L'église de Locronan : la statue de saint Roch (granite, 1509) est-elle vraiment signée du sculpteur Guillemin? Analyse d'une dérive.
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— Voir sur Locronan :
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La maîtresse-vitre de la Passion (1476-1479) de l'église Saint-Ronan de Locronan.
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La baie 0 (début XVIe siècle) de la chapelle du Pénity à Locronan. Sainte Catherine et saint Paul.
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Le Noli me tangere et le Repas d'Emmaüs du Pénity de Locronan.
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L'église de Locronan : la statue ( calcaire polychrome, XVIe siècle) de Notre-Dame de la Délivrance.
Les chapelles :
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Les vitraux de Manessier, chapelle N-D de Bonne-Nouvelle à Locronan
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Les vitraux de Jean Bazaine, chapelle de Ty ar Zonj à Locronan.
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Vierges allaitantes IX : Chapelle de Bonne-Nouvelle à Locronan.
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L'église de Locronan renferme une statue en granite représentant saint Roch, dont il est dit partout, à commencer par le site pop.culture.gouv.fr qu'elle porte la "signature" de "Guillemin, sculpteur".
L'histoire commence en 1877 lorsque R.-F. Le Men, archiviste du Finistère, indique dans sa Monographie de la cathédrale de Quimper que les grandes orgues avaient été réparées par Hervé GUYLLEMIN ou GUYLLYMIN en 1525 et 1526. Il reproduit ensuite (p. 278) un contrat passé en 1561 par la fabrique de Sainte-Melaine à Morlaix avec Guillaume GUYLLEMIN ou GUYLLYMIN , maître-tailleur d'ymage et paintre demeurant ladicte paroisse.
Il revient ensuite sur Hervé GUYLLYMIN pour lui consacrer une notice. J'indique en crochet la graphie correcte du nom dans le document d'archive cité par Le Men en note :
Hervé Guillemin. Il rétablit en 1524, 1525 et 1526 les grandes et les petites orgues de la cathédrale, et reçut pour ce travail [p. 323] en différents paiements, la somme de 359 livres (plus de 9,000 francs) [HERVEO GUYLYMYN 1524, HERVEO GUYLLYMYN ou GUYLLEMYN 1525] . Guyllemyn fit aussi en 1543, pour le prix de 111 livres 14 sous 9 deniers (environ 1,564 francs), les grandes orgues de la chapelle de Notre-Dame-du-Mur à Morlaix. « À maistre Hervé Guillymyn à valoir en son marché pour faire les grandes ogres (sic) de ladicte chapelle (de N. De du Mur), 105 livres 15 sous. » « À Maistre Hervé Guillymyn, la somme de 7 l. 19 s. 9 d., qui luy estoient restés à cause des grandes orgues. » . Un compte de la fabrique du Mur pour l’année 1500, mentionne un paiement de 90 livres, fait à Hervé Guillymyn. Je ne sais s’il s’agit ici de ce facteur d’orgues ou de son père. En 1549 H. Guillemin reçut 30 sous monnaie « pour ung tableau de boys pour debvoir mettre en escript la dédication d’icelle église (du Mur). ». En 1474, Prigent Guillemin était organiste de la cathédrale de Quimper, et recevait de la fabrique une pension de cent sous (150 francs).
Il achève cette notice en ajoutant : "J’ai relevé dans l’église de Locronan, l’inscription suivante, écrite en caractères gothiques au pied d’une statue en pierre, de saint Roch : « L’an M Vc . IX R. Guillimin. ».
Nous remarquons que René-François Le Men n'écrit pas qu'il a lu à Locronan la signature d'un sculpteur, il cite l'information factuelle de son relevé d'inscription lapidaire.
Pour être complet, je signale que Le Men décrit d'autres personnages ayant ce patronyme : Jehan GUILLIMIN (et sa femme Jahanne Berthaud, inhumés en 1558), Olivier GUILLIMIN 1570, Françoise GUILLIMIN 1575, tous inhumés dans la chapelle Saint-Paul. Cela atteste ce patronyme dans la ville de Quimper.
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Réception.
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Henri Waquet reprend en 1919 la lecture de l'inscription par Le Men en indiquant que "Ce Guillimin, suivant lui, semble appartenir à une famille qui s'est consacrée principalement à la construction et à la réparation des orgues en Basse-Bretagne". Ce qui est un écart ou un contresens par rapport à la publication de Le Men.
En 1925, Abgrall et Pérennès décrive pour le BDHA la statue de saint Roch, datée de 1509 et ajoute : "Le Men y a lu la signature d'un nommé R. Guilimin, qui, d'après lui, se serait aussi occupé des orgues de la région." On mesure la dérive importante par rapport à ce qu'à écrit l'archiviste de Quimper, puisqu'il n'a pas parlé de signature, et qu'il sépare bien ce R. Guillimin de ses homonymes Hervé, facteur d'orgues, et Prigent, organiste.
En 1979, Maurice Dilasser, recteur de Locronan, écrit dans Locronan et sa région "deux statues de pierre polychrome celle de saint Christophe... la seconde est celle de saint Roch, voyageur lui aussi et guérisseur. Elle porte sur son socle la date de 1509, où l'aurait sculpté R. Guillimin". Un renvoi à la note 16 indique "C'est la lecture qu'a faite de l'inscription l'ancien archiviste Le Men. ". Nous venons de voir que c'est trahir le texte de Le Men. Dans l'Index des noms, se trouve, sans conditionnel, l'entrée : "GUILLIMIN, sculpteur, 576.".
En 1988, René Couffon décrit un "saint Roch portant l'inscription : "LA MVccIX. GUILLIMIN (?)" en caractères gothiques". Ce point d'interrogation l'honore.
En 1987, Y.-P. Castel et G.-M. Thomas crée dans leur Dictionnaire des artistes, artisans en Bretagne une première entrée pour Guillaume Guillemin, maître tailleurs d'ymage et peintre à Morlaix, et une autre entrée pour GUILLEMIN (R.) avec comme commentaire : "Sculpteur ? nom figurant au pied d'une statue de saint Roch, à Locronan, avec la date de 1509." Là encore, la prudence l'emporte ; mais la graphie GUILLIMIN n'est pas respectée.
Le site Infobretagne donne une description (sans date, sans auteur) du mobilier de l'église avec, pour cette statue, le commentaire "Saint Roch, flanqué du chien qui lui apporte un pain et un angelot : statue de granit, signée Guillimin et datée 1509, en caractères gothiques."
Le comble est la notice Pop.culture.gouv, se réclamant du copyright Monuments historiques 1994, puisque ce site, officiel s'il en est, affirme que le nom GUILLIMIN est une signature de la statue, et crée un renvoi dans sa base de sculpteurs : GUILLIMIN (sculpteur).
Ainsi, un artisan a été créé de toute pièce, en dehors de tout document d'archives (tel le contrat passé à Morlaix avec Guillaume Guillimin), de toute base généalogique, de toute étude stylistique permettant l'attribution d'autres œuvres, etc...
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Nous assistons donc à une "invention" d'un artisan, par dérives, trahisons ou citations à l'à peu près, d'un texte initial très scrupuleux.
Le minimum est, ou aurait été, de vérifier l'inscription. Ce que je propose maintenant, non sans avoir décrit la sculpture elle-même.
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DESCRIPTION.
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La statue est classée depuis 1991. Elle mesure, si je me fie à la notice Palissy, 1,10 m de haut, 47 cm de large et 26 cm de profondeur.
L'homme est coiffé d'un chapeau noir à bords relevés ; il a les cheveux longs et bouclés. Ces deux éléments sont conformes à une datation sous le règne de Louis XII (portrait de Louis XII). Il porte, sous une cape noire à revers rouge, une tunique entièrement fermée en haut, mais fendue sous la ceinture où elle forme deux plis. On voit la marque sur la poitrine d'une forme en écusson. La tunique est serrée par une fine ceinture grise.
Sous des chausses ne couvrant pas les genoux, les jambes sont nues, au dessus d'une paire de solides chaussures.
Ce qui est remarquable, c'est que nous n'avons pas ici la scène emblématique par laquelle le saint montre, sur la cuisse, souvent gauche, le bubon, la plaie sanguinolente qui indique qu'il est atteint de la peste.
Pourtant, le chien, le fameux Roquet tenant dans sa gueule une boule de pain, suffit à affirmer l'identification. Dés lors, nous interprétons la tenue vestimentaire et la coiffure comme étant celle d'un pèlerin (un Romeu), et, par ricochet, nous désignons ce qui ressemblait à une lance de chasseur sous le nom de bourdon. Dès lors, saint Roch est campé devant nous, et le petit ange qui l'assiste à sa gauche en lui apportant un fuseau (disons, une baguette) entre parfaitement dans le tableau de l'hagiographie.
On sait que saint Roch est invoqué, comme saint Sébastien, dans les contextes d'épidémies de toutes sortes qui ont frappé la Bretagne au même titre que le reste du pays.
La statue est le maître, lors des fameuses Troménies de Locronan, d'une hutte à son nom.
http://www.memoires-locronan.fr/tromenie-2/les-huttes/hutte-saint-roch
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LE SOCLE.
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Le début de l'inscription est aisée à lire et fera consensus :
LÃ M Vc IX : en tenant compte du tilde sur le A (abréviatif du N), nous avons : LAN M[IL] V c[ent] IX, et donc: "l'an 1509".
Pour être très exigent (mais cette exigence est, en la matière, nécessaire), notons que René-François Le Men a mélangé sa "leçon" (ou lecture objective) qui était "LÃ M VC IX" et sa transcription "L'an M VC IX".
L'écriture est une gothique dont les fûts sont perlées (une perle au milieu) et à extrémités soit bifides (le L), soit à empattements en losanges (le M).
Ce M s'inspire des onciales mais il dessine au milieu un losange par l'entrecroisement des jambages.
Vient ensuite un sigle qui a été lu comme un R par Le Men, mais qui ressemble à un X allongé, ou à un F à empattement de base losangique et empattement de tête bifide, ou orné d'une plume. Je ne parviens pas à y reconnaître un R majuscule, à boucle fermée, ni un r minuscule. Un signe de séparation des mots ne me parait pas crédible.
Je ne peux proposer d'autre lettre, mais nous ne pouvons valider l'affirmation que nous aurions ici l'initiale R. d'un prénom.
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Le socle, partie droite.
L'inscription tourne sur le demi-cercle du socle avec une sorte d'angulation après la date, source d'une difficulté.
Surtout, les lettres sont proches de la gothique textura, celle qui sera adoptée par l'imprimerie [remarquons que cette technique, en 1509, a déjà plus de 50 ans, et que la première pièce imprimée pour les Rohan en Bretagne date de 1484. Mais la première imprimerie du Finistère, à Morlaix, date de 1570]. Cette écriture de forte densité est caractérisée par la régularité recherchant un effet de "texture" uniforme des fûts verticaux, réguliers, à empattements en losange.
Dés lors il devient difficile de distinguer les m, les i, r, n ou l car la lecture dépend de la manière dont on sépare ou au contraire dont on réunit les fûts pour y lire une lettre.
Pour le nom propre GUILLIMIN, la succession des lettres qui prêtent à confusion rend l'exercice très périlleux.
La première lettre, la G, est en minuscule, et il faut discerner le jambage inférieur assez discret pour la reconnaître.
Vient ensuite un fût isolé, que je luis comme un i, puis voici un U et enfin deux L. Je lis donc GIULL---
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En tournant toujours, je parviens à une succession de 7 fûts en bâtons. Je cherche à y lire la suite du nom, soit -IMIN.
Avec un peu de volonté, j'y parviens.
En conclusion, je lis ici GIULLIMIN, avec un coefficient d'erreurs puisque ma lecture finale a été dictée par celle de Le Men.
Le patronyme GIULLIMIN n'existe pas sur Geneanet, et le moteur de recherche ne le connait pas non plus. Je dois revoir ma copie. Soit je me suis trompé, et la leçon de Le Men est la bonne, soit il s'agit d'une graphie particulière de GUILLIMIN.
Le patronyme GUILLIMIN est parfaitement attesté à Quimper et à Morlaix aux XVe ou XVe comme l'a montré Le Men.
En définitive, je valide la leçon de Le Men et je lis GUILLIMIN.
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DISCUSSION.
Nous avons donc une inscription LÃ M Vc IX [F?] GUILLIMIN. La lettre F, ou X, ou autre, peut être l'initiale d'un prénom, ou bien, même si l'hypothèse est faible, l'abréviation de "Fabrique". Ou de "Fait".
Nous pouvons donc affirmer (en oubliant les difficultés de lecture) que GUILLIMIN a placé son nom sur cette statue après la date de 1509. Est-ce en tant que commanditaire pour la paroisse (et donc de fabrique), ou entant que sculpteur et peintre ?
C'est la première hypothèse qui doit être privilégiée, en raison de la très grande fréquence des inscriptions lapidaires mentionnant en Basse-Bretagne en fin XVe et début XVIe le nom du fabricien (membre de la fabrique) et la très très grande rareté de la mention du nom du sculpteur, à une époque où son statut était celui d'un artisan, un factotum, et l'originalité de sa production non reconnue.
Dans le cas de cette statue, nous devons admettre que nous ne pouvons pas attribuer à cet anthroponyme une fonction. Seules les mentions équivalents à "fait par", ou l'indication d'une profession, ou l'existence d'archives paroissiales plus précises, ou de productions signées ailleurs pourraient permettre d'affirmer qu'il s'agit d'un sculpteur.
Le seul micro-indice est l'attestation de Guillaume GUYLLYMIN ymagier et paintre à Morlaix, et actif sur sa paroisse exclusivement, en 1561.
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Ces chicaneries ne doivent pas nous détourner de l'essentiel : la date précoce de cette statue, sa valeur esthétique, ainsi que l'attestation d'un culte rendu à saint Roch à Locronan, rendant compte des inquiétudes sanitaires de la population au début du XVIe siècle.
La statue a des points communs avec celle, en chêne, de Pont-Croix (2ème moitié XVIe siècle).
http://roch-jaja.nursit.com/spip.php?article367
À proximité de Locronan, citons la statue du saint à Guengat (bois, 4ème quart XVe) ou à Saint-Nic (XVIIe)
http://roch-jaja.nursit.com/spip.php?article363
http://roch-jaja.nursit.com/spip.php?article1490
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SOURCES ET LIENS.
— ABGRALL (Jean-Marie), PÉRÉNNES (Henri), 1925, Notice sur Locronan. Bull. dioc. Archit. Archéol. Quimper, pages 131-143.
http://diocese-quimper.fr/bibliotheque/files/original/4a4d765983806659ef1eeb10debc7f76.pdf
— CASTEL (Yves-Pascal), 1997, Locronan, statue de Notre Dame de la Délivrance, article pour le Progrès ou Courrier du Léon du 11 octobre 1997.
http://diocese-quimper.fr/bibliotheque/files/original/4bd11cf3b114f13d9b7e05c3f7fe3118.jpg
— BOCCARD (Michèle), 2009, "Locronan, église Saint-Ronan", Congrès Archéologique de France, 165ème session (Finistère, 2007), Paris, Société Française d'archéologie pages 185-189.
https://www.academia.edu/26540787/_Locronan_%C3%A9glise_Saint-Ronan_Congr%C3%A8s_Arch%C3%A9ologique_de_France_165%C3%A8me_session_Finist%C3%A8re_2007_Paris_SFA_2009_p._185-189
— COUFFON (René), LE BRAS (Alfred), 1988, Répertoire des églises : paroisse de LOCRONAN, Collections numérisées – Diocèse de Quimper et Léon
http://diocese-quimper.fr/bibliotheque/files/original/55a0099976c148cb034b4323cf0497e5.pdf
— DEBIDOUR (V.H), 1953, La sculpture bretonne, Plihon, Rennes.
— DILASSER (Maurice), 1979, M. Dilasser : Un pays de Cornouaille, Locronan et sa région (Paris, 1979) ;
— DILASSER (Maurice), 1981,Locronan (Rennes, 1981)
— LE SEAC'H (Emmanuelle), 2014, Sculpteurs sur pierre en Basse-Bretagne, les ateliers du XVe au XVIIe siècle, 1 vol. (407 p.) - 1 disque optique numérique (CD-ROM) : ill. en coul. ; 29 cm ; coul. ; 12 cm; Note : Index. - Notes bibliogr., bibliogr. p. 373-395. Rennes : Presses universitaires de Rennes , 2014. Éditeur scientifique : Jean-Yves Éveillard, Dominique Le Page, François Roudaut.
— WAQUET (Henri), 1919, "Locronan", Congrès archéologique Brest-Vannes, p. 554-576.
https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k35688p/f675.image
— WAQUET (Henri), Locronan ; Images de Bretagne, ed. Jos le Doaré
http://bibliotheque.idbe-bzh.org/data/cle_148/Locronan__.pdf