Les larmes en triangle (ou loup) noir des peintres byzantins crétois : L'icône de la "Déploration sur le Christ mort" (début XVIIe siècle) du Musée Historique d'Héraklion (Crête).
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Voir les autres Déplorations (classées par ordre chronologique approximatif) :
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La Déploration du calvaire (granite, Maître de Quilinen, vers 1500) de l'église de Motreff.
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Le calvaire (kersanton, vers 1500, Maître de Brasparts) de l'enclos paroissial de Brasparts.
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Le retable de la Déploration (1517) de l'église de Pencran (29). Onze personnages.
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L'église Saint-Nicaise à Saint-Nic III. La Déploration en kersanton polychrome par les frères Prigent (1527-1577). Cinq personnages.
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La Déploration (Grès arkosique , Maître de Laz, vers 1527) du calvaire de Saint-Hernin.
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La Déploration à six personnages (chêne polychrome, XVIe siècle) de l'église de Lampaul-Guimiliau.
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L'église de Ploéven, la Déploration (pierre polychrome, 1547 ).
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Les sculptures de l'église de Bodilis : le retable de la Déploration. Neuf personnages. Bois.
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La Déploration (kersanton, Maître de Saint-Thégonnec, vers 1610) du calvaire de Saint-Thégonnec.
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La Déploration (kersanton, Roland Doré, milieu XVIIe siècle) de l'église Saint-Idunet de Châteaulin.
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PRÉSENTATION.
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L'icone étudiée ici est conservée dans les collections du Musée historique d'Héraklion. Elle date du XVIIe siècle et provient du monastère de Savvathione près du village de Rodgia, à 22 km au nord-ouest d'Héraklion.
C'est une copie de la Lamentation sur la tombe, ou icône du Thrène, d'Emmanuel Lambardos, peinte à la fin du XVIe/début du XVIIe siècle et conservée au Musée byzantin d'Athènes.
"Emmanouíl Lambárdos, en grec moderne : Εμμανουήλ Λαμπάρδος (1567-1631), également appelé Manolitzis, est un peintre de la Renaissance crétoise grec. Emmanuel et son neveu Emmanuel Lampardos sont très difficiles à distinguer car ils sont des peintres actifs à la même époque. Son style était la maniera greca typique avec une forte influence vénitienne. D'innombrables images de la Vierge et de l'enfant ont survécu. De nombreux artistes grecs et italiens ont imité les célèbres peintres. Le nom de Lambárdos était très notoire en référence à l'art crétois. La famille était affiliée à de célèbres peintres. Plus de cinquante-six icônes sont attribuées à Lambárdos." (Wikipedia)
Avec Emmanuel Lambardos, très influencé par l'art Paléologue du XVe siècle, nous assistons, au début du XVIIe siècle, à un retour délibéré vers les formes d'art antérieures de la peinture crétoise.
Une autre copie datée du premier quart du XVIIe siècle est conservée au Musée du Petit-Palais à Paris.
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Le thème de la Lamentation (Epitaphios ou Thrène).
Les chrétiens qui célèbrent les mystères de la Rédemption à travers le rite byzantin, connaissent déjà cette représentation qu'ils retrouvent sur l'Epitaphios.
L'icône de l'Epitaphios représente le Christ couché, après qu'il a été descendu de la croix, comme si son corps était en train d'être préparé pour l'ensevelissement (cf la "pierre de l'Onction" ou de "pierre de l'embaumement" (Jean Fouquet v. 1452). La scène est tirée de l'Évangile selon saint Jean, 19:38-42, passage qui décrit la mise au tombeau du Christ. On trouve, représentés autour de ce dernier, et en deuil : sa mère (la Théotokos ou Très Sainte Vierge Marie), Jean le disciple bien-aimé, Marie-Madeleine, les bras levés en signe de lamentation, Joseph d'Arimathie, et Nicodème tandis que des anges et d'autres personnages peuvent également figurer dans l'œuvre.
Cette représentation reste sur l'autel de la nuit de Pâques jusqu'à l'Ascension. En Grèce et dans les îles grecques, la déploration devient un thème iconographique à partir du XVe siècle.
En Grèce antique, un thrène (du grec ancien θρῆνος / thrếnos, de θρέομαι / thréomai, « pousser de grands cris »), aussi appelé mélopée, est une lamentation funèbre chantée lors de funérailles. Dans la littérature grecque antique, le thrène, chanté par des aèdes, rappelle la vie du défunt ; il alterne avec les gémissements des femmes (γόος / góos).
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Description.
L'icône est peinte a tempéra et or sur bois enduit. Les mensurations doivent se rapprocher de celles de son homologue parisienne : 30,5 cm de haut et 39,5 cm de large, ou de l'icone originelle (41,5 cm x 52 cm).
Elle porte de part et d'autre de la croix, sur le fond en or, l'inscription en caractères grecs O EPISTAPHIOS [O] THRENOS. Les noms des principaux personnages sont inscrits sur leur nimbe.
Au pied de la croix, est couché sur une dalle plate le corps du Christ, entouré par ses amis aux visages attristés et attendris : Jean, penché sur le corps, Joseph d'Arimathie, penché vers les pieds du cadavre les mains sur le linceul, Nicodème appuyé contre l'échelle de la déposition, Marie Madeleine cheveux dénoués qui lève les bras au ciel, et cinq autres femmes. Marie, assise, entoure de ses bras le visage du Christ dont elle soutient la tête sur ses genoux. Seuls Marie, Jean, le Christ et Joseph d'Arimathie sont nimbés, et, notamment, Marie-Madeleine ne l'est pas.
Devant la pierre, un panier contient les clous et les tenailles. Une cruche pourrait contenir des onguents.
La scène est encadrée par les pentes escaropées de montagnes.
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Le triangle noir des larmes, en masque.
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Le but de cet article est d'attirer l'attention sur le code pictural qui consiste à représenter les larmes des personnages éplorés par un triangle sombre, pointe très éffilée vers le bas de chaque œil. Ce triangle se prolonge vers la tempe par une autre pointe, et forme avec le fond de l'orbite et un autre effilement frontal un quadrilatère sous la ligne du sourcil. Il forme ainsi une sorte de loup de déploration, seulement chargé de la ligne blanche des paupières, de l'éclat pupillaires et peut-être de taches lacrymales.
Il est présent sur les dix personnages réunis autour du Christ.
Ce détail se retrouve sur les différentes copies et sur l'œuvre originelle.
Cette tradition byzantine s'oppose à celle des peintres et sculpteurs occidentaux des XVe et XVIe siècles, qui tracent plusieurs larmes (souvent trois) de couleur blanche. Voir ici les Déplorations et Calvaires des Prigent en Basse-Bretagne.
Ce triangle se retrouve aussi sur les personnages d'une icône crétoise de la Dormition, de la même époque, et de celle du Noli me tangere de Michel Damascène (v. 1530-v.1593)
Voir aussi :
https://upload.wikimedia.org/wikipedia/commons/6/66/Priest_Victor_-_The_Dormition_of_the_Virgin_-_Google_Art_Project.jpg
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Icône (XVIIe s. d'après E. Lambardos) de la Déploration sur le Christ mort du Musée Historique d'Héraklion. Photographie lavieb-aile 2023.
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La Vierge.
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Icône (XVIIe s. d'après E. Lambardos) de la Déploration sur le Christ mort du Musée Historique d'Héraklion. Photographie lavieb-aile 2023.
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Jean.
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Icône (XVIIe s. d'après E. Lambardos) de la Déploration sur le Christ mort du Musée Historique d'Héraklion. Photographie lavieb-aile 2023.
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Marie-Madeleine.
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On notera l'attitude de Marie-Madeleine, bras levés en signe de lamentation expressive, propre au Thrène, et à la tradition byzantine, et bien différente de celle de l'art occidental où elle se tient aux pieds du Christ, tenant son pot d'onguent et esquissant parfois un geste d'embaumement.
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Icône (XVIIe s. d'après E. Lambardos) de la Déploration sur le Christ mort du Musée Historique d'Héraklion. Photographie lavieb-aile 2023.
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Marie-Madeleine et saintes femmes.
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Icône (XVIIe s. d'après E. Lambardos) de la Déploration sur le Christ mort du Musée Historique d'Héraklion. Photographie lavieb-aile 2023.
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Joseph d'Arimathie et saintes femmes.
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Icône (XVIIe s. d'après E. Lambardos) de la Déploration sur le Christ mort du Musée Historique d'Héraklion. Photographie lavieb-aile 2023.
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Nicodème.
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Icône (XVIIe s. d'après E. Lambardos) de la Déploration sur le Christ mort du Musée Historique d'Héraklion. Photographie lavieb-aile 2023.
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L'icône peinte et signée, en bas, par Emmanuel Lambardos (Musée d'Athènes) :
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SOURCES ET LIENS.
—DALÈGRE, Joëlle. Venise en Crète : Civitas venetiarum apud Levantem. Nouvelle édition [en ligne]. Paris : Presses de l’Inalco, 2019 (généré le 25 septembre 2023). Disponible sur Internet : <http://books.openedition.org/pressesinalco/19019>. ISBN : 9782858313020. DOI : https://doi.org/10.4000/books.pressesinalco.19019.
La « Renaissance crétoise » The Cretan Renaissance Η Κρητική Αναγέννηση
https://books.openedition.org/pressesinalco/19311?lang=fr
— DELVOYE (Charles), 1983, À propos de l'exposition d'icônes crétoises au Palais des Beaux-Arts de Charleroi
Bulletins de l'Académie Royale de Belgique Année 1983 65 pp. 97-127
https://www.persee.fr/doc/barb_0378-0716_1983_num_65_1_52921
https://www.historical-museum.gr/eng/collections/view/buzantinh-kai-metabuzantinh-texnh
https://iconreader.wordpress.com/2013/05/03/the-epitaphios-burial-of-christ-icon/
https://www.parismuseescollections.paris.fr/fr/petit-palais/oeuvres/la-deploration-sur-le-christ-mort