Les médecins mirant les urines des marges des manuscrits : une transition vers le motif du duo de Côme et Damien ?
Voir :
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Voir les articles précédents sur l'iconographie des saints Côme et Damien :
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Iconographie de saints Côme et Damien en Bretagne (et ailleurs..)
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Saint Côme et saint Damien sur le cadran solaire de 1614 de l'église de Saint-Nic (Finistère).
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Le portail intérieur du porche sud de l'église de Bodilis.(1570)
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Le porche sud et la porte sud de l'église Saint-Houardon de Landerneau. (vers 1554-1570)
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Les vitraux anciens de l'église de Saint-Lô : la baie 8 de la Trinité et de saints Côme et Damien .
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Saints Côme et Damien dans le Bréviaire d'Isabelle de Castille (vers 1497).
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I. L'uroscopie, une réalité de la médecine médiévale.
Lire l'article Wikipédia bien informé et clair.
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"L’image du médecin portant un flacon d’urine à hauteur de ses yeux pour examiner son contenu est emblématique du médecin médiéval : dans tel manuscrit du Trésor de Brunetto Latini, n’est-ce pas un urinal qui symbolise la « fisique », située en dessous du droit canon et au dessus du droit civil ? Pourtant la science des urines, ou uroscopie, d’une part n’a pas toujours été un des piliers de la sémiologie médicale, et d’autre part n’a pas toujours eu la préséance que suggère le stéréotype du médecin à l’urinal." (Moulinier)
"Dans l’Antiquité, l’inspection des urines n’était qu’un des éléments de l’examen clinique, sans faire l’objet de traités particuliers. Ni Hippocrate, ni Galien n’avait légué de système à propos des urines, et la nouveauté vint de Byzance, avec la consécration de l’analyse des urines comme une méthode de diagnostic décisive qui devait permettre de prévoir « les choses les plus cachées et les plus abstruses » : mise au point au VIe ou au VIIe siècle dans l’entourage du Byzantin Théophile Protospathaire, qui souhaitait pallier la négligence de Galien, la science des urines gagna durablement l’Occident latin à partir du XIe siècle, époque où, d’une part, le De urinis de Théophile fut traduit du grec et où, d’autre part, le Liber urinarum d’Isaac Israeli (m. 955) fut mis d’arabe en latin par Constantin l’Africain.
L’uroscopie fut un des intérêts majeurs des maîtres dans la Salerne du XIIe siècle : outre Maurus (v. 1130-v. 1214), qui composa un commentaire au traité de Théophile et des Regulae urinarum, d’autres maîtres salernitains ont laissé des écrits qui sont autant de contributions importantes à l’élaboration d’une doctrine sémiologique.
Puis, assez rapidement, l’uroscopie fit son entrée dans les textes au programme des facultés de médecine : le De urinis d’Isaac et celui de Théophile figurent parmi les lectures au programme de la licence à Paris à la fin du XIII e siècle (1270-1274)3 , et l’uroscopie se vit reconnaître comme un enseignement à part entière dans d’autres lieux d’études, ce qui suscita à son tour une abondante production : à Montpellier par exemple, où le De urinis de Théophile fait partie de la liste des cours parmi lesquels les maîtres devaient choisir, d’après les nouveaux statuts dont se dota l’université en 1340 , tout se passe comme si, pour devenir maître en médecine, il fallait avoir laissé un traité d’uroscopie ou un commentaire à une autorité en la matière, principalement Théophile mais aussi Gilles de Corbeil (†v. 1223).
On sait donc quelle place importante la science des urines occupa dans la pensée et la pratique médicales, à partir du XIIe siècle et bien au-delà du Moyen Age, au point que beaucoup finirent par réduire la sémiologie du corps malade à l’uroscopie." (Moulinier)
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B.L.,Yates Thomson YT 19 f.28. Li Livres dou Tresor de Brunetto Latini, France, Thérouanne (Picardie) , 1315-1335, artiste du Groupe Lancelot . Comment nature de toutes choses fut établie par iv complexions.
https://www.bl.uk/catalogues/illuminatedmanuscripts/ILLUMIN.ASP?Size=mid&IllID=1934
Le florentin Brunetto Latini, orateur, poète, historien et théologien, enseigna à Dante et à Guido Cavalcanti. Il prit part au gouvernement de Florence en 1253, puis fut contraint à l'exil en 1260. Il se retira en France (Paris, Montpellier) où il rédigea ce Trésor. Celui-ci, divisé en trois livres, est un composé sommaire des branches de la philosophie. Ce chapitre 102 débute la Troisième Partie, après Comment nature œuvre es elements et autres choses, et Comment nature furent faites et dou meesllement de complexions.
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Terre ; melencolique ; froit et sec ; retentive ; auptomne ; octobre -novembre-décembre.
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Eaue ; fleumatique ; froit et moiste ; expulsive ; yver ; janvier-mars
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Air ; Sanguin ; chault et moiste ; digestive ; printemps ; avril-mai-juin
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Feu ; colérique ; chaut et sec ; apetitive ; esté ; juillet-septembre.
Les quatre complexions sont liées aux quatre cercles, de la terre (brune), de l'eau (vertee, avec ses poissons) de l'air ( bleu) et du feu (rouge). Le médecin est tête nue (avec une tonsure ?) mais nous voyons ici la couleur rouge de sa robe et son manteau à capuchon. Le malade est allongé, et il est coiffé d'un bonnet.
Le texte débute ainsi :
Autressi avient il des iiii. Complexuions quant eles s'entremeslent en aucune creature, cvar chascune ensuit la nature de son element ; et por ce cvient -l, à l'entremesler des humors, que li uns sormonte l'autre, et que sa nature est plus forte, et de graignoir pooir
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BnF Fr. 567 fol 24v Thérouanne, 1275-1300 : Trésor de Brunetto Latini.
https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b9059175j/f30.item.zoom
Au centre d'un cercle composé de quatre couches différentes, vertes pour l'eau, bleu en feston pour l'air, rouge pour le feu et brun pour la terre, un médecin mire les urines d'un malade entièrement nu alité à ses pieds. Il élève à la lumière la matule (l'urinal) qui le caractérise autant que sa tenue qui allie le bonnet, le manteau et le col en jabot. Voir aussi dans le même groupe provenant du même atelier de Thérouanne que Yates Thomson YT19 fol. 28 (qui précède) le manuscrit Saint Petersbourg, Leningrad RN Ms Fr f.v.III.4 folio 28v (E. Moore-Hunt).
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Or, cet équilibre des quatre humeurs ou éléments est analysé par le médecin par l'inspection des urines, et notamment de leurs couleurs :
" Leur coloration n’avait d’autre raison d’être que les proportions des humeurs, d’où l’importance de distinguos parfois fort subtils : ainsi la couleur noire, précédée de la couleur verte, signifiait la mort par adustion ou excès de chaleur, tandis que la couleur noire précédée de la nuance livide, dénotait en revanche la mortification par le froid. La liste complète de ces couleurs, du blanc au noir en passant par glauque, gris cendré, pâle, citrine, rouge, etc., oscillait donc entre 19 et 20 selon les auteurs à cause de la couleur noire qui pouvait être comptée deux fois, selon qu’elle était précédée du vert ou du livide — et ces nuances furent même parfois subdivisées à leur tour, songeons seulement aux 42 variétés d’urines que distinguait au XVe siècle le médecin Pierleone da Spoleto ! En matière de noms de couleurs, l’uroscopie a enrichi la langue latine du néologisme « subcitrinus », « citrine pâle » , et y a introduit, via Théophile, des mots grecs qu’elle ne possédait pas, comme charopos, « gris cendré », et inopos, « rouge vineux », ou qui y avaient un autre type d’emploi, comme kyanos, « rouge tirant sur le bleu, pourpre » .
Dans le ms. Londres, British Library, Sloane 7 [ Miscellanées médicaux, incluant Godfridus super palladium (ff. 88-92); Agnus Castus, fragments (ff. 30-33v), 1er quart Xve siècle ], par exemple, manuscrit anglais du XVe siècle décrivant 20 matules, dont deux sont représentées fol. 59v : on y voit différentes bandes de couleurs et des particules en suspension à différents niveaux ; à gauche est écrit « kyanos », et à droite « inopos », sans autre forme de traduction. [image infra]
Dans le ms. de l’Accademia dei Lincei qui nous intéresse, la liste de ces couleurs se trouve aux fol. CXr-CXIr, où chaque désignation de couleur est précédée d’un pied de mouche alternativement rouge ou bleu. Et, comme dans le ms. anglais, on constate que les désignations de couleur héritées du grec ont été reproduites telles quelles, si l’on excepte une modification graphique pour kyanos devenu Quianos. Voici comment se présente la liste au fol. CXrab : « I colori delle urine sono venti cioeè [Alba [Glauco [Lacteo [Karopos [Subpalido [Palido [Subcitrino [Citrino [Subruffo [(fol. CXva) [Ruffo [Subrubeo [Rubeo [Subrubicundo [Inopos [Quianos [Verde [Livido [Nero [Purpureo » (Moulinier).
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En raison du rôle important de l'uroscopie dans l'art médical du Moyen-Âge, nous avons un grand nombre d'enluminure représentant, dans les traités médicaux ou autres, des médecins examinant la matula (le récipient en verre).
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BnF Ms. fr.134, fol. 111r, Livre des proprietés des choses de Barthélemy l'Anglais, Flandres (Bruges) . 1460-1490
traduit du latin [Bartholomaeus Anglicus, De proprietatibus rerum,] par Jean Corbichon . 43 lignes sur deux colonnes. - 20 miniatures attribuées au maître d'Antoine de Bourgogne . Manuscrit réalisé pour Louis de Bruges , dont les armoiries se devinent par transparence sous les armes royales, ce manuscrit est entré dans les collections royales vers 1510, lors de l'acquisition par Louis XII de la bibliothèque de ce grand bibliophile.
https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b100238580/f245.item.zoom ,
Nous retrouvons le bonnet académique et la robe rouge insignes de la dignité du titre de médecin, auquel s'ajoute un chaperon noir. Chacun apporte son flacon.
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J'ai trouvé de nombreux documents iconographiques dans la thèse tout à fait remarquable de Maribel Morente Parra "Image et culture de la maladie à la fin du Moyen-Âge" (en ligne).
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Voici le BnF fr. 1109 datant de 1310. Au folio 242a, en tête du Régime du corps d'Aldebrandin de Sienne , nous trouvons cette enluminure :
https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b8454666h/f491.item.zoom
Livre du trésor de BnF Français 1109 folio 462a https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b8454666h.image
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Si bien que l'image d'un homme élevant la matula et vêtu d'un manteau rouge est comprise par tous les lecteurs : c'est un médecin.
Le conte du médecin, Geoffroy Chausser, Contes de Canterbury manuscrit d'Ellesmere, Huntington Library , mssEL 26 C 9, c 1400 folio 133r
https://hdl.huntington.org/digital/collection/p15150coll7/id/2630
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II. Dans les marges, entre réalité et caricature.
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Le médecin du Moyen-Âge est fréquemment représenté en train de mirer les urines, au même titre que nous le représentons avec son stéthoscope autour du cou, c'est à dire de façon moins réaliste que conventionnelle. Cette représentation n'est pas loin de la caricature, et cette figure fait souvent partie du répertoire comique des marges à drôleries des manuscrits gothiques. Dans la période 1250-1350, Jean Wirth et Isabelle Engammare dénombre parmi les manuscrits "à drôleries" examinés exactement 100 médecins en train de mirer l'urine, dont ... trente-neuf sont des singes.
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Bodley 264 : le Roman d'Alexandre (Flandres -Bruges ou Tournai-, Jehan de Grise, 1338-1344) folio 79 et 168.
(colophon "Che livre fu perfais de le enluminure au XVIII jour d'avryl per Jehan de Grise– L'an de grace M CCC XLIIII").
http://image.ox.ac.uk/show?collection=bodleian&manuscript=msbodl264
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Bodley 264 : le Roman d'Alexandre (Flandres -Bruges ou Tournai-, Jehan de Grise, 1338-1344) folio 79
Bodley 264 : le Roman d'Alexandre (Flandres -Bruges ou Tournai-, Jehan de Grise, 1338-1344) folio 168.
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Même lorsque la caricature n'est pas appuyée, elle occupe les marges des beaux livres. Tel le manuscrit des Heures de Jeanne d'Evreux, Metropolitan Museum Cloister 1.2 folio 143, enluminé par l'illustre Jean Pucelle en 1324-1328. En marge de la représentation de saint Louis recevant en prison son livre de prières, un médecin couronné tient l'urinal devant un malade.
https://www.metmuseum.org/fr/art/collection/search/470309
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III. Les manuscrits de Thérouanne vers 1280-90.
Un groupe de manuscrits a été produit par un atelier de Thérouanne en Picardie à la fin du XIIIe siècle.
Ainsi, le BnF fr. 95 est de la même main que le manuscrit Latin 1076 et que le manuscrit 111 de la Bibliothèque de Marseille (Heures Thérouanne). 2 colonnes de 40 lignes . Si ce BM 111 Heures à l'usage de Thérouanne ne contient pas de médecins dans les marges. http://initiale.irht.cnrs.fr/codex/2768, ce n'est pas le cas des autres manuscrits.
L'enlumineur semble avoir un faible pour le motif du médecin à l'urinal, qu'on retrouve fréquemment. C'est avancer ainsi vers l'image finale qui servira à ma démonstration Mais un peu de patience.
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1) BnF latin 1076 Psalterium ad usum Fratrum Minorum (appartient au groupe Yale 229, BnF fr 95 et Marseille BM 111). XIIIe siècle.
Ce psautier à l'usage des Frères mineurs contient dans la marge supérieur du psaume 1 Beatus vir qui non abiit in consilio impiorum au folio 7 une représentation du médecin barbu, coiffé du bonnet, en robe rouge sous un manteau doré et inspectant le flacon de verre. Nulle caricature, aucun rapport avec le texte ou l'image centrale (David et sa harpe, David de Goliath), mais un motif parmi d'autres, comme le joueur d'orgue portatif, l'oiseau, les lapins et les chiens de chasse, ou le lion.
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2°) Beinecke 229 ,New Haven, Yale University, Roman arthurien Agravain (dernière partie du Lancelot proprement dit), Thérouanne 1275-1300 .
https://brbl-dl.library.yale.edu/vufind/Record/3433279
a) folio 110v Un singe habillé en médecin dresse la matula devant une cigogne. Le singe porte les attributs des médecins, le bonnet et le manteau rouge ; il tend la main vers la tête de la cigogne crédule.
https://brbl-dl.library.yale.edu/vufind/Record/3433279
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b) folio 154v : un médecin mire les urines d'une femme et désigne de l'index son ventre : il lui apprend qu'elle est enceinte.
C'est l'une des principales fonctions de l'uroscopie de servir au diagnostic de grossesse.
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3. BnF français 95 : Le début du Lancelot. Thérouanne 1275-1300.
https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b6000108b/f136.image
Le manuscrit Yale Beinecke 229 est la suite de ce manuscrit. Celui-ci est une version remaniée du Roman de Joseph d'Arimathie en prose, ce roman appartient au cycle de la Vulgate ou de Lancelot-Graal. La première branche de ce cyle est l'Estoire del saint Graal
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a) folio 314v : un médecin centaure et uroscope. Le bonnet rouge et le manteau à capuchon "typent" le personnage au même titre que la matule.
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b) le folio 64v : Hippocrate soignant le neveu d' Auguste.
https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b6000108b/f136.image
Résumé de l' épisode: Hippocrate rappelle à la vie le neveu de l’empereur Auguste que les médecins avaient condamné, et guérit de nombreux habitants de Rome qui lui vouent, en retour, un véritable culte et lui érigent une statue au sommet de la plus haute tour de la Ville. 2°Irritée par cet orgueil, une Gauloise se charge de ridiculiser Hippocrate, en le faisant succomber à ses charmes, pour montrer qu’«il n’est nus engins que feme ne porpenssast, ne onques hom terriens ne fu si sages que feme nel peüst decevoir». 3°Hippocrate part vers l’Orient à la rencontre du «povres hom» qui non seulement fait voir les aveugles, entendre les sourds et marcher les boiteux, mais encore a ressuscité Lazare –autrement dit le Christ. Cette fois, c’est le fils de l’empereur Antoine qu’Hippocrate ramène à la vie. 4°Hippocrate repart s’installer dans son île et succombe, pour la deuxième fois, à la perfidie des femmes: sa propre épouse, par orgueil, l’empoisonne en lui faisant manger la chair hautement toxique d’une truie en rut.
L'image centrale montre Ypocras, barbu, coiffé du bonnet académique des médecins et vêtu de la robe rouge sous le manteau bleu, qui, après l'avoir palpé, se penche vers Gloriatus, neveu de l'empereur Auguste pour lui verser du "ius d'herbe" dans la bouche, ce qui le guérit immédiatement. Le texte occupe le folio 65r :
Quant il vint au cors il comencha a regarder celle part ou il quidoit plus rost trouver la verite de la mort. Ainsi ayant que maintenant que il ot mise sa main sour le cors, il connut maintenant quil estoit encore plain de vie et que lame li estoit encore el cors. Lors li ouvri il mesmes la bouce et dedens li mist ius derbe de si grant force et de si grant pooir quil se leva maintenant aussi sains et qusi haities come il ot oncques este a nul iour de toute sa vie.
Autre version en 1523 dans l'édition de Philippe Le Noir :
https://books.google.fr/books?id=nRRfAAAAcAAJ&hl=fr&source=gbs_navlinks_s
Comment Ypocras vint à Romme ou il guarit le nepveu de lempereur que lon tenoit mort dont tout le monde faisoit deuil.... Alors luy mesme devant tout le monde luy ouvrit la bouche et luy donna a boire du iust de quelque herbe qui avoit cette vertu et propriété que incontinent quil eut savoure de cestuy il se leva et fut tout sain guary et ne sentit nulle doulleur ne angoisse du monde.
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IV. L'ENLUMINURE MARGINALE DU FOLIO 64v du BNF FR. 95 : APPARITION DU COUPLE GÉMELLAIRE DU MÉDECIN À LA MATULA ET DU MÉDECIN AU POT D'ONGUENT.
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Sur la marge supérieure de ce folio 64v où Hippocrate guérit le neveu d'Auguste après l'avoir palpé (séquence diagnostic/thérapeutique), ce n'est plus un seul médecin tenant le flacon de verre, mais deux médecins, spéculaires et donc gémellaires, vêtus en docteurs en médecine. L'un élève la matule, mais l'autre le singe en élevant à la lumière son flacon d'onguent qu'il désigne doctement de l'index. Cette vignette a tous les critères de la drôlerie, avec ses ailes, son chien blanc appuyé sur sa canne et ses têtes de lion, mais elle est regardé différemment lorsqu'on y reconnaît le couple des jumeaux Côme et Damien, précisément caractérisés par ces deux attributs, la matula et le pot à onguent, et par leur présentation spéculaire (leurs habits ne différant que par quelques détails, notamment de couleurs).
Il reste à savoir si ce motif, qui surgit ici par la réunion du thème hippocratique de cette page et du principe ornemental par symétrie médiane adopté par l'artiste, va participer à introduire dans l'art occidental le thème iconographique des deux saints médecins.
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Quelques exemples de la symétrie en miroir adoptée par l'artiste de Thérouanne dans ces antennes filigranées.
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V. LES SAINTS CÔME (MATULA) ET DAMIEN (BOITE À ONGUENT ET LANCETTE), PATRONS DE LA MÉDECINE MÉDIÉVALE.
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Parmi la riche iconographie de Côme et Damien, déjà présentée, je donnerai un seul exemple, dans lequel les deux jumeaux accompagnent avec saint Jean (coupe de poison) et Jean-Baptiste (agneau) les principes de la médecine médiévale :
Guild Book of the Barber Surgeons of York, including its ordinances, 2nd half of the 16th century, British Library, Egerton 2572 folio 51v.
https://www.bl.uk/catalogues/illuminatedmanuscripts/ILLUMIN.ASP?Size=mid&IllID=1585
Dans ce Livre de la Guilde des chirurgiens barbiers de York, portant la date de 1486, les folios 50 à 51 nous donnent ;
- Folio 50, Homo venorum, une carte des saignées avec le nom des veines cardiata, cephalica, basilica et leur usage : c'est la pratique des chirurgiens-barbiers.
- f. 50v Homo signorum un Homme zodiacal : chaque signe est liée à une partie du corps, du Bélier à la tête jusqu'aux Poissons aux pieds.
- f. 51, à gauche de la page précédente, une volvelle-calendrier avec son curseur mobile entourée des quatre saints.
- au folio 51v, les quatre humeurs entourent la tête du Christ. Malecolius le Mélancolique avec une large aumônière et un pantalon à rayure bicolore, Sanguinius le Sanguin avec la main sur sa bourse, Coloricus le Colérique et Flematicus le Flegmatique sur sa canne, mains dans des moufles. Chacun tient un phylactère avec une légende en anglais : "Ther ar the iiii humors [...] to the iiii elements".
Nous voyons donc que cette représentation de saint Côme et Damien vient s'insérer dans cette médecine médiévale des humeurs, des éléments, du zodiaque et des cycles, qui est celle de l'inspection diagnostique des urines.
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Les deux saints sont vêtus de la même façon, avec le bonnet de docteur et le manteau long ; leur gémellité est soulignée ; ils sont jeunes, souriants et beaux. Cette dualité héritière des très anciens mythes est ici doublée par le couple des deux saints Jean de la partie haute.
Saint Côme, SANCTE COSME est clairement indiqué comme étant celui qui tient l'urinal (une précision qui m'est chère car elle est souvent méconnue). C'est le versant diagnostique et pronostique de l'art.
Saint Damien SANCTE DAMIANE tient une boite à onguent cloisonnée et une lancette (pour la saignée ou en guise de spatule ?) : c'est le versant thérapeutique de l'art médical.
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Les quatre humeurs.
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SOURCES ET LIENS.
— ANDROUTSOS (Georges ), Théophile Protospatharios : un précurseur byzantin de l'urologie .
http://www.biusante.parisdescartes.fr/sfhm/hsm/HSMx2007x041x001/HSMx2007x041x001x0041.pdf
— Imbault-Huart (Marie-José), 1983, La médecine au Moyen-Âge à travers les manuscrits de la Bibliothèque Nationale, Editions de la Porte Verte, Paris. Non consulté mais j'aurai aimé.
— M. Goyens, P. De Leemans, A. Smet. Les traductions vernaculaires des traités d’uroscopie dans l’Occident médiéval : quelques exemples, May 2004, Louvain, Belgique. Louvain, Leuven University Press, pp.221-241, 2008. id.
— MORENTE PARRA (Maria Isabel ou Maribel), 2016, Imagen y cultura de la enfermedad en la Europa de la Baja Edad Media Thèse de doctorat Faculté d'Histoire et géographie de Madrid sous la direction de Laura Fernández Fernández
https://core.ac.uk/download/pdf/78501571.pdf
— MOULINIER (Laurence),2008, L’uroscopie en vulgaire dans l’Occident médiéval : un tour d’horizon.
https://halshs.archives-ouvertes.fr/halshs-00608694/document
— MOORE HUNT (Elisabeth), 2007, Illuminating the Borders of Northern French and Flemish Manuscripts, 1270-1310 , New-York & London, Routledge,
— ROUX (Brigitte) 2009, Mondes en miniatures: l'iconographie du Livre du trésor de Brunetto Latini, Librairie Droz, 2009 - 439 pages
— SEGUY Mireille , 2001, Hippocrate victime des images, A propos d'un épisode déconcertant de 'l'Estoire des saint Graal' Romania, 119, 3-4, 2001 p. 440-464 . Non consulté.
— WIRTH ( Jean), Isabelle Engammare, Les marges à drôleries des manuscrits gothiques, 1250-1350
*Sur exactement 100 médecins en train de mirer l'urine, trente-neuf sont des singes"
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