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7 juillet 2015 2 07 /07 /juillet /2015 09:41

Saint Christophe reconsidéré.

   Ayant pris la mesure, pour ce vitrail,  du contexte religieux (dévotion au Christ souffrant et à la Mater Dolorosa), du contexte social et historique de Beauvais (guerre, famine et épidémies. Construction du transept de la cathédrale) et des éléments biographiques du ou des deux donateurs Louis de Roncherolles et son épouse (culte de saint Hubert, union de deux familles vouées au service du roi ; investissement dans un coûteux Livre d'Heures ; décès de Louis d'Halluin ; testament de Françoise d'Halluin), ainsi que de l'inscription comportant outre la date les mots Famine et Mort, je ré-examine la figure de saint Christophe. 

Je vais d'abord relire le texte de la Légende Dorée de Jacques de Voragine :

"Christophe leva donc l’enfant sur ses épaules, prit son bâton et entra dans le fleuve pour le traverser. Et voici que l’eau du fleuve se gonflait peu à peu, l’enfant lui pesait comme une masse de plomb ; il avançait, et l’eau gonflait toujours, l’enfant écrasait de plus en plus les épaules de Christophe d'un poids intolérable, de sorte que celui-ci se trouvait dans de grandes angoisses et, craignait de périr. Il échappa à grand peine. Quand il eut franchi la rivière, il déposa l’enfant sur la rive et lui dit : Enfant, tu  m’as exposé à un grand danger, et tu  m’as tant pesé que si j'avais eu le monde entier sur moi, je ne sais si j'aurais eu plus lourd à porter. » L'enfant lui répondit : « Ne t'en étonne pas, Christophe, tu n'as pas eu seulement tout le monde sur toi, mais tu as porté sur les épaules celui qui a créé le monde : car je suis le Christ ton roi, , auquel tu as en cela rendu service; et pour te prouver que je dis la vérité, quand tu seras repassé, enfonce ton bâton en terre vis-à-vis ta petite maison, et le matin tu verras qu'il a fleuri et porté des fruits, " 

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Alors que les exemples iconographiques précédents montrent Christophe en géant débonnaire portant joyeusement l'Enfant au milieu du fleuve ou posant déjà le pied sur la rive à atteindre, c'est-à-dire après l'épreuve initiatique, Engrand Leprince le représente ici lors du moment d'angoisse et d'accablement. Nous sommes très loin du jeune et riche Christophe souriant et serein de San Benito de Calatrava. Le géant Reprobus prend ici les traits d'un vieillard saisi par le désarroi et dont la progression est arrêtée. Au dessus de lui, l'Enfant n'est pas nimbé et ne porte pas, à la différence de tous les autres exemples, le globe terrestre surmonté de la croix. Il n'est, à l'instant représenté, pas encore identifiable car Christophe ne l'a pas encore identifié comme le Prince de ce monde au service duquel il aspire de se placer.

Nous sommes dans cet instant précis où il est envahi par la peur de la mort. Au comble de sa détresse. Mais aussi au moment précis où l'Enfant se penche pour lui parler. C'est un instant particulier où la rencontre avec le Sauveur n'a pas encore été rédemptrice, mais où elle est en train d'opérer. Sur le fil du rasoir entre l'avant et l'après de la conversion.

Christophe est interloqué. Il perd pied, il est en train de sombrer. Il cesse de tourner les yeux vers son but sur la rive opposé, il hésite à faire demi-tour, et son visage est figé dans cette position neutre entre les deux directions. Il pose le poing sur sa hanche gauche et cherche appui sur sa perche. 

Dans cette posture, torse nu, où son manteau blanc et or est tombé sur ses reins et flotte comme un perizonium, où sa tête s'incline, ses traits ressemblent  au Christ de la Passion, à l' Ecce Homo (1473) d'Antonello de Messine. 

Et son corps prends la forme d'une croix.

 

 

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Saint Christophe, Vitrail "de Roncherolles (1522), cathédrale de Beauvais, photo lavieb-aile.

Saint Christophe, Vitrail "de Roncherolles (1522), cathédrale de Beauvais, photo lavieb-aile.

Saint Christophe, Vitrail "de Roncherolles (1522), cathédrale de Beauvais, photo lavieb-aile.

Saint Christophe, Vitrail "de Roncherolles (1522), cathédrale de Beauvais, photo lavieb-aile.

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 Reprobus, l'ancien Hercule en mal d'exploit qui, par volonté de puissance, refusait de mettre sa force au service de qui ne règne pas sur le Monde, voit son univers de mercenaire narcissique s'écrouler et découvre la réalité de ce Monde : réalité terriblement pesante, qui est celle du Mal. Il est comme celui qui, quittant la tranquillité de ses occupations, découvrirait pour la première fois  un Journal Télévisé et assisterait, effaré, au mal que  l'homme fait aux autres hommes, aux animaux et à la planète. Le voile qui se déchire lui révèle une vision pascalienne ou augustinienne du monde et de sa nature pécamineuse.

Mais son visage n'est pas seulement marqué par l'effarement ; il est aussi bouleversé par la Révélation, qui n'est sans-doute pas ici celle d'une théologie de l'Histoire et d'une sotériologie, mais celle d'une rencontre. Il se métamorphose,car  il était le passeur du gué transportant allègrement un gamin et  il devient celui qui porte le Christ : christo-phoros. Nous saississons ce changement d'état au moment où celui-ci passe comme une vague sur le visage, reflet de l'âme. Le face-à-face avec le Christ induit ici un volte-face par lequel le regard halluciné de Christophe vient croiser le notre.

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Ce que peint Engrand Leprince, rompant avec les peintures anecdotiques des enlumineurs qui "illustraient" la fiction légendaire en reproduisant ses poncifs, c'est l'aventure intérieure de la rencontre individuelle et intime avec le Christ de  la Croix, dans sa double articulation des souffrances de la Passion et de la gloire de la Rédemption. Ce sont ce bouleversement sensible et cette transformation mimétique que recherchent le chrétien du XVIe siècle dans sa pratique de la contemplation de retables portatifs ou de gravures de la Vierge de Pitié et de la Passion.  

Si je me laisse moi-même contaminer, dans cette analyse critique d'une œuvre d'art, par l'emphase théologique d'un prédicateur, c'est que ce thème du face-à-face individuel avec le Christ crucifié et la transformation corporelle (physique, matérielle) qu'elle engendre semble bien le thème organisateur du vitrail.

Autour de la Passion et de la Pietà,  nous trouvons :

  • Saint Christophe arrêté net par son contact avec le Christ Sauveur du Monde (Salvator Mundi)
  • Saint Hubert face au crucifix apparu dans les bois du cerf blanc;
  • Saint François à genoux devant le crucifix et  recevant les stigmates,
  • Louis de Roncherolles méditant devant la Pietà,  
  • Françoise d'Halluin méditant devant la Pietà,  

 

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Le Seigneur Hubert pris par sa passion de la chasse jusqu'à la pratiquer un Vendredi-Saint chevauchait dans les bois lorsqu'il aperçoit un cerf blanc (donc surnaturel) portant dans sa ramure un crucifix. C'est même, sur le vitrail, le Christ crucifié lui-même qui est porté par le cerf et qui, la tête couronnée d'épines (en jaune d'argent flamboyant), se penche du haut de sa croix vers le chasseur. Hubert est (comme saint Paul à Damas) jeté bas de son cheval. Il tombe à genoux et lève les mains jointes. Il se rend. Il se rend à l'évidence dévoilée.

Saint Hubert,  Vitrail "de Roncherolles (1522), cathédrale de Beauvais, photo lavieb-aile.Saint Hubert,  Vitrail "de Roncherolles (1522), cathédrale de Beauvais, photo lavieb-aile.

Saint Hubert, Vitrail "de Roncherolles (1522), cathédrale de Beauvais, photo lavieb-aile.

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Saint François est saisi dans la profondeur de sa prière méditative face au Christ du crucifix. Il est frappé et blessé physiquement par les stigmates.

Saint François, Vitrail "de Roncherolles (1522), cathédrale de Beauvais, photo lavieb-aile.

Saint François, Vitrail "de Roncherolles (1522), cathédrale de Beauvais, photo lavieb-aile.

Les deux Christ des crucifix précédents ont la même posture que le Christ en croix de la scène centrale du registre supérieur. 

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Vitrail "de Roncherolles (1522), cathédrale de Beauvais, photo lavieb-aile.

Vitrail "de Roncherolles (1522), cathédrale de Beauvais, photo lavieb-aile.

Les deux donateurs fixent du regard la Vierge de Pitié, qui regarde elle-même le visage de son Fils. 

Vitrail "de Roncherolles (1522), cathédrale de Beauvais, photo lavieb-aile.Vitrail "de Roncherolles (1522), cathédrale de Beauvais, photo lavieb-aile.

Vitrail "de Roncherolles (1522), cathédrale de Beauvais, photo lavieb-aile.

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Dans ce vitrail, si le visage des saints Hubert et François ou ceux des donateurs sont tournés vers celui du Christ, seul celui de Christophe est tourné vers le spectateur.

Seul ? 

 Ce serait oublier le crâne dont les orbites nous dévisagent également. Sa place au pied de la lancette médiane en fait celui du vieil Adam, et témoigne de la victoire de la croix du Christ sur le Péché et sur la Mort. Sa présence (à coté d'un autre crâne) parmi les fleurs des champs témoigne des cycles de mort et de renaissance à l'œuvre dans la nature. Deux autres os crâniens se cachent au pied de la croix du registre supérieur. 

 

Vitrail "de Roncherolles (1522), cathédrale de Beauvais, photo lavieb-aile.

Vitrail "de Roncherolles (1522), cathédrale de Beauvais, photo lavieb-aile.

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CONCLUSION.

Dans l'iconographie de saint Christophe, la position frontale du saint était liée, au XIVe siècle, à la nécessité pour le fidèle de croiser son regard , regard souligné par la taille accentuée des yeux et qui possédait les vertus magiques (ou saintes) de protection contre le "mauvais œil", la "mauvaise mort" (inopinée sans confession ni sacrements), et la maladie. Cette vertu apotropaïque a fait de lui le protecteur des voyageurs et des pèlerins. Au XVIe siècle, les artistes représentent Christophe la tête levée vers le haut et la gauche échangeant un regard complice et confiant avec l'Enfant. Il est l'image, surtout après le Concile de Trente, de la Foi récompensée. Mais Engrand Leprince, en reprenant le mode ancien de la frontalité du visage et du regard, lui donne un sens radicalement novateur, par lequel la rencontre du regard du saint, rempli d'humanité tragique, avec celui du fidèle incite celui-ci à participer à la nouvelle dévotion de contemplation empathique des souffrances endurées par le Christ pour le Salut et la victoire sur la Mort. Cette intention de haute valeur spirituelle est aussi celle qui gouverne l'organisation de tout le vitrail.

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Saint Christophe, Vitrail "de Roncherolles (1522), cathédrale de Beauvais, photo lavieb-aile.

Saint Christophe, Vitrail "de Roncherolles (1522), cathédrale de Beauvais, photo lavieb-aile.

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Published by jean-yves cordier - dans Saint Christophe.

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  • : Le blog de jean-yves cordier
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  • "Il faudrait voir sur chaque objet que tout détail est aventure" ( Guillevic, Terrraqué).  "Les vraies richesses, plus elles sont  grandes, plus on a de joie à les donner." (Giono ) "Délaisse les grandes routes, prends les sentiers !" (Pythagore)
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