Dévotion franciscaine aux Plaies du Christ à la cour ducale de Bretagne au XVe siècle : l'exemple d'Isabelle Stuart méditant devant la Pietà, étudié par les enluminures.
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Voir aussi :
Le Puits de Moïse (Claus Sluter et atelier. 1395–1404 ) de la Chartreuse de Champmol à Dijon
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Le point de départ de ma réflexion est l'enluminure du folio Fv du Livre des vices et des vertus ou la Somme du Roi du frère Laurent dans le manuscrit BnF, français 958 daté de 1464.
https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b52506341n/f16.item
Cette peinture est décrite ainsi dans la Notice de la BnF :
"Une peinture frontispice en pleine page représentant Isabelle Stuart et ses deux filles Marguerite, épouse du duc François II, et Marie, épouse de Jean II de Rohan, en prière devant une Vierge de douleurs placée à l’écart sous un dais. Chacune est présentée par un saint, respectivement saint François d’Assise, Pierre le Martyr et sainte Marie-Madeleine; tout autour de la miniature, les armes parties de Bretagne et d’Ecosse surmontées de la couronne ducale à fleurons se détachent sur la bordure florale.
Le décor est l'œuvre d'un peintre anonyme, dont François Avril a rapproché le style de celui des Heures de Pierre II de Bretagne (Paris, BnF latin 1159) et des portraits d’Isabelle Stuart et François Ier dans l’un des livres d’heures d’Isabelle Stuart (Paris, BnF latin 1359)."
La Somme le Roi ou Livre des vices et des vertus est un manuel d’instruction morale et religieuse à destination des laïcs, constitué à partir d’un autre traité contemporain anonyme, le Miroir du monde. Cet ouvrage de piété, que Philippe III le Hardi commanda en 1279 à son confesseur dominicain, Frère Laurent d’Orléans, s’inscrit dans la lignée de l’effort pastoral entrepris à la suite du IVème Concile de Latran en 1215 pour favoriser chez les laïcs l’examen de conscience et la confession des péchés.
"Ainsi que l’indique son colophon (f. 122v), le présent manuscrit fut copié en Bretagne en 1464 par le scribe Jean Hubert pour Isabelle Stuart, fille de Jacques Ier d’Ecosse et duchesse douairière de Bretagne par son mariage avec François Ier de Bretagne. Le penchant de celle-ci pour la bibliophilie est attesté par trois autres livres lui ayant appartenu, tous des livres d’heures (Paris, BnF latin 1359, NAL 588 et Cambridge, Fitzwilliam Museum, ms. 62)."
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Ce que ne décrit pas l'auteur de la notice, ce sont les rayons rouges de la stigmatisation de saint François, dont la source est, en haut et à droite, une figure rouge du séraphin au corps marqué d'un crucifix ; ce séraphin se reconnaîtra après avoir consulté l'iconographie traditionnelle par Giotto.
Ainsi, saint François en même temps qu'il reçoit, sur l'image, les stigmates, incite la duchesse Isabelle à contempler les plaies du Christ gisant dans les bras de Marie, et à ressentir, dans ce face à face participatoire, ce que lui-même a ressenti sur le mont La Verna en 1264.
Plus encore, saint François, par son geste de patronage d'Isabelle Stuart l'expose au flux des traits de sang issus du séraphin-crucifix, dont l'un passe par le sommet de la couronne avant d'atteindre la main gauche du saint, et les deux autres par la poitrine de la duchesse avant d'atteindre les pieds nus de François.
En somme, la duchesse reçoit alors l' "onction sanguine" d'une initiation mystique. Mais cet ondoiement sanguin est sanctifié puisque les rais rouges passe l'un par le nimbe du Christ (et le front ensanglanté par les épines), les deux autres par la plaie de son flanc.
Alors que, dans la tradition franciscaine, c'est la contemplation du Christ en croix qui génère cette effusion, ici, c'est la contemplation de la Vierge de Pitié qui est opérante, comme si la Pietà était plus adaptée comme médiatrice à la féminité de ces trois femmes.
Il y a une mise en abîme puisque si la duchesse n'a pas vécu réellement cette scène, c'est cette enluminure d'un manuscrit qui lui est destiné, qui devra générer lors de la lecture cette contemplation, et susciter ce bouleversement dévot du cœur. En somme, c'est ici plutôt une "onction du regard" (Didi-Huberman) que la duchesse va recevoir en ouvrant son livre.
n.b. Le folio Fv est le versant gauche d'une double page, qui s'accompagne à droite du don des Tables de la Loi à Moïse, acte fondateur des Dix Commandements (folio 1r).
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Ses filles assistent à la même initiation à la dévotion aux Plaies du Christ. Marguerite porte la couronne de duchesse et sur sa robe les armes pleines de Bretagne comme épouse depuis 1455 du duc François II, et Marie porte la couronne de vicomtesse et les armes parti de Bretagne et de Rohan, comme épouse depuis 1462 de Jean II de Rohan.
J'ignore la raison du choix de Pierre de Vérone (identifié par le couteau planté sur son crâne) pour patronner Marguerite de Bretagne vers cette initiation dévote. Par contre, le choix de Marie-Madeleine est particulièrement éloquent, puisqu'elle est, pour les chartreux et les Franciscains, LE modèle de cette dévotion, associant participation émotionnelle pour la souffrance du Rédempteur, contrition pour les fautes de l'Humanité, effusion par les larmes et amour mystique.
C'est Marie-Madeleine qui est au pied de la Croix où s'écoule le sang de la Crucifixion, ou qui embrasse la main ou les pieds de Jésus lors de la Mise au Tombeau, sur les enluminures du XVe siècle, puis plus tard sur tous les calvaires , et sur les Maîtresse-vitres de Bretagne. Mais surtout, c'est elle qui figurait agenouillée au pied de la Croix sur le Puits de Moïse de la Chartreuse de Champmol.
La représentation de Marie-Madeleine agenouillée au pied de la Croix a pris naissance au XIIIe et XIVe siècle en Italie (Toscane et Ombrie) comme modèle de Piété (Imitatio Pietatis) pour son amour profond pour le Christ, son dévouement, sa pénitence et son humilité, mais aussi pour rendre visible son interaction physique avec le Christ, en particulier avec ses pieds lavés avec ses larmes et séchés par ses longs cheveux à Béthanie puis oints de parfum après sa mort. C'était un modèle d'imitation et d'identification par les fidèles.
http://www.lavieb-aile.com/2019/09/le-puits-de-moise-de-la-chartreuse-de-champmol-a-dijon.html
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De plus, les plaies du Christ sont soigneusement peintes en rouge, tant celles du front, des mains et des pieds que celles infligées par les plombs du fouet de flagellation.
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On remarquera aussi que la duchesse porte autour de la taille la cordelière des franciscains ou Capucins.
(Elle porte aussi comme ses filles le collier de l'Épi, le surcot ouvert doublé d'hermines des princesses —elle est la fille du roi d'Écosse Jacques Stuart—, et une robe parti aux couleurs de Bretagne et d'Écosse, tandis qu'elle est coiffée de l'escoffion au voile de dentelle, mais cela nous détourne de notre sujet).
Cette cordelière est si importante pour les ducs de Bretagne que François II en fera l'un de ses emblèmes, repris par sa fille Anne de Bretagne qui créera un Ordre (féminin) de la Cordelière. Elle témoigne de l'attachement de François I et de François II pour leur patron saint François d'Assise, puisque ce cordon aux nœuds de capucin fait partie de l'habit franciscain.
Notons en outre qu'Isabeau demanda dans son testament de 1485 estre ensepulturé en l'eglise monsieur saint françois de la ville de Nantes. Ce vœu ne fut pas respecté.
Que connaît-on des confesseurs d'Isabeau Stuart ? Je relève :
un dominicain, le frère Jehan Blouyn du couvent de Nantes.
"messire Yves le Petit, nostre chappelain et ausmonier et messire François Denais, chappelain". (testament 1485) Est-ce Yves Le Petit, recteur de la paroisse de Renac en 1497 et qui fonda en 1515, dans la cathédrale de Vannes, la chapellenie de Notre-Dame-de-Pitié et de saint Vincent, martyr ?.
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Nous avons donc sur cette image la réunion :
-de la vénération de saint François dans le duché de Bretagne
-de la dévotion à la Vierge de Pitié (avec de nombreuses enluminures, d'innombrables sculptures au pied ou au nœud des calvaires),
-de la dévotion aux Cinq plaies (avec de nombreux retables ou motif sculptés en Bretagne),
-de la dévotion au Précieux Sang (avec l'apparition d'anges hématophores sur les Crucifixions peintes, peintes sur verre ou sculptées en granite et kersanton des calvaires),
-du culte de Marie-Madeleine, dans les Livres d'Heures à coté de sainte Catherine et de sainte Marguerite, en statue dans les églises et chapelles, en vitraux, etc.
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Je développerai en Annexe la notion que la contemplation, par un fidèle (le plus souvent un moine) de la Vierge de Pitié est une tradition franciscaine qui s'est greffée sur celle, plus ancienne, de la méditation devant le Crucifix.
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Comme le souligne François Avril, c'est le même artiste qui a illustré le livre d'Heures à l'usage de Rome BnF lat. 1369 d'Isabelle Stuart.
Or, de nombreuses enluminures de ce Livre vont reprendre, de façon moins didactique certes, mais en multipliant les approches, ce culte des Plaies du Christ et du sang qui s'en écoule. Ce sont, parmi les 51 enluminures du manuscrit, celles des 8 pages suivantes :
p. 38 : le duc François II présenté par saint François.
p.56 : la duchesse Isabelle présentée par saint François.
p.51 : la messe de saint Grégoire.
p.162 : la Crucifixion (Marie-Madeleine au pied de la Croix)
p. 294 : la Vierge de Pitié avec le Stabat Mater
p. 299 : le Trône de Gloire
p. 320 : Saint François recevant les stigmates
p. 410 : la Sainte Plaie du Christ.
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Nous allons les examiner en suivant leur séquence dans le livre d'Heures. Notons auparavant que la Somme du Roi de 1464 est d'une date proche de celle du Livre d'Heures, dont la date inconnue est forcément postérieure à 1455 puisqu'il contient un Suffrage à saint Vincent Ferrier canonisé à cette date. Si la Somme du Roi était antérieure , son enluminure Fv de La Somme du Roi servirait de référence mémorielle dans l'esprit de l'artiste, et de la lectrice, se retrouvant citée en éclatée dans les pages 38, 56, 294 et 320, avant de trouver son condensé dans celle de la page 410.
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1. Saint François d'Assise présentant le duc François I à la page 38 du livre d'Heures d'Isabelle Stuart BnF latin 1369 .
https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b52501939c/f48.item
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François 1er, duc de Bretagne est présenté par son saint patron; dans l'encadrement deux écus armoriés, l'un avec les armes du duc (de Bretagne Plein), l'autre celles de la duchesse (parti de Bretagne et d'Écosse).
"Le portrait de François 1er, duc de Bretagne , soulève un problème d'ordre chronologique. Et d'abord, il ne saurait y avoir de doute sur l'identité du personnage; son costume, sa couronne ducale, son patron saint François d'Assise qui se tient derrière lui, ses armes qui figurent dans l'encadrement avec celles de sa femme: tout indique qu'il s'agit de François 1er, duc de Bretagne, qui épousa en 144:( Isabeau d'Écosse, fille de Jacques 1er, et qui mourut le 17 (ou le 18) juillet 1450. D'autre part, saint Bernardin de Sienne, canonisé le 24 mai 1450, figure dans les litanies (p. 215) ; en outre, parmi les suffrages (p. 317), se trouvent une antienne et une oraison en l'honneur de saint Vincent Ferrier, canonisé le 29 juin 1455. Le manuscrit est donc postérieur à cette dernière date. Or, François 1er, duc de Bretagne, mourut le 17 (ou le 18) juillet 1450. Comment expliquer la présence de son portrait dans un manuscrit exécuté après 1455 ? Ou bien le portrait est antérieur au livre d'Heures ou il lui est contemporain. La seconde hypothèse paraît plus vraisemblable. On ne remarque en effet aucune différence ni dans la qualité du parchemin ni dans le format du feuillet. De plus, si le portrait avait été exécuté du vivant de François 1er, il est peu probable qu'on eût fait figurer dans l'encadrement les armes d'Isabeau, celle-ci n'étant pas héritière du trône d'Écosse. On observe en outre que le même feuillet qui contient le portrait du duc (p. 38) renferme un peu plus loin (p. 56) celui de la duchesse, ce double feuillet constituant le premier et le dernier d'un quaternion qui va de 37 à 56. Il s'agit donc selon toute vraisemblance d'un portrait exécuté plusieurs années après la mort de François 1er par les soins d'Isabeau d'Écosse." (Leroquais, Manuscrits ... p.189)
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2. La Messe de saint Grégoire à la page 51 du Livre d'Heures d'Isabelle Stuart BnF Latin 1369.
https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b52501939c/f61.item
Quatre pages avant l'enluminure où saint François présente la duchesse, une enluminure montre le miracle de la Messe de saint Grégoire, dans une présentation où, devant le célébrant et son diacre, le Christ apparaît en vision, entouré des instruments de la Passion ; et c'est le sang qui s'écoule de la plaie du flanc qui vient remplir le calice posé sur l'autel. L'enluminure illustre un poème en l'honneur des Instruments de la Passion :
Cruci, corone spinee clavis,que due lancee honorem inpendamus : hec sunt vexilla regia perque corone gaudia perpetue speramus. V. Adoramus te Christe et benedicimus tibi.
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3. Saint François stigmatisé présentant Isabelle Stuart à la page 56 du Livre d'Heures d'Isabelle Stuart BnF latin 1369 .
https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b52501939c/f66.item
Isabeau d'Écosse, femme de François 1er, duc de Bretagne, porte au cou le collier de l'ordre de l'Épi, comme sur l'enluminure de la Somme du roi ; derrière elle, saint François d'Assise; dans l'encadrement, deux écus armoriés, l'un avec les armes du duc (de Bretagne Plein), l'autre celles de la duchesse (parti de Bretagne et d'Écosse).
Cette enluminure est pour l'artiste comme pour sa noble lectrice, une auto-citation abrégée de celle de la Somme du Roi, à laquelle elle renvoie. Et elle est aussi l'écho de l'enluminure de la page 38, comme si la duchesse optait délibérément pour le saint patron de son époux, où qu'ils partageaient tous deux la même démarche de contemplation mystique.
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4. La Déposition à la page 162 du Livre d'Heures d'Isabelle Stuart BnF Latin 1369.
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Est-ce la Vierge qui est représentée au pied de la Croix ? C'est discutable, car malgré son manteau bleu et le geste de saint Jean pour la retenir dans sa pâmoison, cette sainte a les cheveux longs et non couvert d'un voile. D'autre part, c'est Marie-Madeleine qui est traditionnellement représenté au pied de la Croix, les yeux levés vers le Christ, tandis que la Vierge, effondrée, regarde vers le bas. Quoiqu'il en soit, le sang des plaies est manifeste, avec son écoulement le long des membres, et vers le sol.
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5. La Vierge de Pitié à la page 294 du Livre d'Heures d'Isabelle Stuart BnF Latin 1369.
https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b52501939c/f304.item
Les Prières à la Vierge ont débuté au folio 287 avec l'O Intemerata
Dans cette enluminure, le Christ est allongé vers la droite, la tête reposant sur les genoux d'une des deux saintes femmes ( a priori Marie-Madeleine, qui acquiert donc un statut privilégié). Surtout, la plaie du flanc est ostensible, tout comme le saignement s'écoule jusqu'à la jambe droite.
La miniature illustre le texte inscrit en dessous Stabat mater dolorosa Juxta crucem lacrimosa dum pendebat filius, "Elle se tint là, sa mère endolorie Toute en larmes, auprès de la croix, Alors que son Fils y était suspendu".
Même si le Stabat Mater appartient très souvent à ces Prières de la Vierge, il est ici significatif que le texte de cette prière soit attribué au moine franciscain Jacopone da Todi (1236 environ) : l'influence franciscaine est renforcée.
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6. Le Trône de Gloire à la page 299 du Livre d'Heures d'Isabelle Stuart BnF Latin 1369.
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Après les Prières à la Vierge viennent les Suffrages des saints. Mais la première enluminure, consacrée à la Trinité, choisit un Trône de Grâce où Dieu le Père tient le corps du Fils mort, auquel il est relié par la colombe de l'Esprit volant devant ses lèvres. L'effet d'écho en version paternelle de La Vierge de Pitié est claire. Comme pour cette dernière, les plaies du front, des mains, des pieds et du flanc sont marquées de peinture rouge (un peu pâlie), ainsi que l'écoulement le long de la cuisse et de la jambe.
Texte : Te invocamus te adoramus te laudamus ... Omnipotens sempiternel Deus
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Ce folio porte en bas la signature YSABEAU. Cela pourrait être significatif, mais cela se retrouve aux pages 303, 305, 307, 312, 316, 318, 320, 346, 348, et 382.
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7. Saint François recevant les stigmates à la page 320 du Livre d'Heures d'Isabelle Stuart BnF Latin 1369.
Nous retrouvons ici le séraphin in cruce positum projetant les cinq rayons de sang vers le corps de saint François.
Texte : O martyr desiderio francisce quanto studio compatiens hunc sequeris quem passum libro reperis quem aperuisti tu contuens in aere seraph in cruce positum ex tunc in palmis, latere, et pedibus effigiem feris plagas Christi.
(Officium impressionnis SS stigmatum)
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La "Sainte Plaie", Plaie du côté du Christ, ou Plaga lateris Christi à la page 410 du Livre d'Heures d'Isabelle Stuart BnF Latin 1369.
https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b52501939c/f420.item.zoom
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a) Après les Suffrages, le livre d'heures présente aux pages 385 à 405, entre les enluminures de l'Annonciation p.385 et de la Vierge à l'Enfant p. 394, des Prières de la Vierge en vers français : "Vierge tres desirree honoree sur toutes par ta noble" ; "Marie, dame toute belle", "Ave Royne de paradi Toute excellente en fais en dits Plaise ton bon vouloir m'apprendre ..." , "Maria vierge de pitie la princesse de humanite", Gracia toute gracieuse la couronne tres precieuse"
Marie, dame toute belle,
Vierge pucelle, pure et munde,
De Dieu, mère et ancelle,
En qui tout grace habunde.
Tu es celle dont sourdit londe
qui le pechie de adam lava.
Je te salue royne du monde
En disant Ave maria
A qui tu vouldroyes ayder
Nully ne le pourrait grever
Car ie scay bien vierge marie
Que apres dieu tu es sans per
Metresse te doit on clamer
A bonte oncques ne varia
Pource te vueil saluer
En disant Ave maria
[...] Je te salue tresdoulce vierge en disant Ave Maria"
Soit en tout 6 huitains d'octosyllabes (ababbcbc)
b) Puis vient pages 405 une prière à saint François. Ora pro nobis beate Francisce ut digni efficiamur promissione Christi. Ce chant est présent dans l'antiphonaire de la bibliothèque de Saint-Gall .
Deus qui ecclesiam tuam beati francisci meritis fetu nove prolis amplificas tribue nobis ex eius imitacione terrena despicere et celestium donorum semp participatione gaudere per.
https://www.e-codices.unifr.ch/en/csg/0388/440
c) Cette prière se poursuit jusqu'à la page 409, puis vient l'enluminure de la page 410 :
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-c1. Elle est précédée page 409 de la mention (rubrique) : De vulnere Domini. Papa lnnocencius secundus concessit cuilibet hanc orationem dicenti quatuor milia dies de indulgencia.
Le pape Innocent II promet donc 4000 jours d'indulgence au fidèle qui prononce l'oraison de la Blessure de Notre Seigneur (vulnere Domini).
La notion d'onction du regard et celle d'effet opératoire de l'image se double ici d'un bénéfice immédiat à celui qui lit la très courte prière placée sous l'image, et qui est couplée à elle. La vision de l'enluminure suscite la compassion dans le cœur du fidèle et, dans le même temps de balayage oculaire de la page, la prononciation labiale du texte lui assure un bénéfice dans la comptabilité sotériologique, tout cela par une participation corporelle (regard / lèvres/cœur) plus qu'intellectuelle.
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-c2. L'enluminure est centrée par un losange rouge qui la barre verticalement. Le fond noirâtre du losange aide à comprendre qu'il s'agit d'une plaie sanglante, et son centre est occupée par un cœur blessé et qui saigne. Dans l'imaginaire dévot, la lance de Longin, pénétrant par le flanc droit, a transpercé le cœur et a donné le coup de grâce (dans les faits, ce coup de lance sur la plèvre s'assurait du trépas).
L'inscription de l'encadrement du losange est : Hec est munera [sic, pour mensura] plage domini nostri ihesus christus secundum quod revelatum fuit sancto Dyonisio de Bargona. La transcription est donnée par Leroquais, le dernier nom étant incertain à ma lecture. Je ne trouve aucune donnée sur ce saint Denis de Bargona (on pense, dans ce contexte à Denys le Chartreux). On peut déduire de l'inscription que l'artiste a voulu donner une image grandeur nature de la Plaie. Or elle mesure ici 7 cm, par estimation de la moitié du feuillet de 14 cm. La largeur est environ de 3,5 cm.
Ces mesures auraient été déduites de celles de la Sainte Lance, dont une des reliques (brisée) avait été acquise par saint Louis en 1244. Mais il existe ou a existé bien d'autres authentiques reliques de la Sainte Lance. L'une d'elles, conservée à la Hofburg de Vienne, mesure 510 mm, pour sa pointe.
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c3. La plaie du Christ est accompagnée de la prière: « Ave, vulnus lateris Nostri redemptoris, Fons summe dulcedinis. "Salut, plaie du flanc de Notre Rédempteur, source de la douceur extrême". Puis les prières se poursuivent (Ave plaga lateris largua et profunda, etc.) jusqu'à la page 412.
Dans cette dévotion, à coté de Isabeau Stuart, il faut mentionner Jeanne de France (1464-1505) :
"Au XVème siècle, la fille de Louis XI, Jeanne de France, s’inscrit dans la filiation de la Devotio moderna (Dévotion moderne), à travers la figure de saint François d’Assise. Une même ferveur dans la dévotion aux cinq plaies du Christ se retrouve dans toute sa vie. Elle dit que les cinq plaies sont cinq sources de salut où les hommes doivent puiser les eaux du salut (Isaïe 12, 3). La fondatrice de l’Annonciade, accompagnée dans cette dévotion par le Père franciscain Gilbert Nicolas (le bienheureux Gabriel-Maria), reçoit avec une forte émotion le Saint Sacrement, accompagnant l’offrande du Corps et du Sang du Christ de ses propres larmes : pleurs mystiques qu’elle assimile à un vin marial de couleur blanche répandu à côté d’un vin écarlate issu du pressoir de la Croix. Elle dit qu’on ne peut appeler dévot, celui qui ne s’enivre pas de ce vin une fois par jour." (Isabelle Raviolo)
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Cette curieuse image se retrouve aussi (avec la même inscription) dans les Heures de Pierre II de Bretagne BnF lat. 1159, fol. 141, pl. LII. Ce manuscrit n'est pas numérisé sur Gallica. Le duc Pierre II (1418-1457) était le frère de François Ier de Bretagne, et le fils du duc Jean V et de Jeanne de France. La proximité du Livre d'Heures d'Isabeau Stuart (après 1455) et celui de son beau-frère Pierre II, duc de 1450 à 1457, est importante.
On trouve aussi cette image dans un manuscrit illustré par Jean Le Noir à Paris avant 1349, le Psautier de Bonne de Luxembourg, (duchesse de Normandie) associé aux Arma Christi. (Met.museum, Cloisters 1969 folio 331. Cette page est précédée d'une enluminure f.328r qui montre un couple de fidèles (destinataires du livre) agenouillé devant la Croix où le Christ désigne la plaie de son flanc droit.
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https://www.metmuseum.org/art/collection/search/70012435
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On trouve encore cette plaie dans un manuscrit de l'Image du monde de Gossouin de Metz, réalisé vers 1320 pour Guillaume Flote et qui appartint en 1401 à la bibliothèque de Jean de Berry : le BnF fr. 574 au folio 140v.
https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b84526412/f294.item.zoom
Elle est plus intéressante car la peinture, qui occupe les trois quarts de la page, associe l'image lenticulaire de la plaga lateris entourée des clous, de la tunique de la Passion à deux autres registres. Dans la scène du bas un évêque et un moine vénèrent la Sainte Plaie, séparés par la colonne de la Flagellation, encadrée des instruments de la Passion (fouets, manteau de la dérision ?) ; scène du milieu : représentation de la plaie du côté et instruments de la Passion : clous, tunique . Dans la scène du haut, le Christ crucifié est entouré de Marie en pâmoison avec deux Sainte Femmes, à sa droite, et Jean, le bon Centenier et deux membres du Sanhédrin (Joseph d'Arimathie et Nicodème ?) à sa gauche. On trouve aussi en registre supérieur la lance, et le roseau d'hysope. Mieux encore, la peinture est bordée à gauche de textes liturgiques extraits de « De corona spina – in 1.Vesperis » :
o christo plebs dedita tot christi donis predita iucunderis hodie tota sis devote erumpens in iubilum depone mentis nubilum tempus est leticie cura sit semota ecce crux et lancea clavi corona spinea arma regis glorie tibi commendantur omnes terre populi laudent auctorem seculi per quem tantis gracie signis gloriatur.
omnis terra adoret te deus (et) psallat tibi et psalmum dicat nomini tuo
Quaesumus omnipotens deus ut qui sacratissima redemptionis nostre insignia temporaliter veneramur per hec indesignenter nulmiti eternitatis gloriam consequamur. Per dominum nostrum ihesus christum filium qui tecum vivit et regnat nibnirare spiritus sancti deus per comma secula seculorum amen
http://hlub.dyndns.org/projekten/webplek/CANTUS/cgi-bin/LMLO/LMLO.cgi?X=%5BXC67%5D&raw_text=true
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Revenons à notre manuscrit :
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Le troisième manuscrit du même artiste (?), et pour la même duchesse de Bretagne est le Livre d'Heures NAL 588.
Parmi les 14 enluminures, je ne retiens ici que celle qui répète la présentation de Isabeau Stuart par saint François. La comparaison avec les précédentes montrent des différences stylistiques, une inversion de la partition des armoiries de la robe, l'absence du collier de l'Épi, etc., mais la configuration est la même.
Saint François présentant Isabeau Stuart sur l'enluminure du BnF NAL 588 folio 33v.
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https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b8555843r/f72.item
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DEUXIÉME PARTIE. LA DÉVOTION FRANCISCAINE AU PRÉCIEUX SANG ET AUX CINQ PLAIES.
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Mon propos n'est pas de traiter l'ensemble de ce sujet, ni même de me restreindre à son iconographie (cf le Vulnéraire du Christ par L. Charbonneau-Lassay), mais d'illustrer très sommairement comment l'enluminure de la Somme du Roi s'ancre dans une longue tradition iconographique.
A. Remarquons d'abord que l'image sacrée est au centre même de la conversion de saint François, puisque celle-ci survient alors qu'il prie devant le crucifix de la chapelle Saint-Damien d'Assise. C'est face à ce crucifix qu'il entend une vois lui demandant "de réparer son église en ruine".
Remarquons aussi que l'image, qui devient alors une théophanie, est au cœur du récit de la stigmatisation , récit composé par le frère mineur Thomas de Celano composa en 1228, pour la canonisation de François. L'événement survenu près d'un ermitage du mont Alverne. François, deux ans avant son décès « vit dans une vision un homme, semblable à un séraphin doté de six ailes, qui se tenait au-dessus de lui, attaché à une croix, les bras étendus et les pieds joints. Deux ailes s'élevaient au-dessus de sa tête, deux autres restaient déployées pour le vol, les deux dernières lui voilaient tout le corps ». Dans la Legenda chori, Thomas de Celano ne parle plus d'un homme ressemblant à un séraphin, mais bien d'un séraphin à six ailes, que François vit descendre du ciel, ce qui introduit l’idée d ’un mouvement, d'un surgissement. Cet ange prononça des paroles très énergiques (verba efficacissima), que François ne voulut révéler à personne. Enfin, Thomas de Celano ne dit pas explicitement que le séraphin est crucifié, il a les mains étendues, le flanc droit blessé et les pieds percés in modum crucis (à la manière du supplice de la croix).
Dans les deux cas, l'image du Christ en croix s'accompagne de paroles performatrices : déterminant François à l'action, ou le marquant en son corps. L'image parlante ne convainc pas tant l'esprit que le corps et le cœur.
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B. Cette relation à l'image sacrée opérante, et capable d'ébranler les sens et le corps des fidèles, va susciter le développement d'une iconographie spécifique.
À un premier niveau, c'est Marie-Madeleine qui est peinte, au pied de la Croix, dans une extase et presque une transe (elle est cambrée, mains jointes tordues ou bras écartés) associant la douleur, l'amour, la compassion, le regret et la fusion mystique. Elle fait face au flot de sang qui s'écoule le long de la croix.
À un niveau suivant, ce sont des spectateurs commanditaires ou destinataires de la peinture qui sont représentés face à la Croix, en méditation, mais cette croix s'anime et opère puisque la figure du Christ émet, par ses plaies (et, au premier chef, par la plaie du flanc) un jet de sang qui atteint ou se dirige vers les fidèles.
À un niveau suivant, le Christ crucifié est remplacé par le Christ mort dans les bras de sa Mère (Vierge de Pitié) ou de son Père (Trône de Grâce).
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" La tradition franciscaine a longuement nourri les correspondances entre le regard, l'image et sa substance. Cette interaction fait même partie des origines de l'ordre, à travers l'épisode du crucifix de San Damiano qui a suscité la conversion de François. Ici s'amorce une relation entre le saint et cet objet qui aboutira, au moment de la stigmatisation, à l'identification absolue entre le poverello et le Christ en croix. Dès lors, les crucifix deviennent partie intégrante de la piété propre aux Frères Mineurs, de leur mode de communiquer le message chrétien. Il est d'ailleurs significatif que ce soient les crucifix peints des ordres mendiants – eux-mêmes des références au Crucifix de Beyrouth – qui aient préparé le chemin pour le succès de l’Imago Pietatis. Ils en sont en quelque sorte les géniteurs comme l’Imago Pietatis l'est pour la Pietà. Il y a comme une filiation dévotionnelle qui les relie et qui va, au moins avec l'Onction de Pesaro, jusqu'à l'usage symbolique du matériau." (Petrick 2012)
"Saint François et les Franciscains utilisent de façon privilégiée les représentations du Christ sur la croix tout au long du XIIIe siècle. L'analyse des crucifix ombriens montre le recours constant que fait François à l'image du crucifié : témoin de la Passion, il est stigmatisé sur les hauteurs de l'Alverne et devient ainsi la vivante image du Christ. Puis, par un plus grand souci de narratif, les Franciscains rejoignent une évolution en cours dans les ateliers de peinture depuis le début du siècle : le Christ triomphant s'humanise peu à peu et s'efface devant le nouveau type du Christ de douleur qui s'affirme vers 1250-1255. Dans le même temps, autour d'Assise, s'élabore un style franciscain qui enrichit le vieux fonds ombrien local de tout un nouvel apport spirituel. Après 1270, saint François est placé au pied de la croix. Ainsi se dessine sur tout le XIIIe siècle l'histoire nuancée des rapports des Franciscains à l'image." (Russo 1984)
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La Dévotion des Cinq Plaies et du Sang n'est pas spécifique aux Franciscains, et est également adoptée par les Dominicains ainsi que par la "société civile" des nobles et bourgeois adeptes d'une dévotion individuelle et intime.
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Les images parleront désormais sans que j'ai à les commenter. Je citerai ici Émile Mâle, figure princeps de l'Iconographie (L'art religieux à la fin du Moyen-Âge) :
https://ia800504.us.archive.org/32/items/lartreligieuxdel00mleem/lartreligieuxdel00mleem.pdf
"Veut-on voir maintenant ce qu'imagine le XIVe siècle ? Ouvrons les Révélations de sainte Brigitte, un de ces livres ardents qui ont laissé une trace profonde.
C'est la Vierge elle-même qui parle à la sainte, et qui lui raconte tout ce qu'elle a souffert. Elle a vu mettre son fils en croix, et elle s'est évanouie; et voici dans quel état elle l'a revu, quand elle est revenue à elle : « Il était couronné d épines, ses yeux, ses oreilles et sa barbe ruisselaient de sang... Ses mâchoires étaient distendues, sa bouche ouverte, sa langue sanguinolente. Le ventre, ramené en arrière, touchait le dos, comme s'il n'avait plus d'intestins. »
A la dévotion qu'on avait pour les instruments de la Passion s'associait naturellement le culte des plaies de Jésus-Christ. Cette forme nouvelle de la piété remonte peut-être jusqu'à saint Bernard, s'il est vrai qu'il soit l'auteur de l'hymne qu'on lui attribue. C'est une suite d'apostrophes pathétiques qui s'adressent à toutes les parties du corps de Jésus-Christ qui souffrirent pour les hommes. Saint Bernard, disait-on, après avoir composé ces strophes, les avait récitées devant un crucifix qui s'était incliné vers lui et l'avait embrassé. Il est probable que l'hymne, s'il remonte réellement au XII siècle, a été remanié et amplifié au XIVe. C'est au XIVe siècle, en effet, que commence à se répandre la dévotion aux cinq plaies. Sainte Gertrude méditait sur ces cinq plaies et les voyait briller comme le soleil. Elle pensait qu'elles avaient dû s'imprimer dans son cœur. C'est alors aussi que les oraisons aux cinq plaies commencent à apparaître dans les livres d'Heures .
Au XVe siècles, des confréries se créent sous le vocable des cinq plaies. De riches bourgeois fondent des messes en l'honneur des cinq plaies. Une prière que l'on récitait en l'honneur des cinq plaies passait pour empêcher de mourir « de vilaine mort». L'art essaya de s'associer comme il put à ces sentiments. Au XVe siècle, on inventa un blason des plaies, comme on avait imaginé, au XIVe, un blason des instruments de la Passion. On voyait, à Limoges, sur le saint sépulcre de l'église Saint-Etienne, un écusson «avec les cinq plaies au naturel sur fond d'or ».
Les Allemands et les Flamands crurent faire mieux en mettant sur un écu chacun des membres coupés. D'autres fois, ils enferment l'Enfant Jésus dans un cœur blessé et disposent tout autour deux pieds et deux mains transverberés. Ces vieilles gravures sur bois, images populaires dont le paysan décorait le manteau de sa cheminée, nous font pénétrer fort avant dans le génie secret du xv" siècle. C'est un monde étrange. On y respire une atmosphère de piété ardente et presque sauvage. Une de ces images nous montre un religieux au pied de la croix. Quatre longs fils unissent sa bouche à quatre plaies de Jésus-Christ. En face, un laïque est rattaché de la même manière à six péchés capitaux. Cette petite image enseigne, comme les mystiques, que toute sagesse, toute vertu découle des plaies de Jésus- Christ, et qu'il faut, comme dit Tauler, « coller sa bouche sur les blessures du crucifié ».
Des cinq plaies, celle du côté était regardée comme la plus sainte. On croyait en savoir la dimension exacte qui était donnée par celle du fer de la sainte lance. Dans une Image du monde, manuscrit de la première partie du XIVe siècle [ (BnF fr.574 f.140v, vers 1320], qui a appartenu plus tard au duc de Berry, on voit déjà la plaie du côté représentée avec sa grandeur réelle ; au XVe siècle, on rencontre fréquemment dans les livres d'Heures imprimés une image de cette plaie. Deux anges semblent la porter dans une coupe d'or.
Mais il y a quelque chose de plus émouvant que les plaies du Christ, c'est le sang qui coule de ces plaies. Combien de chrétiens, avant Pascal, avaient médité sur ce sang d'un Dieu dont chaque goutte avait sauvé des milliers d'âmes. La Vitis mystica, qu'on attribuait à saint Bernard, compare la Passion à une rose sanglante. Saint Bonaventure, dans le Lignum vitae, s'écrie que Jésus, arrosé de son propre sang, lui apparaît vêtu de la pourpre pontificale. Mais c'est au XIVe et au XVe siècle que le sang divin ruisselle. Sainte Brigitte, sainte Gertrude, Tauler, Olivier Maillart voient ce sang couler comme un fleuve. Ils voudraient s'y baigner. Les visions de la bienheureuse Angèle de Foligno lui montrent sans cesse le sang de son Dieu. Lorsque, dans l'église de Saint-François, au moment de l'élévation, pendant que les orgues jouent doucement, son âme est ravie « dans la lumière incréée », elle voit presque toujours Jésus couvert de sang. Quelques instants avant de mourir, elle dit qu'elle venait de recevoir le sang de Jésus-Christ sur son âme, et qu'elle l'avait senti aussi chaud que s'il descendait de la croix.
Ce sang divin, dès le XIVe siècle, les artistes nous le font voir. Non seulement ils représentent le sang coulant des plaies de Jésus, mais il leur arrive souvent de nous montrer son corps tout marbré de taches rouges. Chose curieuse, les vieilles gravures populaires du XVe siècle, qui représentent le Christ en croix ou le Christ de pitié, sont souvent relevées de rouge pour que le sang et les plaies frappent d'abord le regard .
L'idée de souffrance, unie à l'idée de rédemption, a donné naissance à toute une suite d'œuvres d'art où est exaltée la vertu du sang. Je veux parler du thème mystique connu sous le nom de Fontaine de vie. Du centre d'une grande vasque s'élève la croix. De longs jets de sang jaillissent des plaies du Sauveur et emplissent la cuve autour de laquelle se pressent les pécheurs. Plusieurs ont déjà dépouillé leurs vêtements et s'apprêtent à entrer dans ce bain salutaire. C'est là, sans doute, un symbole eucharistique, mais qui ne pouvait naître que dans l'âge violemment réaliste où nous sommes entrés. Il fallait, pour l'imaginer, avoir la pensée sans cesse occupée de ce sang- divin. D'ailleurs, ces Fontaines de vie me paraissent être, à l'origine, en relation étroite avec le culte qu'on rendait au Précieux Sang dans diverses églises.
Dès le temps des croisades arrivèrent en Occident, dans des reliquaires de cristal, quelques gouttes du sang divin. Il semblait qu'on eût enfin trouvé ce Saint Graal que les chevaliers de la Table Ronde avaient cherché par toute la terre. A Bruges, dans la petite chapelle de Thierry d'Alsace, le rêve des poètes devenait une réalité. Tout chrétien pouvait y voir le sang qui avait sauvé le monde. Une immense poésie rayonnait du sanctuaire de Bruges. Aucun doute alors ne pouvait effleurer le croyant et ternir la beauté de la légende. Bientôt il y eut des gouttes du Précieux Sang en France, en Italie, en Allemagne, en Angleterre. Le Saint Sang que l'on montrait à l'abbaye de Fécamp avait été trouvé caché dans le tronc d'un antique figuier que la mer avait jeté à la côte. Le figuier venait de la Terre-Sainte, et c'était le neveu de Joseph d'Arimathie, Isaac, qui avait enfermé la relique dans l'écorce de l'arbre. Ainsi les poèmes du Saint Graal devenaient féconds et faisaient naître de réelles merveilles. .
La dévotion au Précieux Sang, qui fut toujours très vive, s'accrut encore à la fin du moyen âge. A Bruges, ce fut seulement au XIVe siècle que la confrérie du Saint Sang prit naissance et que commença la fameuse procession du mois de mai. Ce fut au XVe siècle que s'éleva, au-dessus de la vieille crypte romane de Thierry, la haute chapelle gothique, plus digne de l'insigne relique. Au XVe siècle, le culte du Saint Sang s'organise, et on voit apparaître des proses écrites en son honneur. Ce fut alors aussi que les peintres imaginèrent le thème de la Fontaine de vie, qui est, à sa manière, une sorte d'hymne au Précieux Sang.
On peut presque affirmer, je crois, que ce motif nouveau est né dans une des villes qui rendaient un culte à la sainte relique. On sait que la Fontaine de vie du Musée de Lille, œuvre de Jean Bellegambe, fut peinte pour l'abbaye d'Anchin. Or l'abbaye d'Anchin possédait depuis 1239 quelques gouttes du Précieux Sang." (E. Mâle, 1908)
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LA VIERGE DE PITIÉ
"Le thème iconographique de la Vierge de Pitié ou de Compassion (Pietà en italien) apparaît dans les pays germaniques, au milieu du XIVe siècle. Il est formé de la Vierge assise, tenant le Christ mort couché sur ses genoux, au soir du Vendredi-Saint. Ce motif est apocryphe, il n’a pas de fondement scripturaire ; la piété des croyants est venue enrichir la tradition. Il se répand à la fin du Moyen Age, en lien avec une dévotion plus intime et centrée sur la Passion du Christ (devotio moderna), sous l’influence des ordres religieux (Franciscains). Cette nouvelle image s'est formée selon le processus d'extraction du motif principal d'une scène plus vaste, la Déploration ou Lamentation sur le Christ décloué de la croix." (source)
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Del Garbo ou dei Carli ou dei Capponi, Raffaellino (Florence, vers 1466 - Florence, en 1524), Pieta avec Saint Benoît, Saint François, Saint Jean et Sainte Marie-Madeleine vers 1500-1525 Petit Palais, musée des Beaux-arts de la Ville de Paris
https://www.parismuseescollections.paris.fr/fr/petit-palais/oeuvres/pieta-avec-saint-benoit-saint-francois-saint-jean-et-sainte-marie-madeleine#infos-principales
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Le Pérugin, Gonfanon avec la Pietà , 1472 environ, Galerie nationale de l'Ombrie à Pérouse.
https://fr.wikipedia.org/wiki/Gonfanon_avec_la_Piet%C3%A0
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Annibale Carracci Pietà avec saint François et sainte Marie-Madeleine (1602-1607), Musée du Louvre
https://www.wikiart.org/fr/annibale-carracci/pieta-avec-saint-francois-et-sainte-marie-madeleine-1607
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Peter Paul Rubens et atelier Pietà avec saint François, Musée royaux de Belgique
https://www.fine-arts-museum.be/fr/la-collection/peter-paul-rubens-et-atelier-pieta-avec-saint-francois
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CONCLUSION.
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L'enluminure f. Fv de l'exemplaire de La Somme du Roi copié en 1464 pour Isabeau Stuart est explicite : la duchesse, reprenant pour son compte le patronage de François d'Assise, saint patron de son époux le duc François Ier (décédé 14 ans plus tôt), y est peinte contemplant les plaies du Christ tenu dans les bras de la Vierge, et cette contemplation mystique est mise en parallèle à la stigmatisation du saint (concomitante sur l'image) pour en indiquer le but. L'image de la Vierge de Pitié n'est pas là pour aider la duchesse dans ses prières latine et en illustrer le sens, elle s'impose comme un exercice spirituel d'identification et d'imitation du Christ.
Considérées ainsi, les enluminures de ses livres d'Heures apparaissent comme autant de nouvelles voies d'accès à cette participation émotionnelle aux souffrances du Christ, participation par le corps et par les sens où il s'agit moins de comprendre que de ressentir dans sa chair les vérités de la Rédemption.
La plaie du flanc droit du Christ lors de la Crucifixion devient le point focal de cette dévotion sensorielle. On comprend qu'il soit essentiel de donner à voir, à toucher (et sans doute à embrasser) cette plaie dans la réalité de sa longueur, de sa largeur, et — par l'effet d'ombrage — de sa profondeur, et d'en proposer un fac-simile convaincant, alors même que l'image est fort pauvre pour sa valeur esthétique ou son contenu.
Cette dévotion individuelle hors des offices menés par les clercs, a été celle des Chartreux, des Franciscains et des Dominicains, et la contemplation des plaies du Crucifix, puis de celle du Christ dans les bras de la Vierge, va largement orienter la production artistique, puisque les peintures, qui vont devenir privées (fresques des cellules monastiques puis retables portatifs et panneaux de petite dimension), en seront le support. (Bien-sûr, la même réflexion pourrait être mené concernant la création musicale pour éclairer l'ouverture du sens auditifs).
Nous avons un témoin de cette pratique à la cour ducale de Bretagne sous François Ier et sa seconde épouse Isabeau Stuart, puis sous son frère Pierre II. Pourrait-on la retrouver sous Anne de Bretagne ? En tout cas, nous disposons d'un autre témoignage, concernant le dominicain Yves Mahyeuc (1462-1541), évêque de Rennes qui fut confesseur d'Anne de Bretagne, de Charles VIII puis de Louis XII (même si deux homonymes, peut-être l'oncle et le neveu, sont réunis sous ce nom) : il portait sur ses vêtements des croix imprimés et une goutte de sang, "baillés" par Brigitte de Suède (canonisés en 1391), dont les Révélations, qui furent traduites en français à Lyon en 1536 (cf. Augustin Pic).
Ce qui est certain, c'est que les calvaires de Bretagne fleurirent au XVe et XVIe siècle, notamment en pierre de kersanton par l'atelier des Prigent de Landerneau, et que ceux-ci sont les nouveaux supports, accessibles à tous, de cette piété. On y voit partout des anges hématophores (recueillant le sang des plaies du Christ dans des calices), des Marie-Madeleine agenouillées devant le fût de la croix, des Vierge de Pitié, et des saints personnages dont les larmes sont soigneusement sculptées.
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SOURCES ET LIENS.
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https://fr.wikipedia.org/wiki/Plaies_du_Christ
https://fr.wikipedia.org/wiki/Pri%C3%A8re_%C3%A0_J%C3%A9sus_crucifi%C3%A9
— BERNAZZANI (Amélie), Un seul corps, la Vierge, Madeleine et Jean dans les lamentations italiennes.
https://books.openedition.org/pufr/8077?format=toc
— BOZOKY (Edina), 2009,« Les romans du Graal et le culte du Précieux Sang », Tabularia [Online], Precious Blood: Relics and worship,
https://journals.openedition.org/tabularia/1108?lang=en
— DIDI-HUBERMAN (Georges), 1986, Didi-Huberman, La dissemblance des figures selon Fra Angelico , Mélanges de l'école française de Rome 98-2 pp. 709-802
https://www.persee.fr/doc/mefr_0223-5110_1986_num_98_2_2879
— LEROQUAIS (abbé V.), 1927, Les Livres d'Heures manuscrits de la Bibliothèque nationale, vol. I.
https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k15129612.image
http://petruccilibrary.ca/files/imglnks/caimg/5/57/IMSLP501534-PMLP812258-39087007733399_v.1.pdf
— MÂLE (Émile), 1908, L’art religieux de la fin du Moyen Âge en France. Étude sur l’iconographie du Moyen Âge et sur ses sources d’inspiration, 3e éd., Paris, Armand Colin, 1925, p. 87 sq. Sur le sang, p. 108 sq. [3e éd., Paris, Armand Colin, 1925]
https://ia800504.us.archive.org/32/items/lartreligieuxdel00mleem/lartreligieuxdel00mleem.pdf
— PETRICK (Vicki-Marie), 2012, « Unctio : la peinture comme sacrement dans la Pietà de Giovanni Bellini à la Pinacothèque Vaticane », Images-Revues, 9, 2012 [en ligne] http://imagesrevues.revues.org/1899
— PETRICK (Vicki-Marie), Le Corps de Marie-Madeleine et ses représentations en Italie du Duecento à Titien. Thèse soutenue le 27 juin 2012.
— RAYNAUD (Christiane) , 1991, La mise en scène du coeur dans les livres religieux de la fin du Moyen Âge, in LE « CUER » AU MOYEN ÂGE © Presses universitaires de Provence, 1991 p. 313-343https://books.openedition.org/pup/3121?lang=fr#bodyftn16
— RUSSO (Daniel), « Saint François, les Franciscains et les représentations du Christ sur la croix en ombrie au xiiie siècle »,. Recherches sur la formation d'une image et sur une sensibilité esthétique au Moyen Âge, MEFRM (Mélanges de l'école française de Rome ), 96 (1984), n° 2, p. 647-717.
https://www.persee.fr/doc/mefr_0223-5110_1984_num_96_2_2772
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