Rimes et échos dans l'onomastique des rhopalocères du "Wiener Verzeichniss" de 1775: quand Denis & Schiffermüller jouaient aux dominos avec Linné et Scopoli.
On peut se demander comment les auteurs choisissaient les noms dont ils baptisaient les espèces animales qu'ils décrivaient. Pourquoi celui-ci, plutôt que celui là ? Le choix est tellement vaste ! Certains, comme Linné pour les papillons diurnes de son Systema Naturae de 1758, ont fourni leurs clefs, alors que, pour d'autres auteurs, il nous revient de les découvrir. Comme dans les travaux de Georges Perec ou de ses collègues de l'Oulipo, il s'agit parfois d'une création littéraire à contraintes internes cachées, menée par des règles qui ne laissent guère de larges choix à l'auteur. Retrouver les règles du jeu peut être (comme dans la lecture de "La Vie Mode d'Emploi") palpitant et gratifiant.
Noms des Papillons diurnes (rhopalocères) créés par Linné dans le Systema Naturae de 1758.
J'ai montré précédemment que Denis et Schiffermüller avaient abondamment fait appel à l'onomastique (ensemble des Noms Propres des personnages d'un auteur) de Virgile, principalement mais non exclusivement dans son œuvre bucolique.
Onomastique virgilienne et zoonymie des rhopalocères (papillons).
Pourtant, achoppant à comprendre, à propos de leur zoonyme agestis, [Aricia agestis ou Collier-de-Corail) la raison du non respect de l'orthographe latine de Virgile Acestes (Énéide I,195) ou du grec Ægestes, j'ai cru mettre en évidence une structure de référence spéculaire avec le nom qui précédait cette espèce dans leur liste (et avec laquelle la distinction est délicate), le Papilio Alexis de Scopoli, notre Polyommatus icarus.
Dans mon hypothèse, les auteurs —peut-être Michael Denis, le poète et le professeur de Belles-Lettres — avaient modelé Ægestes en Agestis pour qu'il crée avec Alexis une sorte de couplage Alexis / Agestis avec un effet de rime.
Un autre exemple me vint alors à l'esprit : au Papilio* Macaronius de Scopoli, ils avaient répondu par un Papilio Coccajus, Coccaie étant le surnom de l'auteur des Poèmes Macaroniques. Dans leur texte, page 187, les deux noms apparaissent l'un en dessous de l'autre et l'effet graphique souligne l'effet sonore de rime (coccajus correspond à Coccaiius):
P. Macaronius Scop.
P. Coccajus.
* Ces Neuroptères sont décrits par D. & S. comme des « Papilio ».
Intrigué par la possibilité de trouver d'autres exemples de rimes sonores ou de reprise en écho de la structure du mot, de son sens ou de sa source dans la littérature, j'ai dressé la liste des espèces décrites. La voici.
Lire le "Wiener Verzeichniss" en ligne : http://gdz.sub.uni-goettingen.de/dms/load/img/?PPN=PPN574458115&DMDID=DMDLOG_0006&LOGID=LOG_0008&PHYSID=PHYS_0167
Liste des Rhopalocères décrits en 1775 par Denis & Schiffermüller.
Les noms sont classés tels qu'ils apparaissent pages 158-183, répartis en groupes de A à P. Je souligne les noms créés par D&S. Les espèces décrites dans le Supplément sont indiquées pour information mais ne sont pas comptabilisées.
A
Malvae L.
Tages L
Fritillum
Comma L.
Linea Müller (P. sylvestris Poda)
Brontes
Steropes
B
Apollo L.
Mnemosyne L.
C
Polyxena
Machaon L.
Podalyrius L. (sic)
D.
Crataegi L
Brassicae L.
Rapae L.
Napi L.
Sinapis L
Daplidice L.
Cardamines L.
E
Rhamni L.
Palaeno L.
Hyale L.
F.
Galathea L.
Aegeria L.
Megaera L.
Maera L.
Dejanira L.
Ligea L.
Medea
Jurtina L.
Pyrrha
Medusa
Hyperanthus L.
Arcanius L.
Hero L.
Pamphilus L.
Manto
Arethusa
Semele L.
Arachne
Phaedra L.
Briseis L.
Alcyone
Hermione L.
Proserpina
[Herse : dans le Supplément page 320].
[Iphis : dans le Supplément page 321]
G.
Iris L.
Ilia
Jole (ou Iole)
[Clytie] Forme d'Ilia ; dans le Supplément page 321.
H.
Populi L.
Sibylla L.
Camilla
Lucilla
I.
Atalanta L.
Cardui L.
Io L.
Antiopa L.
Polychloros L.
Xanthomelas
Vau album
Urticae L.
C album L.
Prorsa L.
Levana L.
K.
Pandora
Paphia L.
Adippe L.
Aglaja L.
Niobe L.
Latona L.
Euphrosyne L.
Pales
Dia L.
Daphne
[Selene : dans le Supplément page 322]
L.
Phoebe
Maturna L.
Cynthia
Hecate
Dyctynna
Delia
Cinxia L.
Trivia
Lucina L.
[Artemis : Supplément page 322]
M.
Virgaureae L.
Hippothoe L.
Chyseis
Helle
Phlaeas L.
Xanthe
Circe
[ Lampetie: Supplément page 322]
N.
Endymion
Daphnis
Arion L.
Alcon
Acis
Damon
Damaetas
Argiolus L.
Alsus
Corydon Scop.
Adonis
Alexis [Scop.]
Agestis
Argus L.
Aegon
Hylas
Battus
Amyntas.
[Dorylas : Supplément page 322]
O.
Rubi L.
Betulae L.
Quercus L.
Pruni L.
Spini.
P.
Macaronius Scop.
Coccajus
Commentaires.
La première constatation est que Linné lui-même avait engendré, peut-être involontairement, un système sinon rimé, du moins assonant, ne serait-ce qu'en donnant, au sein de ses phalanges, des noms masculins terminés en -us pour ses Equites, féminin terminés en -ea pour ses Nymphales, et pour quelques Plebei, à nom de plante-hôte, des noms terminés par-i.
Le premier exemple de rimes (pauvres) entre les noms de Linné et ceux de D. & S. apparaît pour le groupe F : aux Galathea, Aegeria, Megaera, Maera, Dejanira, Ligea, Jurtina, Phaedra, de Linné répondent en écho Medea, Pyrrha, Medusa, Arethusa et Proserpina des auteurs viennois.
Le groupe G (Apaturinae) est intéressant car les auteurs ont choisi de répondre au nom Iris de Linné par des noms de deux syllabes commençant par la lettre I (ou J, équivallente) : Ilia et Iole (forme sous laquelle le nom est repris par Cramer, et sous laquelle il apparaît dans Animalbase)
On sait que Iris est, dans la mythologie grecque, la messagère des dieux, plusieurs fois mentionnée par Homère comme "aux pieds légers". Linné poursuit donc ses références à l'Iliade. Néanmoins, Iris est aussi citée dans l'Énéide de Virgile (Chant IV vers 700).
Ilia est la princesse troyenne, fille du roi Priam, (voir l'argument de l'opéra de Mozart Idoménée, roi de Crète) et son nom vient d'Ilion, autre nom de Troie. Dans la mythologie romaine, elle est la mère de Romus et Romulus : c'est Rhea Sylva, "la Troyenne". Cette origine est mentionnée par Virgile dans le chant VI de l'Énéide, v.777. Le nom Ilia répond donc à Iris non seulement par son -I- initial, mais aussi par la référence à l'Iliade (Guerre de Troie) et par l'auteur commun Virgile.
Iole, ou Iolé, est la fille d'Eurytos, roi d'Oechalie; Elle est mentionnée par Ovide (9, 140). Devenue la captive d'Héraclès et la concubine d'Héraclès à Trachis, auprès de Déjanire, celle-ci va la considérer comme sa rivale et offrir à Héraclès la tunique de Nessos, qui, croit-elle, lui assurera la fidélité d'Héraclès. Mais la tunique, empoisonnée, cause la mort d'Héraclès. D'après les Trachiniennes de Sophocle, Hercule, au moment de mourir, avait imposé à Hyllus, le fils que lui avait donné Déjanire, d'épouser Iolé. L'effet de réponse et d'écho du nom Iris est donc ici moins complet. (Iolas est aussi un personnage de la deuxième Bucolique de Virgile).
Ce sont ces trois noms qui me font comparer le jeu de création littéraire auquel se livrent Denis et Schiffermüller, non pas à un poème rimé, mais à un jeu de domino, où la pièce peut s'accoupler soit à la partie initiale du mot, soit à sa partie terminale. Mais il faudrait imaginer un Domino dont les pièces aient aussi différentes couleurs, et, chacune, une note de musique : les points seraient multipliés si, en plus de réunir deux demi-pièces analogues, le joueur parvenait à faire correspondre les couleurs, ou le son. De même, le créateur de zoonymes cherche non seulement à trouver un nom ayant la même terminaison ou la même initiale que le nom modèle, mais aussi le même nombre de syllabe (compte double), la même structure, le même auteur de l'Antiquité (compte triple), la même œuvre du même auteur. Ou bien, en Scrabble ou en mot croisé, il faut trouver dans l'exemple d'Iris, un nom de quatre lettres, débutant par un I, désignant un personnage de l'Antiquité, si possible cité par Homère ou, à défaut, se rapportant à Troie. Finalement, les candidats ne sont pas si nombreux, et un nom qui semble non déterminé, pris au hasard dans une liste innombrable de noms mythologiques ou de la littérature grecque ou latine, s'avère en réalité choisi avec soin, et même imposé par les règles du jeu.
Bonus : Ilia se paye le luxe de susciter, en outre, une allusion avec le nom vernaculaire français "Le Mars" et avec la plante-hôte le saule, tous les deux cités par les deux sources littéraires du Songe d'Ilia, Ennius et Ovide. Voir la Zoonymie d'Apatura ilia.
N.B Papilio iole est actuellement une forme d' Apatura iris caractérisée par l'absence de bande ou de taches blanches en dessus et en dessous.
De même, pour le groupe H, Sibylla L. trouve son écho dans Camilla et Lucilla D. & S. Je comprends mieux la nécessité de choix de ce Lucilla, personnage historique (impératrice, fille de Marc-Aurèle) qui me semblait incongru.
Dans le groupe I des Nymphalinae, "vau album" répond au "C-album" de Linné, et, plus intéressant, xanthomelas (l'exception de la liste car c'est un adjectif descriptif) "jaune et noir", trouve son modèle dans le polychloros, "de plusieurs verts" ou plus vraisemblablement "de plusieurs couleurs".
Ce lien d'affinité polychloros/xanthomelas avait déjà été repéré par A.M. Emmet (1991) qui écrivait : " Xanthomelas : Les auteurs se sont départis ici de leur pratique de nommer les papillons de jour du nom de personnage mythologique et ont formé ici un nom basé sur la couleur, par analogie avec le polychloros et exprimant ainsi leur affinité". On ne peut mieux dire. Cela illustre qu'à coté des rimes sonores , on trouve des rapprochements basés sur la sémantique, et d'autres basés sur une même source littéraire. On voit l'importance de cet appariement des noms, car lui seul permet de comprendre et de justifier l'écart surprenant à la régle générale de dénomination.
Le groupe L des Variegati, les Damiers de Geoffroy contient neuf espèces dont le Papilio Maturna de Linné, le Cinxia de Linné et son Lucina : Maturna est une déesse romaine du blé à maturité, Lucina "la lumineuse" et Cinxia "la ceinture" sont des épithètes de Junon. Fidèles à leur habitude, ils calquent les noms qu'ils créent sur ceux de Linné mais en choisissant d'autres épithètes d'une déesse, Artémis en l'occurence, si possible se terminant par -a et n'ayant pas plus de trois syllabes : Phoebe, (version féminine de Phoebus Apollon), Cynthia (en référence au Mont Cinthus (Kynthos) son lieu de naissance), Delia ( née sur l'île de Délos), Trivia (ou Phôsphoros : porteuse de lumière, de torches : celle qui éclaire) et, Dictynna ou Dictymna, compagne d'Artémis. Quand à Hecate, elle est proche d'Artémis puisque c'est, comme elle, un déesse lunaire.
Dans le groupe N des Polyommatinae, il est évident que D. & S. ont appliqué une double consigne : répondre par un effet de rime au modèle Arion de Linné avec Endymion, Alcon, Damon, Aegon, (comme l'avait déjà fait Scopoli ou Poda avec Corydon), et, d'autre part, puisque Arion est cité par Virgile dans sa 8e Églogue, de multiplier (comme l'avait fait Scopoli avec Alexis) les reprises de noms de bergers virgiliens de l'ensemble des Églogues : Daphnis Acis Damaetas Alsus Adonis Battus Amyntas.
C'est dans ce même groupe que se trouve le couple apparié Alexis/Agestis, dans les deux noms sont proches, et dont l'auteur est le même, Virgile, soit dans les Bucoliques pour Alexis, soit dans l'Énéide pour Agestis (Acestes).
Je retrouve dans ce groupe la règle du Domino, puisque les noms viennent en "Repons" soit par leur finale, soit par leur initiale : l'initiale A du modèle Arion de Linné justifie ainsi Alcon, Aegon, Acis, Alsus, Adonis, Amyntas et Agestis.
Enfin la contrainte interne d'imitation du modèle Arion par un "mot de cinq lettres" est appliquée pour Alcon, Damon, Aegon, Alsus et Hylas.
Alcon et Aegon réussissent la meilleure performance d'imitation de Arion avec les mêmes lettres initiales et finales, le même nombre de lettres, le même auteur (Virgile), la même œuvre (Bucoliques) et le même thème (nom de personnage).
Dans le groupe O des Theclinae, il est clair que les auteurs viennois répondent par leur Spini aux Rubi, Betulae, Quercus et Pruni de Linné.
Dans le groupe P des Neuroptères, j'ai déjà mentionné le couple Macaronius / Coccajus.
Des Dominos à la Mimesis.
Au delà de l'aspect ludique de performance littéraire, cette écriture à contrainte obéit à l'un des principes fondamentaux de la littérature antique : la mimesis.
L'invention poétique se donne alors comme visée l'imitation des Anciens (considérés eux-mêmes comme image spéculaire du réel, ou de la Nature) dans cette aporie [créatrice] du surpassement d'un modèle indépassable. Le plus bel hommage.
Conclusion.
Je n'ai pas épuisé la recherche de correspondances de fidélité entre les onomastiques de Linné et de Denis & Schiffermüller, mais le exemples que j'ai donné me semblent significatifs d'une volonté délibérée, qu'avait déjà initiée Scopoli, de conserver les mêmes stratégies dénominatives, mais aussi de donner aux noms de papillons une cohérence interne par les jeux de rimes et d'assonance, de réciprocité de sens et d'unité des sources gréco-latines.
Étudié de manière isolée, ou au sein de la taxonomie contemporaine qui éparpille les créations des anciens auteurs, un zoonyme peut paraître insolite ou inexpliqué, alors qu'il retrouve sa cohérence lorsqu'il est replacé dans sa publication originale, et qu'on garde à l'esprit cette clef d'une recherche d'échos d'imitation, de référence, de complicité ou d'harmonie sonore avec les auteurs précédents.