Le Crabe et le Papillon dans les marques et devises : hâtes-toi lentement.
Voir aussi :
Après mon article sur la présence du papillon dans les livres d'emblème, notamment par l'emblème du Papillon à la Lanterne, j'étudie cette fois l'alliance inattendue du Papillon avec le Crabe.
En effet, j'ai jusqu'à présent conclu de ces articles que, dans l'Antiquité, au Moyen-Âge, mais encore de la Renaissance au XIXe siècle, le papillon avait mauvaise presse et passait soit pour de la vermine (en raison des dégats causés par les chenilles), soit pour un insecte attriré par la flamme des bougies. Et, puisque ce motif allégorique occultait toute la réalité et la diversité entomologique, le papillon passait pour l'exemple même du passionné inconscient des dangers de l'Amour , ou, sur le plan moral, du pêcheur et du libertin menacé par le feu de l'Enfer.
Or, l'apparition du papillon dans une marque typographique permet de constater, à la Renaissance, un renversement partiel de ces valeurs négatives et néfastes : on y voit un crabe, métaphore de la lenteur, tenir dans ses pinces un papillon, qui devient aisni un symbole de rapidité, "celeritas". Mais quelle est, entre la lenteur et la célérité, la qualité la plus prônée ? Bien que ce soit l'habile alliance des deux qui prenne une valeur emblématique, le papillon passe encore pour le jeune écervelé à qui est nécessaire une bonne dose de sagesse et de pondération. Hâtes-toi, certes, mais lentement. Age quod agis, fais (correctement) ce que tu fais et réfléchis avant d'agir. Un peu comme Le Lièvre et la Tortue d'Ésope et de La Fontaine. De plus, cette réunion allégorique des deux animaux est inspirée d'une monnaie d'Auguste, mais pour l'empereur romain, c'est une franche mise en garde contre les dangers de la témérité. Le papillon irréfléchi est sévèrement et fermement maintenu par les pinces du crabe judicieux.
Ce motif de la Renaissance ne remet donc pas foncièrement en cause ma thèse : il faudra attendre la seconde moitié du XVIIIe siècle, et surtout le XIXe siècle, pour que le papillon se dégage de l'assimilation à la chenille, et à la phalène nocturne attirée par la flamme, et s'affirme comme insecte diurne, solaire, aérien, libre, gracieux et splendide.
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On découvre cette alliance du crabe et du papillon dans la marque typographique d'imprimeur-libraire de Paul Frellon, établi à Lyon dans le premier quart du XVIIe siècle, qui, au lieu de choisir une marque parlante, opte pour la devise MATVRA et la figure d'un crabe tenant par ses ailes un papillon.
https://fr.wikipedia.org/wiki/Festina_lente
La marque au crabe et papillon est référencée par la base de typographie de l'Université de Tours sous le n° Batyr 27776.
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Jean Frellon.
Autre(s) graphie(s) : Frelon ; Freslon ; Frelle. Jean II Frellon ;Joannes Frellonius ;Joannes Frellaeus ; Jean Frellon II (15..-1570) est un Imprimeur-libraire, fils ou neveu du libraire parisien Jean I Frellon. De confession calviniste, il fait son apprentissage de libraire à l'étranger, notamment à Bâle où il est commis de Conrad Resch. Il travaille en association avec son frère François Frellon de 1537 à la mort de ce dernier en 1546, sous la raison "Frères Frellon" (ou "Frellonii fratres", "Frelle" ou "Frellae fratres"). En 1542, les deux frères montent leur propre imprimerie. Pour ce, ils font venir de Genève l'imprimeur Michel Du Bois, à qui en 1553 Jean II cédera l'imprimerie et son matériel mais qui continuera de travailler presque exclusivement pour lui jusqu'en 1556-1557. Après la mort de son frère François Frellon, en 1546, il exerce seul, mais s'associe toujours pour bon nombre d'éditions avec Antoine Vincent. Gendre en seconde noces de l'imprimeur Denis de Harsy. Recteur puis trésorier de l'Aumône générale de Lyon en 1557. À la suite de persécutions religieuses, il se réfugie à Montluel (20 fév. 1569) puis à Genève (3 mars 1569), où il meurt en août 1570, après avoir continué à publier à l'adresse de Lyon. Son beau-frère Antoine de Harsy lui succède jusqu'à la majorité de son fils Paul Frellon.
Les frères utilisèrent la devise Justitia, puis à partir de 1540, après avoir latinisé leurs noms en Frellonii, ils adoptèrent la devise Matura et la marque au crabe et au papillon.
La devise Matura.
Commençons par étudier la devise MATVRA.
Le Gaffiot donne pour le nom latin Matura : "Nom d'une déesse qui présidait aux fruits", mais on trouve juste après le mot maturate "promptement", dont le sens est bien plus approprié au contexte de la marque au papillon. Dans la Philosophie des images de 1682 par Menestrier, on trouve cité la devise Maturate fugam, "hâtez vous de fuir", qui pourrait faire envisager que ce Matura possède un sens caché lié aux persécutions religieuses. Mais c'est beaucoup plus simple. Il s'agit de la forme elliptique de la devise Matura celeritas , fréquente à la Renaissance sous cette forme ou sous celle de son équivalent Matura festinatio. MATVRA CELERITAS apparaît sur l'une des gravures de Giulio Bonasone réalisées à Bologne entre 1548 et 1555 pour Les Emblèmes d'Achille Bocchi (suite de 150 pièces) : Societatem Typographiae Bononiensis . On trouve aussi les mots MATVRA CELERITAS gravé sur une médaille d'Altobello Averoldo, gouverneur de Bologne, et datant de 1582
Image BM de Lyon.
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C'est une variation du Festina tarde de l'Hypnerotomachia de Colonna, du Festina lente de l'Adage d'Erasme. Les deux formules signifient "Hâte-toi lentenement".
Je trouve cette formule interprétée (Christian Bouzy) comme "Une discordia concors de la lenteur et de la rapidité pour dire qu'il faut agir vite mais après être donné le temps de la réflexion suivant la topique en action dans d'autres expressions (cf. la devise de Titus de l'ancre et du dauphin avec le mot Festina Lente, ou les faisceaux attachés des licteurs, etc.."
Philippe Renouard attribue la devise Matura à Jean Loys, au dessus de sa marque 686.
LUDWIG (W.), 2010, "Die emblematische « Festina Lente » variation des Achilles Bocchius", Journal of Neo-Latin Studies publié par Dirk Sacre & al. Leuwen Humanistica Lovaniensia:University Press, vol. LIX, pages 83-102,
Synthèse : la devise Matura, devise de l'imprimeur Jean Frellon est l'abrégée de Matura celeritas. Elle signifie la même chose que Festina lente, adage d'Erasme devenue la marque typographique de l'imprimeur humaniste Aldo Manuce. Ce dernier l'illustrait d'un dauphin (rapidité) autour d'une ancre (stabilité).
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2. Le crabe tenant le papillon entre ses pinces.
Je peux me contenter de citer l'article Wikipédia Festina lente : l'essentiel y est dit.
"— Auguste et Titus: Selon Suétone [Vie d'Auguste, 25, 5 : Nihil autem minus perfecto duci quam festinationem temeritatemque convenire arbitrabatur. Crebro itaque illa iactabat : σπεῦδε βραδέως ; ἀσφαλὴς γάρ ἐστ᾽ ἀμείνων ἢ θρασὺς στρατηλάτης, et "sat celeriter fieri quidquid fiat satis bene". Aulu-Gelle, Nuits attiques, X, 11, 5, signale aussi qu'Auguste répétait souvent ces mots dans ses lettres et dans sa conversation. ], σπεῦδε βραδέως était un des adages favoris d'Auguste, au point qu'on a souvent considéré que c'était sa devise : « Il pensait que rien ne convenait moins à un chef accompli que la hâte et la témérité. C'est pourquoi, il répétait souvent ces adages : "Hâte-toi lentement", "Mieux vaut un capitaine prudent qu'audacieux", et encore : "On fait assez vite ce qu'on fait bien". »
— Érasme, qui commente cette expression dans ses Adages, suggère que la formule a pu être inspirée à Auguste par une expression qu'on trouve chez Aristophane, mais sans l'oxymore : σπεῦδε ταχέως (« Hâte-toi vite »).
La devise a parfois été attribuée aussi à l'empereur Titus, sans que cela s'appuie sur une source antique. En fait, une monnaie de l'époque de Titus présente le motif de l'ancre et du dauphin, mais c'est seulement au XVe siècle que ce motif apparaît comme une version figurée de la devise.
— L'intérêt pour cet adage se manifeste fortement à la Renaissance, surtout à travers ses différentes traductions figurées. Le Songe de Poliphile, rédigé en 1467 et publié par Alde Manuce en 1499, le mentionne en l'associant au motif de l'ancre et du dauphin ; cette œuvre aura une influence profonde pendant deux siècles au moins.
L'adage prend ici la forme Semper festina lente (« Hâte-toi toujours lentement »). Dans le type de rébus prisé à cette époque, le cercle symbolise la permanence et traduit semper, tandis que l'ancre exprime la stabilité (lente) et le dauphin la vélocité (festina). La forme longue de l'adage montre l'influence directe du Songe sur l'un des sept emblèmes de la cour centrale de l'université de Salamanque (es), où le texte latin est accompagné, là aussi, de son équivalent grec ΑΕΙ ΣΠΕΥΔΕ ΒΡΑΔΕΟΣ.
"La devise a été traduite en images de diverses façons :
Le crabe et le papillon. Une monnaie d'or datant du règne d'Auguste représente, au droit, la tête de l'empereur avec une couronne de laurier et, au revers, un crabe tenant dans ses pinces un papillon aux ailes éployées. Mais Waldemar Deonna a montré que, dans l'Antiquité, le crabe n'était pas symbole de lenteur, ni le papillon symbole de hâte. Ce sont les humanistes de la Renaissance, amateurs d'emblèmes, qui ont vu dans ce motif une illustration de la devise d'Auguste ; Gabriel Simeoni écrit : « L'Empereur Auguste, voulant monstrer comme il estoit tempéré et modeste en tous ses affaires… feit frapper entre plusieurs autres en une sienne médaille d'or un Papillon et un Escrevisse signifiant la vistesse par le Papillon et par l'Escrevisse la paresse, lesquelles deux choses sont un tempérament nécessaire à un Prince. » Ce motif a été utilisé comme marque par divers imprimeurs parisiens et lyonnais au xvie siècle, avec la devise matura. *
L'ancre et le dauphin. Le motif apparaît pour la première fois au revers d'une monnaie de l'empereur Titus. Il est généralement interprété par les numismates comme une référence à Neptune. Cette représentation se trouve à nouveau dans le Songe de Poliphile. Elle a été adoptée comme marque d'imprimeur par Alde Manuce, le premier éditeur de cette œuvre en 1499.
La tortue et la voile. Emblème choisi par Côme Ier de Médicis pour sa flotte. Cet emblème est représenté un grand nombre de fois sur les pavements, plafonds et parois du Palazzo Vecchio de Florence. La tortue, symbole traditionnel de lenteur mais aussi de prudence, est surmontée d'une voile gonflée, qui marque le mouvement et la vitesse."
(*) Symeoni, Devises Héroïques et Morales, Lyon 1561 page 218.
Pour la monnaie conservée au Musée de Florence, voir ici.
Voir aussi :
— Guy de Tervarent Attributs et symboles dans l'art profane: dictionnaire d'un langage perdu ...
— Geffrey Whitney 1866, A Choice of Emblemes réed. Georg Olms Verlag 1971 page 407.
— W. Deonna, 1954 « The crab and the butterfly: a study in animal symbolism », JWCI, LXV (1954), p. 67 suiv. http://www.jstor.org/stable/750132?seq=1#page_scan_tab_contents
— Revers de l’aureus frappé en 19 av. J.-C. par le triumvir monetalis M. Durmius. http://digi.ub.uni-heidelberg.de/diglit/ars_classica1934_10_03/0077
.— Francesco Colonna Le songe de Poliphile, ou, Hypnérotomachie p.106: l'emblème du dauphin et de l'ancre et la légende Semper Festina Tarde.
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