Iconographie de saint Christophe : la verrière des Cordonniers de la cathédrale de Fribourg (Freiburg im Breisgau), 1320.
Freud et saint Christophe.
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Petite iconographie de Saint Christophe à Séville. I : le retable du couvent San Benito de Calatrava. (vers 1480)
Petite iconographie de Saint Christophe à Séville. II : La cathédrale. (1584)
Petite iconographie de Saint Christophe à Séville. IV: à l'Alcazar
Iconographie de Saint Christophe : les vitraux de la cathédrale d'Angers, II. La baie 117 (1451)
Panneau de Jeanne du Pont présenté par Saint Christophe à Tonquédec (1470)
Iconographie de saint Christophe : Semur-en-Auxois (c.1372).
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I. La verrière des Cordonniers (Schuhmacherfenster) du bas-coté sud de la nef de la cathédrale Notre-Dame de Fribourg-en-Brisgau. (1320).
Cette verrière est faite de quatre lancettes ogivales. La première est toute entière occupée par saint Christophe, alors que les trois autres sont chacune découpées en trois médaillons consécrés à la Passion (la dernière Cène, le Christ sur le Mont des Oliviers, son arrestation, le Christ devant le roi Hérode, la Flagellation, le Couronnement d'épines, la Croix, la Crucifixion et la Mise au tombeau . Enfin, chaque lancette porte en registre inférieure une marque de donation répétée deux fois : deux ours d'or de chaque coté, et deux bottes noires au centre. Ces bottes, à lacet rouge, sur un blason d'or forment l'insigne de la guilde des Cordonniers, comme le spécifie l'inscription : DER. SCHUMACHER. ZUNFT. ZE. DEM. GULDIN. BERN soit "La Guilde des Cordonniers --A l'Ours d'Or --"
Les blasons latéraux sont de sable à l'ours d'or passant (dressé sur ses pattes, de profil) armé et lampassé de gueules (ses griffes et sa langue sont d'un émail rouge), à la chaîne et au collier d'azur. Ces blasons, ainsi que les mots "ze dem guldin bern" m'ont intrigué longtemps, avant que je n'apprenne que les panneaux latéraux sont de création récente (20e siècle) et qu'ils représentent l'enseigne de la taverne "A l'Ours d'or" où la Guilde tenait ses réunions.
Verrière des Cordonniers (Schuhmacherfenster) , nef de la cathédrale Notre-Dame de Fribourg-en-Brisgau. (1320). Photographie lavieb-aile.
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Guilde des Cordonniers, Verrière des Cordonniers (Schuhmacherfenster), nef de la cathédrale Notre-Dame de Fribourg-en-Brisgau. (1320). Photographie lavieb-aile.
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Verrière des Cordonniers (Schuhmacherfenster), nef de la cathédrale Notre-Dame de Fribourg-en-Brisgau. (1320). Photographie lavieb-aile.
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Lancettes de la Passion, Verrière des Cordonniers (Schuhmacherfenster), nef de la cathédrale Notre-Dame de Fribourg-en-Brisgau. (1320). Photographie lavieb-aile.
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LA LANCETTE DE SAINT CHRISTOPHE.
J'ignore si saint Christophe était considéré par les cordonniers comme leur patron, en plus de frères martyrs Crépin et Crépinien. Saint Christophe est le patron des pèlerins et plus largement des voyageurs, c'est à dire de gens qui usent leurs souliers.
Quoiqu'il en soit, le fait qu'il occupe à lui seul (avec son passager) l'ensemble des trois panneaux , cas presque unique dans la nef où les autres lancettes sont découpées en médaillons, témoigne de ce que le gigantisme du saint n'est pas escamoté, mais que, au contraire, il est mis en valeur comme l'un de ses caractères essentiels. On sait que selon la Légende Dorée (1261-1266), Christophe était un géant païen nommé Reprobus, qui ne prit son nom de "Porteur de Christ" qu'après sa conversion lors du passage du guè.
La date de la verrière (1320) place ce saint Christophe en tête de la chronologie de ma série iconographique, et peu de temps après que, selon D. Rigaux, se mettent en place les principales composantes de l'image. Ainsi, dès le début du XIVe siècle, nous trouvons ici :
- la traversée du fleuve de la droite vers la gauche.
- L'Enfant porté sur l'épaule gauche.
- L'Enfant tenant le globe crucigère et bénissant,
- La rotation du bassin puis du tronc du saint
- L'orientation rétrograde de son regard vers le haut et l'arrière, cd'est à dire vers l'Enfant.
- Le bâton de marche qui fleurit (ou qui reverdit)
- Les pieds dans l'eau, et les poissons et êtres aquatiques malfaisants.
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Saint Christophe portant le Christ, Verrière des Cordonniers (Schuhmacherfenster), nef de la cathédrale Notre-Dame de Fribourg-en-Brisgau. (1320). Photographie lavieb-aile.
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Le regard de la Foi.
Je retrouve aussi dans ce vitrail ce regard de saint Christophe si particulier et si propre à cette iconographie, par lequel, saisi par le tourment (il succombe sous le poids incompréhensiblement lourd du bambin qu'il doit mener sur l'autre rive) il se détourne soudain, lève les yeux, et, par l'échange de deux phrases, réalise qu'il porte le Maître du Monde. L'axe de son regard s'oppose à l'horizontalité de sa progression et accède à la fois à la verticalité et au renversement, à la con-version. L'Enfant-Christ regarde, lui, dans la direction de sa main qui bénit.
A ces axes se mêlent ceux du bâton de marche, ici d'abord vertical comme une hampe, mais qui s'incline, à la fois pour épouser la courbe ogivale du sommet de lancette, mais aussi pour témoigner du changement de nature qui s'opère. La rigidité orgueilleuse et ligneuse devient flexibilité, adaptation, mouvement d'un feuillage habile à se courber sans rompre, humilité, mais aussi vigueur animée par la sève, la vie.
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Saint Christophe portant le Christ, Verrière des Cordonniers (Schuhmacherfenster), nef de la cathédrale Notre-Dame de Fribourg-en-Brisgau. (1320). Photographie lavieb-aile.
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Les pieds dans l'eau.
Le changement de milieu (air / eau) est rendu par des ondulations en grisaille, selon des directions différentes pour chaque pièce. Sur le plan spirituel, il s'agit d'indiquer que la traversée du fleuve est un temps de rupture et d'exposition aux risques. L'eau est l'élément étranger, dangereux, celui de la perte des repères et de la stabilité, celui où l'on peut perdre pied et être emporté par l'impulsivité de tous ces courants représentés en lignes sombres. L'eau est en relation avec les forces démoniaques, profondes, basses, en relation avec les forces démoniaques, et, pour le souligner, le peintre-verrier à dessiné d'une part un gros poisson (imaginons un brochet) qui en dévore un autre plus petit, et d'autre part un véritable dragon à queue de serpent, ailé comme un hibou et à tête de diable.
int Christophe portant le Christ, Verrière des Cordonniers (Schuhmacherfenster), nef de la cathédrale Notre-Dame de Fribourg-en-Brisgau. (1320). Photographie lavieb-aile.
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DIGRESSION ET SABLES MOUVANTS. "Le Saint Christophe allemand".
En 1896, Konrad Richter fit paraître dans le vol. V. I des Acta Germanica, Organ für deutsche philologie, Berlin, Mayer und Müller, son article de 243 pages sur « Der deutsche St. Christoph », où il menait une enquête parfaitement érudite et exhaustive sur le saint Christophe Allemand, et les bases et évolutions des textes de la Légende ou de l'iconographie christophienne en Allemagne. Il serait abusif de prétendre que je l'ai lu, malgré le vif désir que j'ai éprouvé de le faire ; je fus peut-être rebuté par l'absence de toute illustration et par l'appareil proliférant des notes de bas de page ou note de pied (Fußnote ), mais surtout par mon absence de compréhension aisée de l'allemand.
Il m'est impossible de deviner par quels hasards, par quelle boulimie de lecture, Sigmund Freud a pu lire cet indigeste pavé jusqu'à la page 223 ; mais peut-être, en 1920, après avoir écrit Au delà du principe du plaisir, souhaitait-il proposer à son psychisme un matériau aléatoire, et s'était-il donné comme consigne de se saisir, dans une bibliothèque, du premier ouvrage écrit l'année de la mort de son père, de l'ouvrir à la page 223 en fonction de calculs de numérologie hébraïque issue de la Gematria, et de lire la ligne 18 pour d'autres raisons encore. Toujours est-il qu'il prit connaissance de la note 1) de cette page 223, ou d'une partie seulement de cette note, et qu'il la cita dans le chapitre IV de son article Massenpsychologie und Ich-Analyse de 1921. Si on lit la traduction française de S. Jankélévitch paru en 1926, Psychologie collective et analyse du moi, en pensant qu'on comprendra mieux ainsi le rapport entre saint Christophe et "Suggestion et libido" (le titre du chapitre IV), prévenons rapidement le lecteur d'une possible désillusion.
Lorsqu'à un malade qui se montrait récalcitrant on criait : « Que faites-vous ? Vous vous contre-suggestionnez !», je ne pouvais m'empêcher de penser qu'on se livrait sur lui à une injustice et à une violence. L'homme avait certainement le droit de se contre-suggestionner, lorsqu'on cherchait à se le soumettre par la suggestion. Mon opposition a pris plus tard la forme d'une révolte contre la manière de penser d'après laquelle la suggestion, qui expliquait tout, n'aurait besoin elle-même d'aucune explication. Et plus d'une fois j'ai cité à ce propos la vieille plaisanterie : « Si saint Christophe supportait le Christ et si le Christ supportait le monde, dis-moi : où donc saint Christophe a-t-il pu poser ses pieds ? [Note 1 « Christophorus Christum, sed Christus sustulit orbem. Constiterit pedibus die ubi Christophorus? » Konrad Richter : Der deutsche St. Christoph, Berlin, 1896. Acta Germanica, V, 1.] ».
Dans l'article original de Freud, nous avions :
" Ich wiederholte mit Bezug auf sie die alte Scherzfrage [Fußnote]:
Christoph trug Christum,
Christus trug die ganze Welt,
Sag', wo hat Christoph
Damals hin den Fuß gestellt?"
Finalement, il semble plus simple de lire Konrad Richter directement, et sa note de la page 223, qui, par contraste, semble limpide. C'est lui qui parle de la blague bien connue (bekannte scherz) citée en latin, Christophorus Christum, sed Christus sustulit orbem. Constiterit pedibus die ubi Christophorus? et qui cite son auteur, Johannes Heidfeld, et son ouvrage, paru en 1600, le Sphinx théologico-philosophique. Limpide ? Pas tant que ça, car ce n'est qu'après cette citation en latin du texte (allemand) de Heidfeld que Richter donne le texte cité par Freud (Christoph trug Christum, [...] Damals hin den Fuß gestellt?"), texte écrit sur une "image" (une peinture murale ?) du saint à Tölz en Haute-Bavière et relevée à la page 13 d'un livre d'aphorismes et d'apoptegmes écrit par W. Hertz en 1882 Deutsche Inschriften an Haus und Geräth: Zur epigrammatischen Volkspoesie -(Bessersche Buchhandlung), Berlin, 237 pages !!
Konrad Richter s'est peut-être lui-même inspiré de Der Große Christoph, de Ferdinand Hautal, (pseudonyme de J.F. Francke) paru à Berlin en en 1843 : voyez la page 44.
Encore un effort : cherchons le texte original de J. Heidfeld.
Johannes Heidfeld (Heidfeldius), né à Waltrop près de Cologne en 1563, pasteur d'Ebersbach, fut le premier professeur de théologie protestante au lycée d' Herborn. Il a publié Sphinx theologica-philosophica en huit éditions de 1600 à 1631 dans huit éditions, et son ouvrage a été extrèmement populaire. Il a été mis à l'Index dès 1616. Il a été écrit par un co-auteur, Johann Flitner
Je pars à la recherche de ce Sphinx :
Heidfeldius, Joannes, Waltorffensis. Sextium renata, renovata, ac longe ornatius etiam, quam unquam antea exculta Sphinx theologìco-philosophica. Adornavit, recensuit, et in theatrum totius orbis europaei ex parentis voluntate produxit Godefridus Heidfeldius Johannis F. Nassovius . Herborn, Christoph Rab (Corvinus), 1612, in-8°, [31], 823 p.
Je le trouve dans une édition de 1624 : voyez le chapitre XL page 771 :
https://books.google.fr/books?id=RMdIAAAAcAAJ&dq=Sphinx+theolog%C3%ACco-philosophica.&hl=fr&source=gbs_navlinks_s
C'est, comme la mention du Sphinx l'indique, une succession d'énigmes, de devinettes posées en chausses-trapes pour l'esprit, dans le domaine religieux. On trouve ainsi : "Est-ce le Christ qui porta la Croix, ou la Croix qui porta le Christ ?" (Hat Christus das Creutz / oder das Creutz Christum getragen) ou, juste avant le distique sur saint Christophe, un rébus sur les lettres du nom IEJUS.
J'accède enfin au texte original :
Christum Sanct Christophorus tregt/
Christus sich mit der Welt belegt /
Drauff ist die Frag / sag du mirs nun
Worauf denn der Christträger stundt.
https://archive.org/stream/derdeutscheschr00richgoog#page/n231/mode/2up
https://archive.org/stream/derdeutscheschr00richgoog#page/n231/mode/2up
En résumé, Freud a cité le texte allemand relevé à Tölz, et cité par Richter, mais il a donné en note de bas de page dans sa référence à Richter 1896 un texte latin attribué à Heidfeld 1600, alors que celui-ci a écrit en allemand !
Tout lecteur est comme un pèlerin qui, mené par la foi en l'Auteur, avance rapidement vers son but, sa Rome, son Compostelle, la fin du livre, sans réaliser que son âme ne gagnera le salut que par les pierres du chemin. C'est (les cordonniers de Fribourg le savaient !) l'usure des souliers qui fait le pèlerin et lui procure ses gages, et non sa présence finale dans les Lieux Saints. Or le lecteur trop pressé, s'il achoppe sur un passage, tourne la page car il est convaincu que l'Auteur, dans sa grande sagesse, va le mener vers la révélation du Sens. Parfois pourtant, il doit interrompre sa marche et se retourner vers l'Auteur : Que veux-tu dire ?
Que signifient les quatre vers de Heidfeld ? C'est une simple plaisanterie sur la polysémie du mot Welt, le Monde. Le Christ ne porte pas "le Monde", mais sa représentation, le globe terrestre, la mappemonde avec, en son sommet, la croix : le globus cruciger. C'est le symbole de son pouvoir sur l'univers, ou aussi du poids du Péché du Monde, puisque la figure renvoie à la déclaration de saint Jean-Baptiste Ecce Agnus Dei, qui tolli peccata mundi, (Jn 1:29) "Voici l'Agneau de Dieu, qui soulève (qui enlève, qui ôte) le Péché du monde". Le verbe tollo, is, ere signifie lever, soulever, enlever.
Dans sa traduction en latin, Richter traduit Welt (Monde) par le mot orbem (l'orbe) et affaiblit ainsi la blague assimilant Mappemonde et Monde.
Au delà de la plaisanterie, on peut voir, comme le fait Freud, une illustration de la difficulté à trouver un fondement, un point d'appui (comme Archimède : donnez-moi un point d'appui et un levier, et je soulèverai le monde !). Si Atlas porte le Monde (en réalité, le globe céleste), dis-moi sur quoi il prend appui ! Si le savant observe le Tout, dis-moi où est son point de vue ! Si Christophorus "qui porte le Christ", porte le Monde, où se situe-t-il lui-même ! Dans l'hypnose, si les thérapeutes croient que la Suggestion est un Tout qui n'a besoin d'aucune explication, comment la justifier si elle échoue car le patient se contre-suggestionne ? Dans tout système de pensée totalitaire, qui se justifie par lui-même et dont la Fin justifie les moyens, dis-moi où est l'appui d'une justice ?
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En illustration, un tableau du Maître de Meßkirch vers 1562 au Kunstmuseum de Bâle, image Andreas Praefcke, Wikipédia
https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Hl_Christophorus_1562_Kunstmuseum_Basel.jpg
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SOURCES ET LIENS.
http://www.freiburgermuenster.info/html/content/die_fenster.html?t=55dfc6c14d149648d3240d2a789fb62b&tto=4a0b081b
https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Schuhmacherfenster_(M%C3%BCnster_Freiburg)_jm2369.jpg
http://blogs.sciences-po.fr/recherche-icones-globe/2010/12/09/le-paradoxe-de-saint-christophe/