'"échiquier" est devenu à la fois la métonymie de trésor (trésor royal anglais - chancelier de l'Échiquier) et également de vérification. D'où cette idée du "chèque", bordereau de crédit. L'idée de vérification est encore primordiale en anglais, et le franglais, si jargonnant qu'il soit, nous en fournit des exemples : (checklist, checkpoint, etc.)".
Pour continuer à se perdre dans le dédale des associations, le mot de latin médiéval scaccus désigne le Roi, rex du jeu d'échec, lui-même nommé scacchi ou scaccarium, ou ludo scachorum. Le terme latin vient du persan shakh شاه, le Shah ou Chah, Roi traduit sachus, i en latin. Le lien entre les échecs et le roi est indissociable.
Jean de Vignay traduisit entre 1332 et 1350 le De ludo scacchorum [Liber de moribus hominum et officiis nobilium ac popularium super ludo scacchorum] de Jacques de Cessoles sous le titre Le jeu des échecs moralisé ou plus exactement Le livre de la moralité des nobles hommes et de gens du peuple soubz le gieu des eschés (ms. BnF, fr. 572, inc.); Le gieu des eschés (ms. BnF, fr. 572, expl.); La moralité des nobles hommes et des gens de pueple sus le gieu des eschés;
Voir manuscrit Bnf 480 folio 34r ou 35r .
Nota bene : Le manuscrit Bnf 572 est dédicacé à Jean II Le Bon (1319-1364) alors qu'il n'était pas encore roi ...mais duc de Normandie. Roi de 1350 à 1364, et prisonnier des Anglais à Londres, il reçut d'Edouard III en 1360 un Eschiquier de musique... Les deux "échiquiers de musique" de la cathédrale du Mans.
Voir aussi le chapitre V de Zoonymie du papillon la Mélitée du Plantain, Melitaea cinxia.
Cette excursion lexicographique permet de regarder autrement le vitrail de la baie 114 de Chartres. Certes il s'agit d'un plateau de jeu aux 64 cases traditionnelles, mais nous sommes devant une scène de contrôle des comptes par un clerc de la Chambre du Roi veillant à mettre en échec les tentatives de fraude.
2. La Nativité (Luc 2:1-7, Matthieu 1:25).
C'est une "Vierge dans son lit d'accouchée" typique, avec la pose de la veilleuse accoudée un coussin sous la tête, et l'influence byzantine dans le drapé très riche. Joseph est songeur, car le voilà dans de beaux draps! Selon la tradition iconographique, une canne montre qu'il a dépassé l'âge habituel de la paternité et qu'il pourrait être le grand-père plutôt que le beau-père du bébé. Celui-ci, si parfaitement langé qu'il ne peut pas bouger, regarde avec inquiétude le bœuf qui, comme l'âne son compère, a placé une patte dans le berceau. Heureusement, ils sont tous les deux solidement attachés par un licol. Ces deux là illustrent la prophétie d'Isaïe 1:3, «Le bœuf connaît son possesseur, et l'âne la crèche de son fabricant." et l'Évangile du Pseudo-Matthieu atteste de leur présence dans la crèche.
La structure sur laquelle est posée le berceau semble en brique surmontée d'une grille métallique : elle est assez identique à la sorte de fourneau de la voûte duquel pend deux lampes. Ces dernières évoquent celles qui, symbolisant la veille attentive du pseudo-dormeur, sont placées au dessus de tous les autres dormeurs des vitraux médiévaux, à commencer par Jessé. Même allongée et les yeux fermées, la Vierge ne s'endort pas, elle médite et elle prie.
On notera encore que Joseph n'est pas gratifié d'un nimbe : son culte ne se développera que beaucoup plus tard. L'Enfant-Jésus porte un beau nimbe crucifère rouge et or et la Vierge un nimbe rouge.
3. La Fuite en Égypte. (Matthieu 2:1-12)
(Saint) Joseph, à défaut d'auréole, a retrouvé de la vigueur, et sa canne ne lui sert plus qu'à porter son baluchon. La mère et le Fils échangent un regard complice, et Dieu touché par la scène ne peut résister à passer la main à travers les nuages pour bénir son rejeton. Quelle Sainte Famille, quoique recomposée ! Mais le plus beau, après le visage de Joseph, c'est l'âne, superbement dessiné dans sa marche rétive.
La Baie du Fils prodigue (Baie 35, 1205-1215) et la Griesche d'hiver de Rutebeuf (ca1250).
Une autre verrière de Chartres montre deux joueurs face à un plateau de jeu à 64 cases, abusivement nommé encore damier ou échiquier puisque le joueur de gauche tient manifestement dans un cornet trois dès dont on distingue les chiffres 5, 3 et 2. Comme le fait remarquer le site www.cathédrale-chartres.fr, son adversaire (le fils prodigue, précisément) est fort dépité, car il ne porte plus que ses braies et ses chausse vertes et a déjà été dépouillé de sa chemise. C'est donc une condamnation morale par l'Église de ce jeu.
Cette image montre bien que le tablier ou "damier" n'est pas utilisé pour ses cases, mais comme plateau de jeu. Mais au jeu nommé "dringuet", 2 joueurs se placent de chaque côté d’un échiquier ; l’un choisit les cases claires, l’autre les cases foncées, et décident d’un enjeu. Le premier à jouer lance un dé sur l’échiquier. Si le dé tombe à l’intérieur d’une case claire, le gain va à celui qui a choisit cette couleur ; c’est l’inverse dans le cas contraire ; si le dé « boit », c’est à dire si le dé est à cheval sur 2 cases, le tir est recommencé. (Daniel Onfray)
Ce panneau semble vouloir illustre à l'avance les poèmes des Complaintes de Rutebeuf, le Dit de la griesche d’yver et le Dit de la griesche d’été dans lesquels il déplore les méfaits du jeu, qui l'ont laissé sans chemise, ayant du la laisser en gage à l'aubergiste. Car si nous connaissons la Pie griesche ou Ecorceur qui empale les insectes qu'elle capture sur des épines, nous ignorons souvent que la Griesche est le nom d'un jeu de dès venu, comme son nom l'indique, de Grèce vers 1255 :
Dit de la griesche d'yver :
Les dés que les déciers ont fait
M’ont de ma robe tout défait ;
Les dés m’occient,
Les dés m’aguettent et épient,
Les dés m’assaillent et défient,
Ce pèse moi.
Je n’en puis mais, si je m’émeus :
Ne vois venir avril ni mai,
Voici la glace.
Or suis entré en male trace ;
Les trahiteurs de pute extrace
M’ont mis sans robe.
Le siècle est si plein de lobe !
Qui auques a, si fait le gobe ;
Et je, que fais,
Qui de pauvreté sens le fait ?
Griesche ne me laisse en paix,
Moult me dérroie,
Moult m’assaut et moult me guerroie ;
Jamais de ce mal ne garroie
Par tel marché.
...Trop ai en mauvais lieu marché ;
Les dés m’ont pris et emparché :
Je les claims quitte !
Fol est qu’à leur conseil habite :
De sa dette pas ne s’acquitte,
Ainçois s’encombre ;
Adaptation : "Les dés que les fabricants de dés ont faits m’ont pris ma robe; les dés me tuent, les dés me guettent et m’épient. Les dés m’assaillent et me défient, cela pèse sur moi. Je n’en peux plus, je m’énerve: je ne vois venir ni avril, ni mai, voici la glace. Je suis entré dans une mauvaise voie, les traîtres de mauvaise extraction m’ont laissé sans vêtement.
... Le démon du jeu ne me laisse pas en paix, il me dérange beaucoup, il m’assaille sans cesse et me fait la guerre sans arrêt, jamais je ne pourrai guérir de ce mal, par un quelconque arrangement. J’ai trop marché en de mauvais lieux, les dés m’ont pris et emprisonné: je leur demande d’être quitte. Fou est celui qui prend conseil d’eux, qui ne s’acquitte pas de ses dettes, mais s’en encombre et, de jour en jour, en accroît le nombre
Dit de la griesche d'été :
Rutebeuf y fait allusion à l'expression "Échec!" utilisée pour marquer sa victoire ; mais c'est le jeu qui gagne, et laisse le joueur "habillé d'un sac" :
La dent dit Clac / Et la griesche dit Échec. / De quoi s'habiller d'un sac. C'est le gain / du plus habile à la griesche.
Le "Jeu de saint Nicolas" de Bodel, et l'origine du mot "hasard".
Si l'artiste verrier de Chartres n'a pas pu, vers 1215, être influencé par Rutebeuf, il a pu l'être par le "jeu" (piède de théâtre) du trouvère Jehan Bodel qui met en scène des truands dans une taverne : il l'a écrite en 1200.
Le jeu de dès y porte le nom de "hazart", terme qui désigne aussi "un certain coup au jeu de hasard". La première occurrence du mot en français date de 1150, dans ce sens de "jeu de dés" avant de prendre la signification moderne de cause imprévisible et fortuite. Il provient de l'espagnol azar, qui le tient peut-être de l'arabe az-zahr (" dé à jouer") mais comme az-zahr n'appartient pas à l'arabe classique, on propose zahr, "fleur", "parce qu'une fleur aurait été présente sur une face du dé", ou yazara, "jouer aux dés".
Quant au mot dé, il proviendrait de dare, datum, "donner" ; mais on sait qu'en latin les dés se disent alea.
"Le succès des dès s’explique très certainement par la simplicité du matériel utilisé (os, bois de cerf, plus rarement ivoire) ainsi que par celle des règles suivies. Même si, comme l’affirme Polydore Virgile en 1499, il existe plus de six cents manières de jouer aux dés, la plupart des parties que la documentation permet de restituer avec quelque détail se jouent avec trois dés, le but étant d’obtenir le plus grand nombre de points possible en un seul jet ou, éventuellement, en une succession de jets. Des formes de parties de dés plus complexes apparaissent néanmoins çà et là dans la littérature. D’autres jeux, comme le dringuet ou le "franc du carreau", tiennent à la fois du jeu de hasard et du jeu d’adresse puisqu’ils consistent à jeter les dés sur un damier.
Tout l’intérêt de ces jeux réside évidemment dans les enjeux, qu’il s’agisse de savoir simplement qui va payer l’aubergiste ou de risquer des sommes plus importantes comme c’est le cas dans les milieux aristocratiques, où peuvent être repérés de véritables "flambeurs", capables de perdre en une soirée des sommes fantastiques." (Bnf)
Le jeu de dès fait fureur depuis les Grecs et les Romains, et les dés se jettent sur des plateaux depuis l'origine (plateau de térébinthe verni). Au Forum de Rome, on a retrouvé des tables de jeu gravés sur le pavé de la basilique Julia. Antoine, les empereurs Auguste, Néron, ou Claude étaient des joueurs passionnés ; Caligula était un tricheur impérial, et Commode fit aménager des salles spéciales pour y jouer dans son palais. Verus y passait des nuits blanches. Le peuple y jouait de si gros enjeux que les magistrats en condamnèrent la pratique.
Les Gaulois y jouaient aussi, et emmenaient leurs dés dans la tombe.
Plus près de nous, le Duc de Berry était un joueur effréné, et un jour de 1370 où il avait épuisé sa bourse, il engagea son chapelet, dont il obtint 40 francs. (Voir ici)
A Paris, au Moyen-Âge, les joueurs (ouvrier de griesche) se réunissaient Place de Grève.
Le jeu de dès, invention diabolique : les dès ont d'autant plus mauvaise réputation pour l'Église qu'ils figurent parmi les Instruments de la Passion, les soldats romains ayant tiré au dés la tunique du Christ plutôt que de la coupée, car elle était sans couture.
Source image : http://www.mjae.com/eglise.html
Sources et liens.
— BULTEAU ( abbé M. T..) 1850 Description de la cathédrale de Chartres : suivie d'une courte notice sur les églises de Saint-Pierre, de Saint-André et de Saint-Aignan de la même ville : avec cinq planches Edit. Garnier :Chartres 1 vol. (320 p.) : pl. ; in-8 p. 211
https://archive.org/stream/descriptiondela00bultgoog#page/n228/mode/2up
— DELAPORTE (Abbé Yves), 1926 Les Vitraux de la cathédrale de Chartres. Histoire et Description, par l'abbé Delaporte, archiviste diocésain, secrétaire de la Société archéologique d'Eure-et-Loir. Reproductions, par E. Houvet, lauréat de l'Académie des beaux-arts, gardien de la cathédrale. Texte (1 volume) et planches (3 volumes). I. (Planches en trichromie, I-IV ; planches en noir, I-XCI ; planches coloriées, I-IX.) II. (Planches en trichromie, V-VII ; planches en noir, XCII-CLXXXII ; planches coloriées, X-XVIII.) III. (Planches en trichromie, VIII-X ; planches en noir, CLXXXIII-CCLXXXIV.). impr. Durand, rue Fulbert ; E. Houvet, éditeur, 20, rue de Rechèvres, Paris 1926 (non consulté)
— CHAUSSÉ (Véronique) , Martine Callias Bey, Françoise Gatouillat, Les vitraux du Centre et des Pays de la Loire , Corpus vitrearum, Recensement des vitraux anciens de la France, volume II Ed. du CNRS, Paris 1981 page 38.
— FLOQUET,( Amable) 1840 Essai historique sur l'Échiquier de Normandie Ed. E. Frère :Rouen) 1840 Gallica
— KURMANN-SCHWARZ (Brigitte) "Récits, programme, commanditaires, concepteurs, donateurs : publications récentes sur l'iconographie des vitraux de la cathédrale de Chartres" Bulletin Monumental1996 Volume 154 pp. 55-71 page 63
— LUCAS (Bernard) L'Église et le jeu d'échec : http://www.mjae.com/eglise.html
— STONES Alison Site Medart : http://www.medart.pitt.edu/image/France/Chartres/Chartres-Cathedral/Windows/Nave-windows/chartres-Nave-windows-main.html